L’impérialisme et la mondialisation : les marxismes en débat

Radhika Desai

(Texte paru dans les Nouveaux Cahiers du socialisme, numéro 13, hiver 2015)

Plus de 100 ans après les thèses Marx et d’Engels, la perspective anti-impérialiste demeure au cœur de l’analyse marxiste et continue d’orienter les nouvelles générations militantes. Depuis quelques années, de nouveaux débats sont en cours compte tenu des interrogations sur l’hégémonie américaine, sur la mondialisation (ou la « globalisation » comme cela se dit en anglais) et sur l’« Empire ». Diverses « relectures » de Marx et d’Engels sont proposées pour appuyer ces hypothèses et c’est sur ces débats contemporains que je veux me concentrer dans cet article. Ces réflexions, que j’ai développées dans mon dernier ouvrage Geopolitical Economy[1], me semblent importantes pour décortiquer le monde multipolaire dans lequel nous nous trouvons en ce début de vingt-et-unième siècle.

Interpellations et débats contemporains

Le monde actuel se définit mal par les diverses théorisations en vogue sur la « globalisation », l’hégémonie américaine, ou encore sur l’« Empire ». La raison en est simple : ces hypothèses abordent l’économie mondiale comme un tout apparemment unifié. La division actuelle et historique du monde en une multitude d’États et d’économies nationales n’est pas abordée correctement. D’après les théoriciens[2] de la « globalisation » ou de « l’hégémonie américaine », aucun État n’a d’importance à part les États-Unis. En réalité, la multipolarité est ce qui caractérise notre monde, et elle résulte de l’émergence de puissances capitalistes telles la Chine principalement, le Brésil, l’Inde ou la Russie. Ces États ont relativement réussi à gérer leur économie domestique de même que leurs rapports internationaux en termes de commerce, d’aide, d’investissements et de finance. Certes, il y a dans ces nouvelles expériences des défaillances, voire des erreurs, mais cela est normal. Les États des pays industrialisés avancés que l’on connaît maintenant ont également dû proposer des parcours erratiques avant d’en arriver là où ils sont aujourd’hui. Bref, au total, c’est la multipolarité, et non l’unipolarité, qui domine le monde contemporain. Cette multipolarité reflète les succès des États des pays dits « émergents », succès qui ne sont pas intelligibles si l’on reste limité aux concepts de « globalisation », d’hégémonie américaine ou d’« Empire », lesquels étaient déjà problématiques, même dans leurs formulations antérieures.

Je propose de revisiter l’histoire de l’ordre capitaliste mondiale actuel depuis son émergence jusqu’à l’apogée de sa phase impériale alors que se préparait la Première Guerre mondiale et de là, à travers sa multipolarité croissante jusqu’à aujourd’hui. Dans cette trajectoire et contrairement à ce qu’affirment certains marxistes contemporains, le rôle économique des États reste fondamental, En réalité, le capitalisme ne se développe pas par l’expansion des marchés ou même des Empires, mais à travers un processus dialectique plus complexe qui peut se résumer dans le concept de développement inégal et combiné. Concrètement, le développement du capitalisme dans un pays amène l’État à exercer son pouvoir sur d’autres pays. Certains pays succombent ou sont même formellement colonisés. D’autres contestent ce pouvoir en tentant de mettre en mouvement le développement capitaliste à l’intérieur de leurs frontières. Le capitalisme prend forme sous la gouverne d’États forts et centralisés. Ceux-ci peuvent être capitalistes, « socialistes » ou même « communistes », mais ils ont en commun l’objectif d’accroître leurs capacités productives et militaires. Un tel développement peut être qualifié de « combiné » : il associe et compresse diverses phases historiques du développement qui se sont échelonnées sur différentes étapes lors de la mise en place des premiers pays capitalistes en Europe du seizième au vingtième siècle.

