La Syrie est en feu

 

JEAN-PIERRE PERRIN, Mediapart, 12 février 2018

 

La défaite de l’État islamique a encore aggravé la situation en Syrie, où les pays impliqués dans le conflit se retrouvent désormais face à face. Avec une attaque aérienne d’envergure contre des cibles syriennes et iraniennes, Israël entre à son tour dans la bataille.

 

La présence de l’État islamique (EI) en Syrie brouillait les cartes. Elle donnait l’impression d’un semblant d’unité entre les différentes forces luttant contre les djihadistes. La prise de Raqqa, en octobre 2017, a eu pour conséquence de dissiper les illusions et de mettre fin aux zones tampons que l’implantation de Daesh sur le territoire syrien avait créées de facto.

Désormais, les principaux acteurs se font face et n’hésitent plus à s’affronter directement, et non plus par procuration. La guerre en Syrie n’est donc plus une guerre entre Syriens, même si perdurent quelques réduits rebelles, soumis à de terribles bombardements russes et à des attaques chimiques des forces loyalistes. Elle est devenue le terrain d’une guerre internationale, où s’affrontent la Turquie, la Russie, l’Iran et les États-Unis, chacun revendiquant une zone d’influence. Dernier acteur arrivé de plain-pied dans le chaos syrien : Israël.

C’est avec une série de raids, menés samedi 10 février par six appareils, que l’État hébreu est véritablement entré en scène, avec certes des risques d’escalade, mais soigneusement calculés. Ce qui était visé : les systèmes syriens de défense antiaérienne, et une base de l’armée iranienne en Syrie. « Douze cibles, dont trois batteries de défense aérienne et quatre cibles iraniennes appartenant à la direction militaire iranienne en Syrie, ont été attaquées », a fait savoir l’armée israélienne, ajoutant que ces raids répondaient au survol du territoire israélien par un drone iranien qui a été abattu par un hélicoptère – Téhéran a démenti ces accusations, qualifiées de « mensonges ».

Touché par des tirs, un F-16 israélien s’est écrasé dans le nord d’Israël et l’un des deux pilotes a été gravement blessé en s’éjectant. L’événement a été aussitôt célébré avec un formidable enthousiasme à Damas, notamment par la télévision syrienne, comme s’il s’agissait d’une grande victoire.

La semaine précédente, un palier dans l’escalade avait déjà été franchi dans le sud de la province de Deir ez-Zor (est de la Syrie). Cette fois, un bombardement américain avait fait des dizaines de morts dans les rangs de milices chiites pro-Assad. Celles-ci avaient attaqué un quartier général des Forces démocratiques syriennes (FDS), cette puissante milice dominée par les combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) mais avec une composante arabe, qui avaient permis à la coalition anti-Daesh de reprendre Raqqa. Grave erreur d’appréciation de Damas. Les hélicoptères américains sont venus au secours de leurs alliés kurdes et ont fait des ravages. Le régime syrien ne risque pas d’oublier la leçon. Mais la riposte américaine a aussi valeur d’avertissement à Moscou et Ankara.

Auparavant, c’est précisément la Turquie qui avait brutalement aggravé la situation en Syrie en envahissant, le 20 janvier, le canton kurde d’Afrin.

Ces nouveaux fronts s’ajoutent à ceux d’Idlib et de la Ghouta orientale, aux portes de Damas, ainsi qu’aux dernières poches de résistance de l’État islamique. Mais, pour l’essentiel, le conflit syrien est devenu une guerre internationale, où chaque grand acteur défend ses seuls intérêts.

La Russie, des succès en trompe-l’œil

Le régime de Bachar al-Assad ne jouant plus désormais qu’un rôle secondaire en Syrie, Moscou est le maître du jeu, depuis l’intervention de son aviation et le déploiement de quelque cinq mille hommes, à l’automne 2015, qui ont sauvé le régime. Mais c’est une position largement en trompe-l’œil. À preuve, l’impuissance russe à convertir ses gains militaires en gains politiques et à trouver une solution au conflit.

Le 30 janvier, la réunion dite du dialogue national syrien, à Sotchi (Russie), où se sont retrouvés les représentants du régime et de l’opposition, a été un grand fiasco. Elle était censée réunir toutes les composantes de la société syrienne afin de lancer un nouveau processus de paix. Or les Kurdes l’ont boycottée au motif que le Kremlin les a laissé tomber au profit d’une entente avec Ankara. Et les principaux groupes de l’opposition ont fait de même.

