Haïti : Dix ans après le séisme, un état de crise permanent

Adeline Mullet, Frédéric Thomas, CETRI,13 janvier 2020

Les Haïtiens continuent de réclamer la démission du président, Jovenel Moïse, et manifestent contre la misère, les pénuries et la corruption.

C’est une série de chiffres qu’Haïti préférerait oublier. Le 12 janvier 2010, un terrible séisme, de magnitude 7,3, frappe le pays de plein fouet. Le bilan est effroyable : 220 000 morts, 300 000 blessés, 1,5 million de sans-abri. Dix ans plus tard, le pays ne s’est toujours pas relevé et a sombré dans une crise sociale sans précédent. D’abord sporadique, celle-ci court désormais sans interruption depuis presque trois mois, les Haïtiens manifestant contre la misère, les pénuries et la corruption.

Et pour cause. En octobre 2016, alors qu’il est encore en pleine reconstruction, le pays le plus pauvre des Amériques subit de nouveau les intempéries, avec le passage de l’ouragan Matthew qui rase le Sud. Un mois et demi plus tard, l’élection à la présidence de Jovenel Moïse achève d’ébranler sa fragile stabilité. Elu au premier tour d’un scrutin où le taux de participation n’a pas dépassé les 21%, cet entrepreneur agricole est, depuis, empêtré dans plusieurs scandales de corruption. Parmi eux, le dossier PetroCaribe, du nom de l’accord énergétique entre Haïti et le Venezuela, qui devait permettre au pays d’acquérir du pétrole à un prix favorable et de garder 60% du montant de la vente – à rembourser plus tard – pour financer des projets sociaux. Sur le papier, en tout cas.

La Cour supérieure des comptes du pays a finalement estimé que près de trois milliards de dollars de ce fonds avaient été détournés, dont une partie aurait fini dans les poches du président haïtien. « C’est un hold-up, comme Haïti en a beaucoup connu. Le pays est l’un des plus corrompus dans le monde », souligne Christophe Wargny, universitaire et auteur de plusieurs ouvrages sur Haïti.

« Peyi lòk »

Face à cette situation, les Haïtiens ont choisi de répondre par « Peyi lòk » (expression créole signifiant que le pays est bloqué). Ce soulèvement populaire a débuté le 6 juillet 2018 lorsque le gouvernement a annoncé une hausse importante du prix de l’essence. Cette mesure, requise par le FMI, a déclenché de violentes manifestations. Malgré un rétropédalage rapide de l’exécutif, les tensions sont restées latentes et le pays a été paralysé à plusieurs reprises. « Dans la capitale de Port-au-Prince, deux millions d’habitants prennent chaque jour les tap-tap (taxis collectifs) pour aller au travail et c’est le carburant qui les fait avancer », explique Bernard*, un Français habitant Haïti depuis une dizaine d’années.

A Haïti, plus de 60% de la population vit sous le seuil de pauvreté, selon les derniers chiffres de la Banque mondiale et un Haïtien sur trois est dans une situation d’insécurité alimentaire. « Certaines personnes mélangent de la terre aux aliments pour avoir le ventre plein, c’est une misère incroyable », souffle Bernard. « Tous ces facteurs sont aggravés par la dépendance du pays aux importations : dès que la monnaie – la gourde – est dévaluée, l’alimentation devient plus chère, le carburant aussi. Aujourd’hui, on est sur une inflation de l’ordre de 15-20% », précise Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques, chargé d’étude au Cetri-Centre tricontinental.

Résultats : la rentrée scolaire n’a toujours pas eu lieu, les activités de production et de commercialisation tournent au ralenti, l’essence a quasiment disparu, des barricades sont élevées pour bloquer les routes. Dans les hôpitaux aussi, la situation est catastrophique. Dans un reportage du Monde, Miss André, responsable du service pédiatrique de l’hôpital Immaculée Conception des Cayes, dresse un sinistre tableau : « Plus d’oxygène, plus d’instruments ni de médicaments, un seul thermomètre pour tout le bloc : on n’a plus rien. » Saccagé, l’établissement est resté fermé pendant plusieurs jours. « Dans le passé, nous avons eu notre lot de catastrophes, mais jamais nous n’avions été attaqués, poursuit Miss André. C’est comme s’il n’y avait plus d’espoir dans ce pays, la vie nous a quittés. » « Les femmes enceintes qui se rendent à l’hôpital sont mises dehors et accouchent dans la rue », appuie Bernard.

Les manifestants réclament une transition politique

Depuis septembre, une quarantaine de personnes sont mortes du côté des manifestants, qui réclament la démission de Jovenel Moïse et une transition politique afin de sortir de la crise. « Haïti n’a jamais réussi à effectuer une transition démocratique durable depuis 1986 et vit depuis des mois sans gouvernement. Le budget n’est pas voté depuis trois ans », rappelle Christophe Wargny. Et la situation ne semble pas aller en s’arrangeant. En janvier 2020, le Parlement haïtien ne sera plus fonctionnel, faute d’élections organisées avant la date de fin de mandat des députés. Jovenel Moïse sera alors le seul maître à bord. Il pourra nommer le Premier ministre de son choix et gouverner par décret.

« Certains vont assimiler ça à un coup d’Etat, ce qui va peut-être remettre le feu aux poudres », estime Bernard. Et pour cause : en décembre, le pays a connu une légère accalmie. « Mais il reste un mécontentement généralisé, aucun problème n’a été résolu. Tout le monde s’attend à une reprise des mobilisations, les Haïtiens baignent dans une volonté de reprise en main », analyse le chercheur Frédéric Thomas, qui revient d’un voyage en Haïti.

« Aux ONG d’apporter un soutien financier et matériel et aux églises un supplément d’âme ». Christophe Wargny, universitaire.

« Une recrudescence de la violence »

« Ce n’est pas la première crise de ce type en Haïti, mais elle est plus sévère, plus durable, souligne Christophe Wargny. Après le séisme, il n’y a eu que des réponses conjoncturelles pour gérer les enjeux immédiats. Mais il n’y a pas eu ensuite de planification urbaine. Les bidonvilles ont été reconstruits quasiment à l’identique. On a soigné les gens blessés, mais on n’a pas renforcé les infrastructures du pays », explique de son côté Frédéric Thomas. « Le gouvernement ne tient que grâce au soutien de la communauté internationale, et notamment à celui des Etats-Unis. Ces derniers ont peur du chaos et ont appelé à un dialogue, mais la population n’en veut pas. L’Europe, elle, ne réagit pas », ajoute le spécialiste.

Frédéric Thomas insiste également sur « une recrudescence de la violence ». Le chercheur fait notamment référence au massacre de La Saline (un quartier populaire de Port-au-Prince), perpétré par plusieurs gangs en novembre 2018 et lors duquel près de trente personnes ont été tuées. Un rapport de l’ONU a pointé du doigt la responsabilité de « certains agents de l’Etat », et notamment de policiers et d’un membre de l’exécutif qui se trouvait sur les lieux. Ce dernier se serait alors adressé aux membres des gangs en leur disant : « Vous avez tué trop de personnes, ce n’était pas ça votre mission. » Pour Frédéric Thomas, « il y a une alimentation de l’insécurité pour des enjeux de pouvoir ».

« La démagogie, la répression et la communication sont, à ce jour, les seules réponses du gouvernement à la crise ». Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques. En instaurant la première République noire du continent américain, les Haïtiens ont payé cher leur autonomie. Mais plus de deux siècles plus tard, ils ne sont pas prêts à l’abandonner.