L’Afrique du Sud après l’apartheid : les dilemmes du Parti communiste

Vingt-quatre ans après la fin de l’apartheid, le paysage politique change en Afrique du Sud. Un nouveau chef de l’ANC, Cyril Ramaphosa, l’ancien leader syndicaliste devenu multimillionnaire doit en principe accéder à la présidence du pays en 2019.  

Entre-temps, le Parti communiste sud-africain, très présent dans tous les leviers de la nouvelle gouvernance démocratique du pays et fort de 230 000 membres, se retrouve sur la sellette. Il a été fortement affecté par les turbulences sous la présidence de Jacob Zuma. Il est contesté par de nouvelles formations politiques et sa base dans les mouvements sociaux est érodée. De tout cela émergent plusieurs questions que les communistes devront démêler dans la prochaine période s’ils veulent maintenir l’influence de leur parti.

Dans la première partie de ce texte, nous rappellerons les grandes lignes de l’histoire du Parti communiste et de son projet de « révolution nationale démocratique ». Dans la deuxième partie, nous aborderons les débats contemporains concernant le rôle et la place du Parti communiste dans la nouvelle Afrique du Sud.

Dans la bataille contre l’apartheid

Le Parti communiste, né en 1921, est au départ un parti formé de socialistes européens, sans assise parmi la majorité noire[1]. Après avoir bataillé contre des syndicats africains émergents[2], le PC, sous l’influence de l’Internationale communiste, tente dans les années 1930 de s’africaniser, d’où l’idée qui émerge d’une alliance avec l’ANC. À l’époque, ce mouvement nationaliste est relativement conservateur et plutôt inerte, mais il commence, sous l’influence d’une nouvelle génération de dirigeants tels Nelson Mandela et Oliver Tambo, à se tourner vers l’action. Les communistes sortent à ce moment de leur cadre d’analyse antérieur pour mettre de l’avant le principe d’une lutte anticoloniale. L’Afrique du Sud est à leurs yeux une formation sociale hybride, à la fois capitaliste et coloniale, un colonialisme « intérieur », disent-ils. La lutte à mener s’inscrit alors dans un programme de libération nationale. De cela et avec l’accord des dirigeants de l’ANC, les communistes s’intègrent dans l’organisation nationaliste, tout en gardant leurs propres structures[3].

Après la Deuxième Guerre mondiale, les évènements se précipitent avec la mise en place du système d’apartheid. Le système colonial et raciste se durcit. Interdit en 1950, le Parti communiste, tout en maintenant son organisation clandestine, s’investit corps et âme dans l’ANC, notamment dans la campagne civile et non-violente pour défier les nouvelles politiques d’exclusion (Defiance Campaign). Il influence le processus qui aboutit à la Charte de la liberté, un document-emblème qui marque le sommet de la résistance pacifique, ainsi qu’un tournant à gauche de l’ANC et de ses alliés[4]. Des communistes se retrouvent à la tête de l’ANC dans plusieurs régions comme à Johannesburg, dans le cœur industriel du pays.

L’aventure de la lutte armée

Au début des années 1960, la répression s’accentue et aboutit à des massacres, comme celui de Sharpeville. L’ANC et d’autres mouvements sont interdits. Sous l’état d’urgence, le dispositif répressif se renforce. Des centaines de dirigeants de l’ANC et du Parti communiste sont arrêtés ou forcés à l’exil. En ce moment, ce qui émerge comme le « tiers-monde » foisonne de mouvements de libération armés, dans le sillon des révolutions en Algérie, à Cuba et au Vietnam. L’ANC et le Parti communiste observent cela et décident de créer en 1961 une branche armée, « Umkhonto we sizwe »[5]. Le Parti communiste est bien placé dans ce tournant. Il a déjà un appareil clandestin et par ailleurs, il dispose d’appuis dans les pays socialistes, ce qui se traduit concrètement par un afflux de ressources (armement, entraînement militaire, financement, etc.)[6]. À partir de leur QG à Londres, les communistes essaient de réorganiser la lutte pour infiltrer des combattants dans le pays, mais les premières tentatives sont plutôt catastrophiques[7].

