1968 à Mexico : la révolte étudiante écrasée dans le sang

Jacques Fontenoy

 

Le 2 octobre 1968, plusieurs milliers d’étudiants mexicains, en lutte depuis 123 jours et réunis en meeting à Mexico sur la place des Trois-Cultures dans le quartier de Tlatelolco, étaient mitraillés par la troupe. Plusieurs centaines de personnes étaient massacrées. Dix jours plus tard, le régime dictatorial du président Diaz Ordaz devait accueillir les Jeux Olympiques, et il entendait d’autant plus porter un coup d’arrêt à la contestation étudiante que celle-ci, dépassant la seule jeunesse scolarisée, s’attirait une sympathie croissante des milieux populaires.

L’autorité du régime contestée

Depuis la révolution mexicaine de 1910-1920, le Mexique avait vécu sous le régime d’un parti unique appuyé sur l’armée et la bureaucratie syndicale. Ce parti, qui avait plusieurs fois changé de nom et avait adopté celui de Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), était le parti de la bourgeoisie mexicaine, dans lequel ses hommes politiques pouvaient faire carrière. La corruption de ses dirigeants, son clientélisme de plus en plus visibles entraînaient un lent discrédit de ce parti qui se présentait comme l’héritier de la révolution.

Des travailleurs combatifs tentaient de se dégager de l’emprise de la bureaucratie syndicale liée au régime. En 1959, les cheminots se lancèrent dans une grève, en rupture avec l’appareil officiel. Dans plusieurs États, il y eut des explosions de colère. Toutes ces luttes furent réprimées et les prisons se remplirent de prisonniers politiques.

À Mexico, la contestation étudiante débuta en 1961. La capitale connut des émeutes étudiantes en 1964. En 1966, les étudiants imposèrent la démission du recteur après que celui-ci eut été séquestré dans son bureau. La contestation toucha aussi la province. Les étudiants de l’université de Sonora dénoncèrent le fait que le gouverneur de cet État ait été nommé par le PRI, et pas par la population. Il y eut trois jours d’émeutes, réprimées par la police.

À Michoacan, les étudiants manifestèrent contre la mort de l’un d’entre eux, au cours d’une lutte contre l’augmentation des tarifs des transports, ils réclamaient notamment l’expropriation de la compagnie privée de bus. La troupe stoppa cette contestation en arrêtant six cents étudiants. En 1967, dans l’État du Nuevo León, les étudiants s’allièrent à des conducteurs de bus en grève contre des licenciements pour imposer la réintégration des licenciés.

La soulèvement étudiant

Les étudiants mexicains furent évidemment influencés par l’explosion des luttes étudiantes dans le monde au début de l’année 1968. À l’origine de leur mouvement, il y eut d’abord la brutalité de la police qui, le 25 juillet 1968, intervint violemment dans une bagarre entre étudiants d’universités rivales. Le lendemain, les étudiants descendaient dans la rue. En même temps, le Parti Communiste et des groupes d’étudiants d’extrême gauche manifestaient pour le quinzième anniversaire de la création par Fidel Castro du Mouvement du 26 juillet. Les deux manifestations fusionnèrent. L’intervention de la police déclencha une émeute et des affrontements. Dans la nuit, un dirigeant du PC et des militants étaient arrêtés.

Les 29 et 30 juillet, de nouveaux affrontements firent un mort et des blessés parmi les manifestants. Il y eut un millier d’arrestations et la police occupa quatre grandes écoles. Cela mit le feu aux poudres.

Le 1er août, le recteur de l’UNAM (l’Université autonome de Mexico) prit la tête d’une marche de 50.000 étudiants protestant contre cette violation de l’autonomie de l’université. Le 3 août, sept responsables du PCM étaient arrêtés et poursuivis pour sédition. Au nom du PC, le peintre stalinien David Siqueiros (il avait participé, en 1940, à la première tentative, avortée, d’assassinat de Trotsky) dégagea la responsabilité du PC, dénonçant les
« méthodes anarchistes » de certains étudiants.

Mais le 8 août les dirigeants étudiants, soutenus par les étudiants de l’UNAM et de l’Institut polytechnique national (IPN), appelaient à la grève et annonçaient des manifestations de masse si le gouvernement ne satisfaisait pas leurs revendications : démission des chefs de la police, dissolution de la police anti-émeutes, restauration de l’autonomie de l’université, libération de tous les prisonniers politiques, dédommagements pour les familles des étudiants tués ou blessés, et abolition d’un article de loi permettant de poursuivre tout Mexicain contestant le régime.

Un Comité national de grève fut mis sur pied. Une partie de ses membres étaient surtout préoccupés de maintenir l’autonomie de l’université, mais d’autres cherchaient à associer le reste de la population à la lutte en cours. Ces derniers créèrent des « brigades politiques », groupes de quatre ou cinq étudiants qui distribuaient des tracts, invitant la population à se joindre à cette lutte et demandant des soutiens financiers.

Fin août, le fossé avait grandi entre les étudiants et les autorités gouvernementales. Le 1er septembre, le président Diaz Ortaz, tout en faisant quelques concessions verbales, avertit qu’il utiliserait toute la force nécessaire pour ramener l’ordre.

Le massacre du 2 octobre 1968

Le 13 septembre, en réponse aux autorités qui accusaient les manifestants d’être provocants, les étudiants organisèrent une marche silencieuse. Des centaines de milliers de personnes y participèrent sans chanter ni crier de slogans. Les plus jeunes s’étaient collé des rubans adhésifs sur la bouche pour ne pas rompre le silence. Au fur et à mesure que le cortège avançait, les passants s’ajoutaient aux marcheurs. Le seul bruit produit par ces centaines de milliers de manifestants (on a parlé d’un demi-million) était le son des pieds frappant le sol. « Il nous sembla qu’on piétinait les torrents de paroles mensongères des politiciens », raconta ensuite un manifestant. « Pour la première fois, le silence nous permit d’entendre les applaudissements de soutien de la population et des milliers de mains se levaient en faisant le signe V pour « nous vaincrons ». »

C’est devant ce qui semblait annoncer un mouvement général que les gouvernants mexicains prirent la décision de briser la contestation. Le 2 octobre, les étudiants avaient appelé à un meeting dans le quartier de Tlatelolco, place des Trois-Cultures, là même où Cortez avait mis un terme à la résistance aztèque en 1521. Alors que des milliers de participants étaient attendus, la police entoura la place, disposant de 500 tanks. À 19 h, elle chercha à disperser les manifestants, qui lancèrent des pierres. Des tireurs disposés sur les toits commencèrent à tirer sur la foule. Les véhicules blindés et les mitrailleuses entrèrent en action. Les autorités parlèrent alors de 27 morts. Le chiffre retenu aujourd’hui est 275, mais il y en eut peut-être 500. Il y eut aussi un ou peut-être deux milliers de blessés graves et autant d’arrestations.

Le mouvement était brisé, même si beaucoup allaient continuer la lutte dans les années suivantes. Le risque d’une mise en cause du régime était écarté, au prix d’un véritable bain de sang pour la jeunesse étudiante contestataire. L’État mexicain, toujours dirigé par le PRI, allait continuer de réprimer toute contestation, étudiante, ouvrière ou paysanne. Depuis, les gouvernants mexicains successifs ont nié nier leurs responsabilités, voire l’existence même de ce massacre.

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