Parmi ceux qui y sont allés, une partie a fait demi-tour en découvrant que le logo de la conférence arborait les couleurs du régime. Quant à la délégation envoyée par Damas, elle était composée de durs à cuire. Conséquence : aucun résultat tangible. Pire, cet échec montre que la Russie n’est toujours pas en mesure de forcer le régime à discuter avec l’opposition, que ce soit à Sotchi ou à Genève, où le neuvième round de pourparlers sous l’égide de l’ONU n’a débouché sur rien.

C’est la population syrienne qui a encaissé de plein fouet ce fiasco. Ainsi, au lendemain de Sotchi, la réaction russe a été des plus meurtrières, avec des bombardements intensifs sur la province d’Idlib et sur la Ghouta orientale. « Il est tombé en trois jours autant de bombes qu’en quatre ans de guerre », indiquait dernièrement, sur Skype, un habitant de la petite enclave rebelle encerclée. La ville de Saraqeb a été bombardée au napalm.

Ce n’est pas le seul échec du Kremlin. Celui-ci n’a pu empêcher les États-Unis de s’installer en Syrie, pays où ils n’avaient jamais été présents militairement.

En revanche, la position de Moscou s’est renforcée vis-à-vis de la Turquie qui lui est redevable de son feu vert pour attaquer l’enclave kurde d’Afrin, un feu vert rendu nécessaire par le fait que la Russie contrôlait ce canton kurde avec la présence d’une unité de la police militaire russe. Le retrait s’est même fait de façon théâtrale pour bien afficher la nouvelle entente russo-turque. La contrepartie, c’est que le Kremlin a perdu la carte kurde, même si en Syrie les alliances peuvent être réversibles.

La Turquie empêtrée

Cette offensive turque contre le « canton » kurde était préparée depuis des mois. Erdogan la voulait d’autant plus qu’il s’était senti profondément humilié par le refus américain de laisser l’armée turque participer à la prise de Raqqa. Mais il manquait un élément déclencheur. Il est venu de Washington : l’annonce, il y a environ un mois, par l’administration américaine, d’un projet d’encadrement militaire à long terme des FDS, avec la formation d’une force de 30 000 hommes, baptisée « Force de sécurité aux frontières », a suscité la colère de Recep Tayyip Erdogan.

Le président turc a misé lourd sur cette opération qui vise à empêcher la constitution du Rojava, une entité autonome administrée par les Kurdes à la frontière turque comprenant les trois cantons kurdes (Afrin, Jezireh et Kobané), à briser la dynamique kurde née de la victoire contre l’État islamique et à raviver le chauvinisme turc autour de sa personne.

Mais la bataille d’Afrin est encore loin d’être gagnée. Après plus de trois semaines de combat, l’armée turque, dont les effectifs sont estimés à 6 000 hommes, est à la peine. Et plus encore, les forces supplétives de l’Armée syrienne libre (ASL), estimées à dix mille combattants, subissent de lourdes pertes. « Les Turcs leur font faire le sale boulot, mais ils ne font pas le poids face aux YPG. Pour les Kurdes, c’est dur aussi. Ils n’ont pas eu de répit. La prise de Raqqa avait déjà été éprouvante et ils avaient eu beaucoup de pertes. À peine en avaient-ils terminé avec Daesh, qu’il leur a fallu se battre à nouveau pour défendre Afrin », souligne l’explorateur et écrivain Patrice Franceschi, fervent défenseur de la cause kurde, qui est en contact permanent avec l’enclave kurde.

Les défenseurs de ce canton, qui est à l’ouest de l’Euphrate, ont pu recevoir un large soutien de combattants venus des deux cantons kurdes de l’est – Jezireh et Kobané. « Ils sont arrivés à bord de voitures civiles ou de minibus et comme il n’existe pas de continuité territoriale, cela signifie que l’armée syrienne les a laissé passer », indique une source kurde à Paris. L’armée turque piétine d’autant plus que le système de défense kurde semble efficace. Selon la même source, les YPG disposent de Tow, un missile antichar lourd américain des plus performants et, mieux encore, de Kornet russes, avec lequel ils ont détruit, le 20 janvier, un char Leopard de fabrication allemande, réputé invulnérable, tuant au moins sept soldats turcs. Selon Franceschi, ils bénéficieraient aussi de missiles Milan français qui leur ont été fournis lors de la guerre contre l’État islamique.