En 1969, l’ANC tient une conférence réunissant les cadres en exil à Morogoro (Tanzanie). Pour faire face aux graves défis organisationnels d’organiser la lutte armée, un « conseil révolutionnaire » crée de facto une direction unique pour l’ANC et le PC, apte à constituer un appareil clandestin pour mener la « révolution démocratique nationale », première étape de la marche vers le socialisme[8]. Avec l’indépendance de l’Angola et du Mozambique (1975), la direction du PC déménage à Luanda et Umkhonto we sizwe tente alors de multiplier les camps d’entraînement pour accueillir les centaines de jeunes révoltés[9]. Pour autant, à part quelques opérations spectaculaires[10], l’impact de la lutte armée est ambigu. Les services de sécurité sud-africains capturent la majorité des combattants dont plusieurs sont « retournés » pour saboter la lutte, ce qui déclenche à l’intérieur du commandement de l’ANC et du PC une véritable chasse aux sorcières[11]. À vrai dire, la force du régime, ses appuis incontestables parmi une majorité des 4 millions de Blancs et la concentration de la population africaine dans de vastes espaces urbanisés rendent globalement illusoire le projet d’une insurrection armée.

La tempête

Dès le début des années 1980, les luttes de masses connaissent parallèlement un grand essor : grèves, manifestations, mobilisations à travers les nouveaux syndicats, les groupes communautaires (les « civics »), les secteurs chrétiens radicalisés, etc. Tout cela fait en sorte que le projet d’une insurrection armée apparaît dépassé, d’où des voix dissidentes au sein de l’ANC et du Parti communiste. À la suite de débats houleux et de quelques échanges avec d’autres mouvements de libération, le Parti change d’optique. Au lieu d’un accent exclusif sur la branche armée, il est convenu de se lier aux luttes de masse. L’insurrection reste une perspective, mais davantage comme la combinaison de luttes politiques et de masse qui culmineraient à un certain point avec des actions militaires menées par un peuple en armes. Cette « révision stratégique » a lieu sous l’influence d’une nouvelle génération de communistes[12].

Le Parti communiste devient à ce moment hégémonique dans l’ANC, avec une assez forte majorité au sein de sa direction, ce qui devient manifeste à la deuxième conférence nationale de l’ANC en 1985 à Kabwe (Zambie)[13]. Les communistes dirigent la branche armée et parallèlement, ils sont pratiquement les seuls à animer les débats quant à l’avenir, la stratégie et la tactique de l’ANC. Ils contrôlent le processus de formation des cadres, de même que les publications. Ils bénéficient par ailleurs du tournant à gauche dans les mouvements de résistance à l’intérieur du pays. Un grand nombre de militants et d’intellectuels, dont ceux qui créent en 1982 l’United Democratic Front (UDF), une grande coalition de groupes antiapartheid, sont plutôt d’orientation socialiste.

Le Parti communiste connaît alors une intense période d’implantation, notamment dans les syndicats et les groupes communautaires. Surgissent alors deux autres grands débats. Le premier débat concerne encore cette question de lutte armée. Les communistes mettent en veilleuse la tactique d’infiltrer de l’extérieur des commandos armés pour commettre des actes de sabotage[14]. Pour autant, ils proposent la radicalisation des manifestations militantes dans certains townships pour en faire des « zones libérées ». Ils proposent même la constitution de groupes d’autodéfense armés, qui pourraient être les embryons d’une armée populaire.

Le mot d’ordre est pris au mot ici et là, mais ce tournant s’avère globalement une autre catastrophe. Le régime réplique aux tentatives de mettre en place ces « zones libérées » en établissant un puissant dispositif de contrôle à l’échelle locale. Des centaines de jeunes sont tués et d’autres – plusieurs milliers – sont détenus ou condamnés. Par ailleurs, l’armée est massivement présente dans les zones les plus rebelles. Cette hécatombe est critiquée par des secteurs importants des mouvements de l’intérieur qui estiment que la militarisation des révoltes est prématurée et contre-productive.

L’autre débat concerne la relation que le Parti communiste veut entretenir avec les mouvements de masse. Fidèle à sa tradition marxiste-léniniste, le PC estime que ces mouvements doivent être subordonnés au Parti, qui est l’avant-garde autoproclamée. Les mouvements doivent accepter la direction des communistes. Ils doivent également endosser le concept de la « révolution nationale démocratique ». Cependant, des secteurs importants parmi les organisations syndicales et populaires résistent à cette subordination. Certains syndicats ou mouvements sont liés à d’autres tendances politiques. D’autres ne sont par principe opposés au Parti communiste et à l’ANC, mais ils tiennent à garder leur autonomie. Le Parti communiste déclenche une violente campagne contre ces éléments, les accusant à sa manière habituelle de « diviser le peuple ». Sont visés particulièrement les réseaux syndicaux indépendants qui insistent sur le contrôle des organisations par la base et des pratiques non hiérarchiques[15].