Deuxième point important, si le monde capitaliste s’est d’abord structuré autour de la suprématie de la Grande-Bretagne, il faut comprendre que ce processus n’était pas inévitable. Également, cette domination a été de courte durée. Assez rapidement en effet, au moment où l’Empire britannique atteint son apogée (vers 1870), d’autres pays entreprennent de contester cette domination par leur développement combiné. L’Allemagne, le Japon et les États-Unis notamment s’industrialisent et érodent progressivement la suprématie de la Grande-Bretagne, d’où un double mouvement de déclin (la Grande-Bretagne) et d’ascendance (Allemagne, Japon, États-Unis). Après la relative stabilisation à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il devient impossible à une seule puissance, nommément les États-Unis, de dominer le monde. Les mots même, « Empire », « impérialisme », sortent du vocabulaire, pour être remplacés par « hégémonie ». En réalité, même sous cette forme atténuée, le pouvoir des États-Unis ne se consolide pas entièrement. Aussi, j’en arrive à la conclusion que les théorisations actuelles sur l’« hégémonie américaine, la « mondialisation » et l’« empire » ne reposent pas sur une base scientifique. Pour comprendre ces débats, il importe de revenir sur les théories marxistes de l’impérialisme afin de mieux aborder la mise en place du monde multipolaire actuel.

Marx et la mondialisation

Assez souvent, on cite le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels comme une sorte d’hymne à la « mondialisation ». Effectivement, certaines formulations du Manifeste se prêtent à cette interprétation :

  • La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
  • La bourgeoisie a donné un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays.
  • Elle a entraîné jusqu’aux nations les plus barbares dans le courant de la civilisation, grâce à son système de production abondante qui est une sorte de « grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine.
  • La bourgeoisie a façonné un monde à son image[3].

Le côté « triomphaliste » du capitalisme semble être célébré par Marx, mais si on est attentifs, y compris au texte du Manifeste, on voit une pensée plus nuancée. La bourgeoisie, loin de « flotter » au-dessus du monde, a une histoire. Elle s’est construite, notamment via un processus étatique particulier. Le grand succès de la bourgeoisie, disent ainsi Marx et Engels, est d’avoir promu la centralisation politique :

« Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier ».

Par conséquent estiment-ils, « La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d’abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie » [4].

De la même manière, Marx et Engels ont bien compris le rôle fondamental de l’État dans le développement de l’économie capitaliste, anticipant même les perspectives interventionnistes mises de l’avant au vingtième siècle. Selon Engels, en socialisant la production, le capitalisme aiguise les contradictions entre lui-même et la propriété privée, ce qui force les capitalistes à créer de grands trusts. Éventuellement dit-il, le « représentant officiel de la société capitaliste, l’État, doit prendre la direction »[5]. La nécessité de la transformation en propriété d’État apparaît d’abord dans les grands organismes de communication : postes, télégraphes, chemins de fer. La compétition entre les capitalistes et les luttes de classes conduisent à accroître le rôle économique de l’État.

Accumulation et développement capitaliste

Dans le Capital, Marx souligne le rôle critique de l’État dans la mise en place du capitalisme, essentiellement pour réaliser le procès de séparation des travailleurs de leurs moyens de leur subsistance. C’est en gros l’expropriation des petits paysans lors de la concentration de la propriété terrienne et la transformation de l’agriculture en unités capitalistes en Angleterre, suivie de la mise en place d’entreprises manufacturières qui minent le travail indépendant des artisans. Cette accumulation dite « primitive » continue plus tard, même lorsque le capitalisme parvient à sa maturité. L’expansion du rôle de l’État dans le développement combiné se poursuit à travers les colonies, la dette nationale, le système de taxation moderne et le système de production :

Comme la dette publique est assise sur le revenu public, qui en doit payer les redevances annuelles, le système moderne des impôts était le corollaire obligé des emprunts nationaux. Les emprunts, qui mettent les gouvernements à même de faire face aux dépenses extraordinaires sans que les contribuables s’en ressentent sur-le-champ, entraînent à leur suite un surcroît d’impôts; de l’autre côté, la surcharge d’impôts causée par l’accumulation des dettes successivement contractées contraint les gouvernements, en cas de nouvelles dépenses extraordinaires, d’avoir recours à de nouveaux emprunts[6].

En réalité, explique Marx, le système capitalisme ne surgit ni seulement du « libre-marché », ni de la seule expansion de la production « moderne », mais d’une entreprise systématique de socialisation de la production qui, entremêlant compétition entre les capitalistes et luttes de classes, mènera le représentant officiel de la société capitaliste, l’État, à coordonner la production. En cela, Marx et Engels entrevoyaient la possibilité de l’État providence par la tendance à l’accroissement de son rôle économique.