Si l’on en croit Erdogan, l’offensive « Rameau d’olivier » devrait se poursuivre, en particulier s’il échoue à Afrin, en direction de la ville arabe de Manbij, reprise à l’État islamique au prix de lourdes pertes par les YPG en mars 2017 et depuis contrôlée par eux. Or, les États-Unis ont des forces spéciales dans cette ville. D’où des demandes insistantes d’Ankara, à la limite de la menace, pour que ces forces américaines se retirent, comme les Russes l’ont fait à Afrin.

Refus de l’état-major de l’armée américaine. « Ce n’est même pas quelque chose que nous étudions », a fait savoir le général Joseph Votel, le chef du Centcom (le commandement central). Dès lors, un face-à-face entre ces deux armées de l’Otan n’est pas exclu, même si les risques de dérapage sont minimes. « Il est plus probable que Washington et Ankara parviennent à un accord politique et que les YPG se retirent. Après tout, Manbij n’est pas une ville kurde et les Américains se doivent de ménager la Turquie, qui reste leur allié au sein de l’Otan », analyse le politologue franco-syrien Salam Kawakibi, directeur adjoint du think tank l’Initiative arabe de réforme.

Les États-Unis : à l’est de l’Euphrate

Les Américains avaient promis aux Turcs de ne pas franchir l’Euphrate et de laisser leurs deux mille hommes cantonnés à l’est. La promesse n’a pas été respectée à Manbij, ville stratégique par excellence. Mais Washington a pris soin de bien montrer qu’il se désintéressait des Kurdes qui vivent à l’ouest de l’Euphrate. En revanche, il n’entend pas abandonner ceux qui sont à l’est du fleuve, du moins tant qu’il aura besoin d’eux. L’Euphrate apparaît dès lors comme une nouvelle frontière entre la zone d’influence russo-turque et celle des Américains, de leurs alliés, les FDS et de quelques autres milices tribales sunnites.

« Le but que poursuivent les États-Unis est triple, résume le politologue Khattar Abou Diab. Empêcher le retour de l’État islamique, affaiblir le pouvoir syrien pour le forcer à chercher une solution politique au conflit qui inclurait le départ de Bachar al-Assad et empêcher la projection stratégique de l’Iran dans la région. » On peut ajouter que les Américains ne veulent pas laisser les Russes opérer seuls en Syrie. C’est donc un renversement de la stratégie américaine dans ce pays, en rupture complète avec la politique suivie par Barack Obama.

Le temps long de l’Iran

Téhéran domine aussi le conflit syrien mais, à la différence de Moscou, l’Iran ne souhaite pas une issue rapide au conflit, en tout cas il ne le montre pas. Car, s’il y a un règlement global, ce sera l’heure des concessions. Viendrait aussi la reconstruction de la Syrie. Or la République islamique, à la différence des pays arabes du Golfe, n’a pas les moyens d’y participer. Aussi, pour le moment, privilégie-t-elle le temps long. Elle installe ses milices, conforte ses positions, infiltre le régime, et construit patiemment un axe stratégique qui va de Téhéran au plateau du Golan et à la Méditerranée, via Bagdad.

Reste que la présence américaine à l’est de l’Euphrate lui pose problème. Elle oblige ses convois à faire de longs détours par le sud avant d’arriver à Alep. Le conflit aussi lui coûte cher. En mars 2017, la Fondation des martyrs a publié une liste de 2 100 combattants morts en défendant, selon la formule consacrée, le sanctuaire de Sayyida Zeinab (la petite-fille de Mahomet, particulièrement révérée par les chiites), près de Damas. Une façon de dire qu’ils ont été tués en Syrie. Même si la liste, qui n’est sans doute pas complète, n’indique pas leur nationalité, on peut estimer que plus de la moitié était des Iraniens, membres de la Force al-Qods, la division des gardiens de la révolution chargés d’intervenir sur les fronts extérieurs – les autres « martyrs » sont afghans ou pakistanais. Mais la guerre a aussi un coût financier et politique, comme l’ont montré les récentes manifestations en Iran aux cris « Lâchez la Syrie ! Pensez à nous ! »