La transition

À la fin des années 1980, le régime de l’apartheid est en mesure de stopper l’insurrection, mais non pas d’arrêter la révolte. Au sein des cercles dirigeants, et surtout de l’élite économique, l’idée d’un règlement négocié prend alors forme. C’est aussi l’avis des États-Unis et de ses alliés de l’OTAN, d’autant plus que la crise en Union soviétique s’accélère et que s’esquisse l’implosion de cette deuxième superpuissance. Au départ discrètes, les négociations apparaissent au grand jour, lorsque des représentants du grand patronat sud-africain rencontrent l’ANC dans son quartier général de Lusaka. Entre-temps, le gouvernement sort Nelson Mandela du bagne de Robben Island et le transfère vers une prison de Cape Town (et plus tard vers une résidence privée) où sont entamées des discussions.

Au départ, le Parti communiste est hésitant. Chris Hani, l’étoile montante, pense encore que le renversement du régime est possible ou, tout au moins, que la négociation puisse se faire dans les limites strictes du programme de la révolution nationale démocratique[16]. Mais cette vision n’est pas majoritaire dans le Parti. Peu à peu, plusieurs membres du comité central, qui sont en même temps des dirigeants de l’ANC, s’éloignent du Parti[17] : c’est le cas notamment de Thabo Mbeki qui devient de facto l’architecte des négociations[18]. Joe Slovo, le numéro 1 du parti, qui a encore des hésitations, se rallie à la perspective de Mandela. Il est alors influencé par les évènements qui précipitent l’implosion de l’URSS. Il rompt avec certains principes fondamentaux de la tradition marxiste-léniniste, dont l’idée de « capturer le pouvoir », et préconise alors une transition démocratique, multipartite, en réalité, sociale-démocrate.

Tout bascule en février 1990 lorsque le nouveau président De Klerk libère Mandela et permet à l’ANC et au Parti communiste de fonctionner légalement. Mandela met alors tout son poids pour accélérer les négociations, quitte à faire de grands compromis, surtout sur la question de la propriété et du contrôle de l’économie. À l’intérieur du PC, Chris Hani, en phase avec les interrogations évoquées plus haut, veut maintenir l’appareil armé et clandestin, mais il perd cette bataille[19]. La tentative de réanimer le mouvement de masse avec de grandes manifestations réussit plus ou moins, la population étant relativement dans une position attentiste.

Slovo devient par ailleurs le bras droit de Mandela pour dénouer le blocage des négociations. Il promet que dans le cadre d’élections démocratiques, le gouvernement (vraisemblablement dominé par l’ANC) ne procèderait pas à une « purge » de l’appareil d’État et respecterait les règles d’une constitution de nature libérale. Cela implique le respect des « droits de propriété » et l’impossibilité pour un gouvernement démocratique d’exproprier les descendants des colons européens qui s’étaient emparés des territoires par la force.

Le paradoxe est que tout en reculant sur ses positions politiques, le PC connaît un essor fulgurant. Le lancement public du Parti attire 45 000 personnes lors d’un immense rassemblement à Soweto. Avec l’afflux de militants syndicaux et de groupes affiliés à l’UDF, le Parti compte désormais plus de 25 000 membres inscrits. L’alliance entre le PC et l’ANC est parallèlement formalisée et avec l’adhésion de la centrale syndicale COSATU, devient tripartite. Joe Slovo reste le président du Parti tout en cédant les rênes à Chris Hani[20].

Les contradictions de la gouvernementalité

En 1994, l’ANC est élue avec une forte majorité. Plusieurs communistes deviennent ministres, dont Slovo lui-même. Les communistes peuvent se réjouir d’avoir établi, avec leurs alliés de la COSATU, une plateforme électorale de gauche, à travers un vaste programme de reconstruction et de développement (le RDP). Ce n’est pas un programme socialiste, mais il propose des réformes en profondeur, y compris sur le plan économique, où la croissance doit être soutenue par de forts investissements publics dans le logement, l’éducation et la santé[21].

Cependant, sous la pression des élites économiques, le nouveau gouvernement sud-africain est rapidement rappelé à l’ordre. Ces élites, avec l’aide des grands médias et des institutions de l’ancien régime, argumentent sur la nécessité de maintenir la « stabilité macro-économique », ce qui veut dire de réduire les dépenses publiques et de maintenir l’économie dans les circuits du capitalisme mondialisé. Cette perspective finit par être acceptée par Mandela, ainsi que par le vice-président et successeur présumé, Thabo Mbeki. En pratique, le RDP est mis de côté au profit d’un programme d’orientation néolibérale, le GEAR[22].

