David Harvey et le nouvel impérialisme

Extrait d’un texte paru dans les Nouveaux Cahiers du socialisme, numéro 13, février 2015.

David Harvey a publié dans Le nouvel impérialisme (Prairies ordinaires, 2010) un ouvrage qui veut comprendre le nouvel impérialisme au travers de deux logiques : l’une territoriale (ou géostratégique) et une autre capitaliste. La logique territoriale couvre « les politiques d’État et d’empire » basées sur leurs stratégies et capacités à mobiliser les ressources de leur territoire « à des fins politiques, économiques et militaires ». Ce pouvoir, quoique déterminé par ses limites territoriales, a nécessairement pour projet de pousser ses limites au-delà de son territoire, afin d’asseoir et d’étendre l’hégémonie de l’État et de son empire. La logique territoriale est donc une logique d’expansion, ancrée dans le « développement géographique inégal » des territoires existants. Cette logique s’oppose à la conception d’un système anarchique d’États renvoyant à une structure fixe, productrice d’égalité et d’indépendance souveraine, telle que la tradition réaliste et néoréaliste en relations internationales l’affirme.

La logique capitaliste quant à elle couvre « les processus moléculaires de l’accumulation du capital dans l’espace et le temps », c’est-à-dire, les mécanismes à travers lesquels le pouvoir économique se développe et circule plus ou moins librement, « investissant ou abandonnant des entités territoriales ». Pour Harvey, deux facteurs vont contribuent à ce que les logiques capitaliste et territoriale se différencient : les motivations et intérêts des agents, et le contexte de la prise de décision – lui-même comprenant les opportunités à contester cette décision. En effet, la source du pouvoir territorial jaillit des principes de participation collective, de représentation électorale, et de débat public ; ainsi, convaincre ses électeurs qu’ils sont, par leur action, les maîtres de leurs destinées politiques est l’une des tâches vitales de l’État. A contrario, la logique capitaliste du pouvoir est alimentée par des théories libérales et néolibérales selon lesquelles le marché – et non les électeurs – dicte les flux de biens, de personnes et de capitaux. « Le mieux que nous puissions faire est de surveiller anxieusement les données après l’événement, en espérant pouvoir repérer les tendances, anticiper les directions que va prendre le marché et introduire certains correctifs pour maintenir le système dans un état raisonnablement stable. »

Le concept de « développement géographique inégal » est primordial, car il permet à Harvey de se distinguer des conceptions économiques néo-classiques. Si l’auteur met de l’avant l’existence d’une logique capitaliste presque autonome, il s’empresse de préciser que cette logique se traduit par des pratiques impérialistes avec, pour fonction principale, l’exploitation des « conditions géographiques inégales » et des « asymétries ». En d’autres termes, si ces inégalités apparaissent comme le fruit de divergences naturelles en ressources et en conditions du marché comme espace d’échanges « naturels », elles sont en fait le produit de stratégies politiques impérialistes. Il faut comprendre comment ces inégalités sont produites – pourquoi « la richesse et le bien-être de certains territoires croissent aux dépens de certains autres » – ce qui permet à Harvey de faire apparaître le lien entre les deux logiques impérialistes. Il décrit ainsi un lien dialectique entre territoire et capital, en tant que deux logiques de pouvoir qui, bien que contradictoires sont aussi imbriquées.

La relation entre territoire et capital, médiatisée par le développement géographique inégal, est maintenue comme une question nécessairement ouverte et non résolue. Il s’agit de la problématique centrale voire de la clef de voûte de la définition de l’impérialisme capitaliste : « comment les logiques territoriales du pouvoir, qui tendent à être lourdement [awkwardly] fixées dans l’espace, réagissent-elles à la dynamique spatiale ouverte de l’accumulation illimitée du capital? ». La traduction de « awkwardly » par « lourdement » oblitère une dimension qu’Harvey veut sûrement aborder en utilisant ce mot, c’est-à-dire la condition de maladresse, d’embarras, de sentiment de ne pas appartenir, de gêne même. Toute entité impérialiste ne peut échapper à cette condition gênante, car la logique territoriale du pouvoir est par définition expansionniste, même si elle est fixée. Par « awkward », Harvey fait aussi référence au fétichisme des relations de pouvoir, c’est-à-dire le processus par lequel la représentation des relations entre personnes est déterminée par les relations entre des marchandises. Dans ce sens, les relations impérialistes du pouvoir territorial sont également déterminées par les relations entre marchandises ; elles ne sont pas ce qu’elles semblent être, ce qui est « awkward ». Par extension, cette définition de l’impérialisme voit la logique territoriale comme une tentative de fétichiser les relations entre États comme naturellement inégaux au lieu d’être le produit de la logique du capital.

Si la distinction des deux logiques de pouvoir est simplement posée comme point de départ à l’analyse, l’effort de les présenter en tant que dialectique permet d’ouvrir le champ analytique pour comprendre les événements du XXe et XXIe siècle. Plus précisément, cette ouverture est le fruit d’une tension historique entre, d’une part, la finalité du processus d’accumulation, et d’autre part, les contingences propres à l’exercice du pouvoir politique. Ainsi, le déploiement de ce pouvoir politique possède une autonomie certaine. Comme Harvey le rappelle dans le cas de l’Empire britannique en Inde au XIXe siècle, certains empires s’engagent dans des interventions militaires et colonisatrices qui ne profitent pas à la stabilité économique, ou qui créent d’autres instabilités – militaires, politiques et économiques. Bien que l’intervention américaine en Irak ait permis aux entreprises pétrolières américaines de contrôler la production et la distribution de cette ressource dans la région, il semble évident que cet avantage semble aujourd’hui très relatif en regard des conséquences catastrophiques engendrées par cette guerre tant pour les États-Unis que pour la région. En d’autres termes, comment peut-on expliquer les stratégies de l’État qui paraissent aussi néfastes pour les populations que pour la stabilité de l’ordre international ?