Israël dans l’engrenage

Ce n’est pas la première fois que l’État hébreu bombarde la Syrie depuis le début du conflit, en mars 2011, mais l’attaque du samedi 10 février était d’une ampleur inégalée : douze cibles frappées, dont trois iraniennes. Revers de l’opération : l’armée israélienne s’est donné à elle-même un avertissement. Car un tournant stratégique s’est produit, avec la perte d’un avion aussi sophistiqué que le F16. « Cela me semble impossible qu’il ait été touché par défense antiaérienne syrienne. Ce sont ou les Iraniens ou les Russes qui ont envoyé un message à Israël », estime Salam Kawakibi.

Les raids ont sans doute laissé un goût amer aux dirigeants israéliens à l’heure où, eux aussi, essayent de se tailler une zone d’influence en Syrie. Selon une source druze, une délégation de Druzes israéliens s’est rendue récemment à Washington pour lui demander de pousser la communauté druze syrienne à entrer dans le conflit.

Bachar al-Assad : le roi est nu

« Contrairement à tout ce que l’on peut dire, les Russes ne veulent pas du départ d’Assad, souligne Salam Kawakibi. Un diplomate syrien qui a fait défection m’a raconté qu’en 2005, au moment où Bachar al-Assad était sérieusement menacé par l’enquête concernant l’assassinat de Rafic Hariri (l’ex-Premier ministre du Liban), Poutine lui a dit : “Tant que je serai à la tête de la Russie, tu seras à la tête de la Syrie.” » Reste que le roi est nu, même s’il a marqué des points, dernièrement, au détriment de l’opposition. Il est ainsi totalement dépendant de l’appui militaire de la Russie, du Hezbollah, qui a cependant retiré quelque quatre mille hommes de Syrie pour les repositionner au Liban, de l’Iran et des milices chiites irakiennes, afghanes et pakistanaises qui lui sont inféodées. Son armée se résume pour l’essentiel à la 4e Division blindée que commande son frère Maher.

L’opposition : à la marge

Divisée, éclatée, l’opposition syrienne, en grande partie basée à Istanbul, a encore commis une faute politique en soutenant l’offensive turque sur Afrin. Même en sachant la population syrienne volontiers nationaliste. Bachar al-Assad n’a pas commis cette erreur et menace de s’opposer par les armes à l’avancée turque. Quant à l’Armée syrienne libre, elle n’a jamais été en aussi mauvaise forme. Au nord, ses combattants sont devenus les mercenaires de l’armée turque ; au sud, l’armée américaine a cessé de soutenir le Front du sud et la Jordanie a même ordonné à ses combattants de quitter son territoire. Résistent encore la province d’Idlib et la Ghouta orientale, mais elles sont soumises à un tapis de bombes quasiment quotidien.

« Le régime n’est pas si pressé de les reprendre. Il veut que tous les rebelles s’y regroupent. Ensuite, sa stratégie sera la même que celle qu’avait employée Hafez al-Assad à Hama [la ville s’était en partie soulevée et la population avait été massacrée, ndlr], en 1982 : on tue tout le monde et on avance », résume Salam Kawakibi.

L’État islamique : pas disparu

Il existe encore des poches importantes de djihadistes le long de la frontière irakienne, sans compter les cellules dormantes éparpillées dans les grandes villes syriennes, et les petites unités qui se cachent dans le désert en attendant leur heure. Les combattants de l’EI viennent cependant de perdre une importante enclave à la lisière de la province d’Idlib. Non pas qu’ils y ont été vaincus militairement, mais le régime syrien leur a permis de se retirer avec leurs armes dans cette province, qui compte plus de deux millions d’habitants. Probablement dans le but qu’ils provoquent des conflits avec des autres groupes rebelles qui sont dominés par une faction liée à Al-Qaeda. Des combats internes ont d’ailleurs commencé peu après.

On retrouve aussi d’anciens combattants de l’EI dans les rangs de l’ALS, qui opèrent avec les forces turques. La multiplication de nouveaux fronts n’a rien changé : que ce soit au profit du régime syrien ou de la Turquie, Daesh fait encore la guerre en Syrie.

 

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