Visiblement, des secteurs importants au Parti communiste ne sont pas à l’aise avec ce virage, mais Thabo Mbeki, qui remplace Mandela à la tête de l’ANC en 1997 et devient président du pays en 1999, continue dans la même voie. Pour un temps, la tension est palpable au sein du gouvernement, mais elle n’éclate pas au grand jour. C’est en partie parce que plusieurs milliers de communistes sont alors intégrés dans le gouvernement et l’appareil administratif du pays, tant au niveau national qu’aux niveaux provincial et municipal. Ils constituent en quelque sorte un « parti dans le parti », qui est très hésitant à confronter Mbeki.

Après quelques années du virage néolibéral cependant, la résistance s’organise. Les syndicats affiliés à la COSATU sortent en grève. De mini soulèvements populaires surgissent dans les townships pour protester contre les coupures de services (eau et électricité notamment). Cette pression contamine le Parti communiste et certains secteurs populaires de l’ANC.

En 1995, lors de son neuvième congrès, le PC accuse le FMI et la Banque mondiale de faire pression sur le gouvernement sud-africain pour qu’il accélère les privatisations et les diminutions de budget dans les services publics. Il réclame le retour au RDP, contre la perspective de Mbeki qui, lui, propose d’appuyer la reconstruction sous la gouverne d’un secteur privé déracialisé, d’où des mesures pour appuyer et stimuler le développement d’une classe d’entrepreneurs africains (Black Economic Empowerment).

En 1998, le PC affirme que le programme GEAR n’est pas la route à suivre pour assurer les idéaux de justice affirmés historiquement par l’ANC. L’opposition contre Mbeki au sein de l’ANC monte et alors se constitue, avec le Parti communiste, une sorte de coalition arc-en-ciel pour éliminer Mbeki. Finalement en 2007, la conférence nationale de l’ANC mène à l’éviction de Mbeki comme chef de l’ANC. Appuyé par le PC, Jacob Zuma prend la relève[23].

La dérive

Le nouveau gouvernement de Zuma manifeste un certain changement de ton. Il annonce la « deuxième phase de la transition », avec un État à la direction du développement économique, en phase avec la Charte de la liberté et les objectifs du programme de 1994 (le RDP).

En réalité, tout continue à peu près comme avant. Il faut dire que le ralentissement de l’économie, dès 2008, limite la marge de manœuvre. Pour l’Afrique du Sud, la baisse subite du prix des matières premières a un gros impact, étant donné la dépendance de l’économie par rapport aux exportations minières. Le chômage explose, les investissements se tarissent et les projets sont reportés.

Entre-temps se succèdent des « affaires » mettant Zuma dans l’embarras[24]. Les réseaux de favoritisme et de corruption qui prolifèrent dans les cercles rapprochés du pouvoir font l’objet d’enquêtes qui visent le président, si ce n’est qu’indirectement. Entre-temps, les ministres communistes maintiennent leur appui au président. C’est le cas notamment du secrétaire général, Blade Nzimande, qui devient ministre de l’Enseignement supérieur, et de Pravin Gordham, ministre des Finances. Le premier tient tête aux revendications étudiantes qui réclament la diminution des frais d’inscription et un meilleur accès à l’université pour les jeunes africains. Le deuxième continue une politique budgétaire orthodoxe, pour ne pas dire néolibérale, en conformité avec les volontés des élites économiques. En 2012, les communistes restent muets lorsque la police tue froidement 39 mineurs grévistes à Marikana.

La situation s’aggrave avant la fin du premier mandat de Zuma, et encore davantage lors de son deuxième mandat, lorsque le président est réélu en 2014 avec une forte majorité. Fait à noter, plus de 40 parlementaires élus de l’ANC (sur un total de 240) sont ouvertement membres du Parti communiste. Malgré cela, la situation qui dégénère force le Parti communiste et la centrale syndicale COSATU à se distancier du président.

Parallèlement, une partie importante des membres de l’ANC font défection, dans le sillon de l’expulsion de Julius Maléma, le président de la Ligue des jeunes. Un nouveau parti, les Economic Freedom Fighters (EFF), fait une percée électorale en devenant le troisième parti en importance. Avec leurs parlementaires et leurs sections dans les quartiers pauvres, les EEF reprennent un discours qui avait été associé à l’époque à Winnie Mandela. Ils ridiculisent Zuma, l’ANC et même le Parti communiste, qu’ils accusent d’agir d’abord et avant tout pour préserver leurs fonctions et les avantages qui vont avec[25].

C’est dans ce contexte que se développe un nouveau rapport de forces au sein de l’ANC. Après bien des hésitations, les communistes se rangent derrière une alliance composite qui réclame la démission du président. Celui-ci est cependant déterminé à terminer son mandat et même à assurer sa succession à la tête de l’ANC (et éventuellement du pays), en faisant campagne pour son ex-épouse, Nkosazana Dlamini-Zuma[26].