Ces nouveaux habits sont autant de de nouvelles justifications, autres que celles revendiquées par les empires et les phases impérialistes qui le précèdent. Car si les stratégies des États impérialistes apparaissent néfastes – toute phase impérialiste est accompagnée de critiques plus ou moins virulentes de ces effets, que cela soit contre l’Empire hispanique du XVIe siècle et son traitement juridique des Amérindiens ou contre les États-Unis du XXe lors des manifestations contre la guerre au Vietnam – l’impérialisme a en effet besoin de se refaire une beauté.

Aménagements spatio-temporels et accumulation par dépossession

Le problème de suraccumulation conduit à des crises dans les différents circuits du capital. Au lieu de résoudre ces crises par des réformes sociales et des investissements internes en infrastructures, Harvey remarque que l’accumulation par dépossession, soutenue par les politiques de privatisation et de dévaluation propre au néolibéralisme, revient à nouveau au cœur de la stratégie impérialiste d’États dominants.

Il se demande qu’est-ce qui est nouveau dans cette forme d’expansion, par rapport aux processus d’accumulation primitive développés après Marx, entre autres, par Lénine et Luxembourg. Comment expliquer, se dit-il, le saut analytique entre la suraccumulation comme problème économique interne et les politiques étrangères d’interventions militaires en Irak ?

Selon Harvey, le capitalisme engendre des crises chroniques de suraccumulation, à la fois en termes de surplus de capitaux ainsi que de surplus de la force de travail. Trois types de solutions se présentent donc aux capitalistes et aux institutions régulatrices : a) des solutions temporelles de longue durée (circuits secondaires et tertiaires) ; b) des solutions spatiales innovatrices ; et c) des solutions spatio-temporelles. Deux solutions aux contradictions issues des aménagements spatio-temporels sont possibles : 1) la répétition de nouveaux arrangements, avec des capitaux excédentaires absorbés au cas par cas ; 2) la multiplication de centres dynamiques internationaux d’accumulation qui entrent en compétition les uns avec les autres, créant de plus fortes inégalités géographiques ou des conflits (économiques, politiques et militaires).

Selon Harvey, ces conditions spatio-temporelles requièrent un rôle continu pour l’État, accompagné d’institutions transnationales et d’arrangements interétatiques. Néanmoins, « c’est l’État…qui est le mieux à même d’orchestrer des arrangements institutionnels et de manipuler les forces moléculaires de l’accumulation du capital pour préserver le type d’asymétries dans l’échange qui est le plus avantageux pour les intérêts capitalistes dominants œuvrant dans son cadre. » Que se passe-t-il lorsque les arrangements institutionnels de l’État, au niveau interne ou externe, ne parviennent pas à résoudre la crise de suraccumulation ? « Comme la guerre succède à la diplomatie, l’intervention du capital financier appuyé par le pouvoir d’État renvoie le plus souvent à une accumulation par d’autres moyens. »

À la rescousse de l’État, l’accumulation par dépossession est une stratégie impliquant des processus par lesquels des acteurs dominants abrogent à  leur avantage des droits et ressources exploitables (biens, capitaux, personnes). Raffinée par rapport aux processus d’accumulation primitive, mais néanmoins « contingente et fortuite », cette accumulation par dépossession a pour but de remédier au problème de suraccumulation du capital en évitant des solutions internes qui iraient à l’encontre de l’hégémonie néolibérale. En effet, le néolibéralisme, toujours accompagné de son bras droit, la privatisation, reste le pilier idéologique permettant l’hégémonie (comme consentement au leadership) de l’accumulation par dépossession comme stratégie « naturelle » et inévitable du système capitaliste. Malheureusement, cette définition tourne en rond et demeure incapable d’expliquer pourquoi et comment est apparue, en particulier après 1973, cette « nouvelle » forme d’impérialisme. Le concept qui nous permet de sortir de ce circuit est l’aménagement spatio-temporel.

Ce circuit « ne se contente-t-il pas simplement de revisiter l’ancien […] dans des conditions géographiques et historiques différentes ? » Oui et non, répond Harvey implicitement. Oui, car tout dépend de la variation des « conditions géographiques et historiques » ; non, car ceci ne veut pas dire qu’il adopte une conception empiriste du développement du capitalisme. Il applique plutôt le concept d’aménagement spatio-temporel – comme mécanisme analytique capable de résoudre le puzzle des contradictions entre les logiques territoriales et capitalistes de pouvoir. Le nouvel impérialisme est la forme contemporaine d’expansion et de domination hégémonique qui s’aménage spatialement, de sorte que les deux logiques de pouvoir puissent être maintenues distinctes tout en fonctionnant à l’avantage de l’expansion impérialiste de l’État dominant (l’Empire). Seulement, Harvey précise que l’État capitaliste avancé doit se concentrer sur la maîtrise des « flux moléculaires », internes comme externes.

Ainsi, il est important pour les États-Unis, ainsi que pour la plupart des États contemporains, de maintenir leur stratégie de politique étrangère comme étant déterminée par des principes de sécurité nationale, de coopération internationale, voire même d’universalisme des droits de l’homme. En d’autres termes, il est crucial pour le nouvel impérialisme de ne pas paraître comme tel, de cacher à quel point la politique étrangère est le produit de pressions économiques internes et du refus de trouver des solutions internes à ces pressions.

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