La question du libre-échange

On reproche parfois à Marx d’avoir appuyé les politiques de libre-échange mises en place par la Grande-Bretagne en 1844. Jusque là, la législation (les « Corn Laws ») protégeait les grands propriétaires terriens qui bénéficiaient des prix élevés des produits alimentaires de base, ce qui se faisait au détriment de la bourgeoisie industrielle obligée d’offrir des salaires plus élevés aux ouvriers pour leur permettre de reproduire leur force de travail. Pour Marx cependant, le libre-échange a une dimension positive, car il accélère la révolution sociale en intensifiant le développement capitaliste :

De nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale[7].

Marx estime que la dissolution de l’ancien régime serait bénéfique au prolétariat :

Les ouvriers anglais (…)  se sont associés (aux partisans du libre-échange) contre les propriétaires fonciers, c’était pour détruire les derniers restes de la féodalité et pour n’avoir plus affaire qu’à un seul ennemi[8].

Une fois dit cela, les prolétaires ne sont pas dupes. Le libre-échange, affirme Marx, c’est d’abord et avant tout « la liberté du capital ». Marx réfute la théorie de Ricardo, l’intellectuel organique de la bourgeoisie anglaise, qui promeut le libre-échange comme la voie vers la prospérité et la richesse de toutes les nations :

Quand vous aurez fait tomber les quelques entraves nationales qui enchaînent encore la marche du capital, vous n’aurez fait qu’en affranchir entièrement l’action. Tant que vous laissez subsister le rapport du travail salarié au capital, l’échange des marchandises entre elles aura beau se faire dans les conditions les plus favorables, il y aura toujours une classe qui exploitera, et une classe qui sera exploitée[9].

Marx et le colonialisme

Marx a été également accusé à tort d’être un partisan du colonialisme. La pensée de Marx, affirme Bill Warren, accorde à l’impérialisme un rôle de « pionnier » du capitalisme[10]. Aussi brutal a-t-il été, le capitalisme intègre chaque coin de la planète dans un seul marché mondial en implantant partout le développement capitaliste. Pour Marx, dit Warren, c’est une avancée positive qui permet de penser à la mise en place du socialisme.

De cette discussion, certains ont conclu que Marx était eurocentrique, voire raciste. Ils évoquent les remarques de Marx sur l’impact du colonialisme britannique en Inde. Le colonialisme anglais a fait disparaître, écrit Marx, « les petites communautés semi-barbares, semi-civilisées en sapant leurs fondements économiques et produisit ainsi la plus grande et à vrai dire la seule révolution sociale qui ait jamais eu lieu en Asie » et que cette révolution faisait du pouvoir colonial « l’instrument inconscient de l’histoire » :

L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice, l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondements matériels de la société occidentale en Asie[11].

Si ces passages sont l’objet de maintes critiques et interrogations, on oublie souvent de citer Marx dans d’autres moments de son œuvre. Dans ses œuvres de maturité, notamment le Capital et les Grundrisse, Marx réfute l’idée que l’Asie est nécessairement condamnée à la stagnation et que seul le colonialisme peut provoquer une révolution sociale. Il affirme même que la subjugation de l’Inde et la suppression de ses structures a été un « acte de vandalisme », précipitant les Indiens non en avant, mais en arrière. Les Indiens pourront se libérer en éradiquant le pouvoir colonial britannique, affirme-t-il.

Dans d’autres écrits, notamment sur l’Irlande, Marx explique le lien entre capitalisme et colonialisme, l’un utilisant l’autre pour approfondir la domination sur les classes populaires et accélérer l’accumulation du capital[12].  Pour Marx, le développement du capitalisme dans l’expérience européenne n’est pas un « modèle universel », ce qui veut dire que les divers États n’ont pas nécessairement à imiter ou à subir ce qui s’est passé dans des contextes historiques bien distinctifs. La pensée critique élaborée dans le Capital, affirme Marx, est incompréhensible si on veut la réduire à un « passeport universel d’une théorie générale historico-philosophique dont la vertu suprême consiste à être supra-historique »[13].