Le tout aboutit à la Conférence nationale de l’ANC en décembre dernier. Finalement, le clan Zuma est partiellement mis en déroute, puisque Cyril Ramaphosa est élu à la tête du mouvement. Cette victoire est cependant ambiguë, puisque les partisans de Zuma sont en force au comité exécutif national. Une lutte sourde est `présentement (février 2018) en cours pour que le président Zuma démissionne avant la fin de son mandat et laisse toute la place à Ramaphosa.

Entre-temps, le Parti communiste se retrouve dans des eaux incertaines. Il s’est rallié à Ramaphosa, sans visiblement trop d’enthousiasme. Toujours lors de la conférence de l’ANC de décembre, plusieurs porte-paroles importants du PC n’ont pas été élus au Comité exécutif national, dont le secrétaire général Blade Nzimande[27].

Polarisation et confusion

Aujourd’hui, les communistes sont nerveux. Ils constatent la dérive du gouvernement, et bien sûr, la fronde croissante de secteurs importants de la population. Dans les syndicats par exemple, la colère contre les politiques du gouvernement est devenue palpable. La confédération syndicale COSATU, où l’influence communiste domine[28], a perdu 40 % de ses membres, en bonne partie parce que plusieurs syndicalistes ne veulent plus être à la remorque de l’ANC. Par la bande, les leaders syndicaux accusent le Parti communiste d’avoir capitulé devant les pratiques prédatrices et le tournant néolibéral qui a commencé bien avant l’arrivée au pouvoir de Jacob Zuma.

Une nouvelle centrale syndicale, la South African Federation of Trade Unions (SAFTU) vient d’être créée, à l’initiative du syndicat des métallurgistes (NUMSA). Comptant 700 000 membres, cette nouvelle entité estime que le gouvernement de l’ANC est passé armes et bagages dans le néolibéralisme et a totalement perdu de vu l’objectif d’émancipation. Une partie de ce nouveau syndicalisme met par ailleurs de l’avant l’idée d’un « parti des travailleurs », qui reprendrait la lutte pour l’émancipation, en dehors de l’ANC et du Parti communiste.

Certains dissidents, comme Philippe Dexter[29], estiment que les dirigeants du parti ne savent pas où ils vont, sans compter le fait que le fonctionnement des instances internes est miné par le factionnalisme. Les communistes qui occupent des fonctions dans l’administration (ils sont plusieurs milliers), que ce soit au plan national que provincial et municipal, sont en général davantage préoccupés de garder leurs emplois. À ce corps professionnel s’ajoutent d’autres milliers de membres du PC qui sont à l’emploi ou élus dans les syndicats et les organisations civiles.

Ce « parti dans le parti » contrôle l’appareil, au-dessus si on peut dire de la masse des adhérents. De manière générale, ils ont tendance à appuyer, au moins verbalement, les politiques du gouvernement, y compris les mesures d’orientation néolibérale. « Le parti communiste n’a plus de crédibilité. Il a perdu de vue les intérêts des travailleurs et des pauvres et n’est pas meilleur que ceux qu’il dénonce. Sa vision socialiste s’est évaporée », affirme Dexter[30].

Informé de ces perceptions, le Parti communiste se préoccupe de sa perte d’influence parmi la vaste population des chômeurs et des centaines de milliers de personnes qui survivent dans le secteur informel où les dissidents populistes des Economic Freedom Fighters ont acquis de la force.

Partir ou rester là

Une certaine évolution du discours et des pratiques du PC est observable.  On peut avoir l’impression que le Parti envisage d’exprimer davantage son identité. En octobre dernier, les communistes, pour la première fois, se sont présentés sur leurs propres bases, lors d’une élection municipale à Metsimaholo (État libre d’Orange)[31]. Des observateurs ont estimé que c’était un test pour voir si cette option était plausible (les résultats pour le PC ayant été décevants, le débat reste ouvert). Il n’est pas clair en effet si le PC, en se présentant sur ses propres listes, obtiendrait beaucoup de votes. Les bénéfices politiques à ce niveau pourraient être inférieurs aux coûts, si le Parti, volant de ses propres ailes, risque de perdre son influence au sein de l’ANC et du gouvernement.

Par ailleurs, des déclarations « critiques » de membres de la direction du PC se sont multipliées sur la politique menée par l’ANC depuis 1994. Selon Jeremy Cronin, jusqu’à récemment le secrétaire général adjoint du Parti, l’ANC a échoué à engager le pays dans le chemin de la transformation. Le gouvernement de Mandela, où siégeaient de nombreux communistes, a refusé de procéder aux nationalisations qui auraient permis une restructuration de l’économie. Il a accepté de se plier aux injonctions de la Banque mondiale et du FMI. Il a en gros maintenu l’Afrique du Sud dans son rôle traditionnel de fournisseur de ressources naturelles, et donc à persister dans une économie peu compétitive, dépendante d’une main-d’œuvre à bon marché. Plus de 24 ans après la fin de l’apartheid, 60 % de la population survivent en dessous du seuil de la pauvreté et tout cela, sous l’égide d’un État de plus en plus autoritaire, enclin à menacer et à réprimer les mouvements sociaux et les éléments critiques.

Le « moment » Ramaphosa

Pour sa part, la direction du Parti communiste souhaite le renforcement de l’Alliance avec l’ANC et la centrale COSATU. Il considère que les structures de l’Alliance ont été volontairement affaiblies sous Zuma et il demande à Ramaphosa de les ressusciter : « l’Alliance doit être revigorée sur le plan organisationnel et refléter le principe que les trois membres doivent prendre des décisions consensuelles, sur la base de notre programme commun, la révolution démocratique nationale »[32].

Ramaphosa est par ailleurs l’homme espéré par le puissant lobby industriel et financier, qui espère qu’il pourra imposer des réformes néolibérales plus audacieuses (coupures de budget et privatisation des entreprises publiques, restrictions des droits syndicaux, alignement de la politique économique sur les priorités déterminées par les marchés financiers, etc.), tout en éliminant, en partie du moins, le favoritisme et la corruption[33].

Pour le secrétaire général de l’ANC, Gwede Mantashe (également membre du comité central du Parti communiste), l’arrivée au pouvoir d’un multimillionnaire est une bonne chose, car, dit-il, le nouveau chef est tellement riche qu’il n’aura pas besoin de piller le trésor public !

Il reste cependant des ambiguïtés. Pour un parti qui se réclame de la classe ouvrière, la peur de perdre son image de « défenseur des ouvriers » est grande, notamment en lien avec le massacre des mineurs de Marikana où a été impliqué le nouveau chef de l’ANC[34].

On peut se penser, par ailleurs, si le nouveau chef va tenter de réduire le poids du PQ dans le gouvernement. À court terme, Ramaphosa va être surtout occupé à évincer le clan Zuma, ce qui ne sera pas facile[35]. Il est peu probable qu’il cherche à combattre en même temps sur deux fronts, mais cela n’est pas impensable.

Selon plusieurs observateurs, rien n’indique que Ramaphosa entende se distinguer des politiques imposées par ses prédécesseurs qui le mèneraient, par exemple, à nationaliser les mines, à redistribuer les terres volées par l’apartheid à des millions de paysans et d’ouvriers agricoles, à augmenter le salaire minimum et à réformer une fiscalité qui profite aux riches, à revamper le secteur public (santé, éducation, transport) qui reste incapable de répondre aux besoins essentiels. Selon la centrale syndicale SAFTU, le nouveau chef de l’ANC a été l’architecte des politiques néolibérales et rien n’indique qu’il changera sa vision des choses[36].

Un parti à la croisée des chemins

Le premier et le plus important parti communiste du continent africain arrive donc à un moment décisif. Dans le passé, il a su surmonter ses contradictions et ses échecs, dont celui de la perspective de l’insurrection armée. Avec l’ANC, il a su maintenir des liens intimes, au point où pour un temps, il a constitué le noyau central du mouvement nationaliste. Avant, pendant et après la transition, il a pu maintenir son influence, quitte à perdre d’importants cadres comme Thabo Mbeki. Ce sont des exploits considérables accomplis par des personnalités de haut niveau, tels Joe Slovo, Chris Hani et plusieurs autres.

Aujourd’hui cependant, il n’est pas certain que ces « actifs » puissent être préservés. La nouvelle élite qui domine le pays et l’ANC a moins besoin du Parti communiste, d’autant plus que la centrale syndicale COSATU est très affaiblie. Un tournant néolibéral plus affirmé de la part de Ramaphosa en viendrait inévitablement à un conflit avec son ancien allié devenu trop encombrant. Le nouveau chef pourrait penser imposer ses vues à un Parti communiste affaibli, dont le membership est énorme (220 000 membres), mais plutôt passif, et qui visiblement souffre d’un déficit au niveau du leadership.

Cependant, Ramaphosa, en habile politicien qu’il est, devra être attentif aux courants de dissidence organisés et même ceux qui sont moins évidents, et qui facilitent une certaine remontée de l’opposition de droite (Democratic Alliance), des populistes (EFF) et de réseaux de gauche ancrés sur les luttes populaires. Il se pourrait alors que le prochain président ait encore besoin du Parti communiste, du moins pour un temps.

Reste une troisième option, la plus improbable, compte tenu de l’histoire de ce parti : un virage à gauche en dehors de l’ANC. Le « parti dans le parti » (élus, fonctionnaires, administrateurs et autres cadres et compétents) va s’opposer à un tel virage qui pourrait avoir des conséquences plutôt désastreuses sur le plan professionnel.

Pourtant, au-delà de cette nomenklatura communiste, un tel virage, pour le Parti dans son ensemble, pourrait être nécessaire pour éviter la marginalisation qui a frappé plusieurs partis communistes dans la période contemporaine[37]. Cela serait pensable, mais également très difficile. Minimalement, il faudrait alors envisager une démocratisation en profondeur, brisant avec la tradition autoritaire et verticaliste. Également d’en finir une fois pour toutes avec le sectarisme et cette prétention, fortement ancrée dans le Parti communiste, d’être la seule et authentique force révolutionnaire.

NOTES

[1] Le PC participe en 1922 à une grève militante organisée par ces ouvriers européens sous le mot d’ordre de « Prolétaires blancs du monde, unissez-vous ». Jusque dans les années 1930, 80 % des membres du Parti sont européens.

[2] Dont l’Industrial and Commercial Workers Union, qui, à la fin des années 1920, regroupait plus de 100 000 travailleurs africains, indépendamment des puissants syndicats dominés par les Blancs. Au début, le PC a collaboré avec ce syndicat, mais comme celui-ci refusait d’être subordonné, cette alliance n’a pas tenu le coup. Au début des années 1930, des querelles internes ont mené à la dissolution de l’ICU.

[3] Davidson, Apollon, Irina Filatova, Valenin Gorodnov et Sheridan Johns, eds. South Africa and the Communist International: A Documentary History, Vol. I: Socialist Pilgrims to Bolshevik Footsoldiers, 1919-1930. London : Frank Cass, 2003

[4] La Charte de la liberté, rédigée notamment par le communiste Ben Turok, combine la perspective d’une société démocratique et multiraciale avec des revendications socio-économiques radicales comme la nationalisation des grandes entreprises.

[5] Littéralement le « fer de lance de la nation ».

[6] Cette aide vient surtout d’URSS, également de la République démocratique allemande, et à une échele plus réduite de l’Algérie et du Ghana. Par rapport à ses liens avec les pays socialistes, le Parti communiste sud-africain s’est toujours strictement aligné sur l’URSS dans tous ses détours et manœuvres. Il a appuyé les invasions en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en Afghanistan. Il a ouvertement combattu les critiques des partisans de la Quatrième Internationale, des l’eurocommnuisme et de la Chine. Il est resté « pur et dur » jusqu’en 1989 au moment de l’implosion de l’URSS, que Joe Slovo a mise sur le dos d’un déficit démocratique au sein du mouvement communiste international, qui pouvait selon lui, être changé pour le mieux.

[7] En 1967, un commando de l’ANC tente de traverser la Rhodésie, alors dominée par un régime colonial raciste pour se rendre jusqu’en Afrique du Sud. Le tout se termine par une débâcle.

[8] Maloka, Eddy. The South African Communist Party: Exile and After Apartheid. Cape Town: Jacana Media, 2013

[9] Ce recrutement des jeunes est d’autant plus important que e Parti communiste craint l’influence du Mouvement de la conscience noire, alors en vogue après la révolte de Soweto. Ce mouvement estime que le programme de la Charte de la liberté (une Afrique du Sud multiraciale) n’est pas assez anticolonial et ne correspond pas à la volonté de la majorité africaine.

[10] Des commandos font exploser une bombe dans les installations du réacteur nucléaire de Koeberg et bombardent au RPG une raffinerie de l’entreprise parapublique SASOL en 1980.

[11] En 1979, l’ANC et le PC en Angola mettent en place un camp de détention (« Quatro ») pour détenir des « retournés » et contenir des mutineries de jeunes combattants, qui se plaignent d’être utilisés pour combattre en Angola alors que l’infrastructure clandestine en Afrique du Sud est visiblement incapable de les absorber. Les détenus sont malmenés, parfois torturés. Quelques-uns sont exécutés.

[12] Dont Chris Hani, le futur secrétaire général du PC.

[13] David Everatt, « The roots of the ANC-SACP Alliance »,  Journal of Southern Africa Studies, vol. 18, no 1, mars 1992

[14] D’autant plus que le Mozambique signe un accord avec l’Afrique du Sud en 1986 qui inclut la fermeture des bases militaires de l’ANC.

[15] Ce sont surtout les syndicats associés à la FOSATU que les communistes dénigrent comme « ouvriéristes » (workerists), uniquement centrés sur des luttes syndicales et locales. Ces syndicats en retour estiment que le PC prône une politique « populiste », dénuée d’un contenu de classe. Ils pensent que le projet de l’ANC et du Parti communiste risque d’être accaparé par des couches moyennes et bourgeoises et qu’il est nécessaire de mettre en place une organisation socialiste contrôlée par les travailleurs.

[16] Voir Hugh Macmillan, Chris Hani, Johannesburg: Jacana Media, 2017.

[17] Au début de la transition en 1990, la moitié des dirigeants communistes élus, dont le futur président Jacob Zuma, quittent le PC pour se consacrer uniquement à l’ANC.

[18] Voir Stephen Ellis et Twepa Sechaba, Comrades against apartheid. The ANC and the South African Communist Party, Indianapolis: Indiana University Press, 1992

[19] Voir Janet Cherry, Umkhonto we sizwe, Johannesburg: Jacana Media, 2012.

[20] Hani est assassiné en 1993 par un militant d’extrême-droite, dans des circonstances nébuleuses.

[21] Le RDP est contraint par des clauses de la constitution qui interdisent des nationalisations sans compensation, ce qui prohibe par exemple une réforme agraire substantielle.

[22] Growth, employment and redistribution.

[23] Mbeki démissionne de la présidence et est remplacé par un président par intérim. Zuma devient par ailleurs président en 2009.

[24] Parmi ces affaires, la plus importante est sans doute liée à l’achat d’armements mené par Schabir Shaik, un des principaux adjoints de Zuma. Zuma est également accusé d’être de mèche avec le puissant groupe industriel lié aux trois frères Gupta (Atul, Tony et Ajay). Il est question dans ces liens scabreux de la construction d’un méga complexe domiciliaire pour la famille Zuma et d’autres avantages pécuniaires et en « nature » pour ses proches, amis et collègues.

[25] Les EFF sont devenus le troisième parti en importance, loin derrière l’ANC et également derrière l’Alliance démocratique (DA). Celle est l’héritière des anciennes formations politiques de l’époque de l’apartheid.

[26] Docteure en médecine de formation, elle a été plusieurs fois ministre dans les cabinets successifs depuis 1994, puis durant les dernières années, présidente de l’Union africaine. Elle a divorcé de Zuma en 1998.

[27] Nzimande a fini par prendre ses distances avec le président, après beaucoup de pressions de l’intérieur même des rangs communistes. Nzimande est encore le secrétaire général, mais la rumeur est qu’il soit remplacé en 2018 par Solly Mapaila, le numéro 2 du PC depuis 2012.

[28] Une partie importante du budget du PC vient des cotisations des membres de la COSATU. La siège du PC par ailleurs, est logé au QG de COSATU.

[29] Dexter a été membre du comité central du PC jusqu’en 2007, et auparavant, président du puissant syndicat de la fonction publique, le NEHAWU.

[30] Daily Maverick, 18 avril 2017.

[31] L’administration locale dominée par l’ANC a renvoyé 320 travailleurs municipaux à la suite d’une grève en 2014. L’élection de 2017 a laissé l’ANC à la tête de la municipalité (16 élus), contre 3 communistes et 8 populistes des Economic Freedom Fighters.

[32] Déclaration de Blade Nzimande à l’occasion du 106e anniversaire de l’ANC, 13 janvier 2018. Nzimande se plaint notamment que le Conseil politique de l’Alliance, qui était le principal lieu de concertation entre les trois membres, ne fonctionne pratiquement plus.

[33] Ramaphosa est à la tête d’un immense holding financier (Shanduka), qui dispose d’actions dans plus d’une centaine d’entreprises sud-africaines et internationales. Sa fortune personnelle est estimée à près de 700 millions de dollars.

[34] Lonmin, le conglomérat propriétaire de la mine où a eu lieu le massacre, compte Ramaphosa parmi ses principaux actionnaires.

[35] Ramaphosa a été élu de justesse contre la candidate du clan Zuma, Nkosazana Dlamini-Zuma. Sur les cinq autres élus de la direction, seulement deux sont associés à Ramaphosa. Le clan Zuma par ailleurs détient le pouvoir dans plusieurs administrations provinciales.

[36] SAFTU, déclaration sur la conférence de l’ANC, 22 décembre 2017

[37] Le déclin du Parti communiste (marxiste) indien, qui a évolué en quelques années d’un grand parti d’envergure nationale à une force secondaire dans des régions confinées., est l’exemple qui me vient en tête.

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