Dans le miroir de la révolution

Au début du vingtième siècle, des marxistes approfondissent les théories de l’impérialisme. L’économie géopolitique du capitalisme entre dans une nouvelle phase. De plus en plus d’États jouent un rôle économique important en tant que porteurs d’une industrialisation qui intensifie la compétition entre les « nations productrices ». Le monde créé et dominé par l’expansion impériale du premier pays capitaliste industriel (l’Angleterre) est peu à peu remplacé par une pluralité de capitalismes poursuivant un développement national combiné, comme en Allemagne, au Japon ou aux États-Unis. Par ailleurs, de nombreux territoires sont « disponibles » pour les puissances en émergence. Ce sont souvent des régions sans État ou sous le contrôle d’États faibles. Cette situation ouvre des possibilités au moment où la connexion entre le succès industriel et la capacité impériale devient apparente. Compétition industrielle et compétition impériale vont ensemble. Entre 1870 et la Première Guerre mondiale, c’est ainsi que de nombreux conflits coloniaux éclatent :

  • Guerre dite des Boers en Afrique du Sud où la Grande-Bretagne cherche à consolider sa domination sur ce riche territoire.
  • Course au contrôle (scramble) de l’Afrique mettant aux prises plusieurs puissances coloniales européennes qui se « partagent » le continent suite à la conférence de Berlin (1885), ce qui ne règle pas les nombreux conflits entre les puissances.
  • Invasion de la Mandchourie et de la Corée par le Japon, qui devient une sérieuse puissance mondiale après avoir affirmé sa suprématie dans le Pacifique lors de la guerre russo-japonaise (1904).
  • Conquête par les États-Unis des Philippines et de Cuba et expansion de leur influence en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Dans l’hémisphère, les États-Unis réaffirment la « doctrine Monroe » qui exclut toute autre influence que la leur.

Le monde entre alors dans une période de violence étatique sans précédent, bien pire que l’expansion de l’Angleterre, à travers la subjugation des peuples et la compétition entre puissances dans leurs processus de développement capitaliste combiné. Plutôt que l’« âge d’or du capitalisme » et du libre-échange (comme cela est parfois affirmé), cette période est un moment-charnière, une sorte d’équilibre précaire, entre la période impériale du capitalisme et les nouvelles structurations qui émergent alors.

De cette complexité surgissent de nouvelles recherches, d’abord au sein de la Deuxième Internationale et plus tard, dans le contexte de la révolution soviétique. Quatre œuvres majeures marquent ces débats :

  • Le Capital financier du théoricien de la social-démocratie allemande, Rudolph Hilferding (1910)
  • L’accumulation du capital de Rosa Luxemburg (1913)
  • L’impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine (1916)
  • L’économie mondiale et l’impérialisme, de Nikolaï Boukharine (1917), compagnon de Lénine et dirigeant du parti bolchevique.

À cela il faut ajouter les travaux de l’économiste anglais John A. Hobson, dont l’œuvre de 1902, L’impérialisme, une étude, est une référence importante pour les recherches marxistes.

L’impérialisme et le capitalisme de Hobson à Luxemburg

Pour Hobson, l’impérialisme découle de la contradiction principale du capitalisme, soit l’insuffisance de la demande. Les bas salaires des ouvriers éloignent le « désir de consommer » du « pouvoir de consommer », dit-il[14]. L’insuffisance de la demande est exacerbée par les augmentations de productivité et de production, conséquences de la compétition. La demande est également contrainte par les opportunités restreintes d’investissement.

La recherche de Rosa Luxemburg s’inscrit dans ce sens. Sous le capitalisme, estime-t-elle, la demande est chroniquement inadéquate. Suivant Marx et anticipant Keynes, elle affirme que cette demande défaillante décourage les capitalistes d’investir. Le capitalisme stimulé par l’augmentation de la productivité et la réduction des coûts produit inévitablement des cycles de surproduction et de déclin du taux de profit. Sans capacité d’investir dans les nouveaux marchés des sociétés non capitalistes, le capitalisme est apparemment condamné[15]. La seule porte de sortie est l’internationalisation du capitalisme via l’impérialisme :

Il est nécessaire, pour utiliser la plus-value réalisée de manière productive, que le capital puisse progressivement disposer de la terre entière afin de s’assurer un choix illimité de moyens de production en quantité comme en qualité. Il est indispensable pour le capital de pouvoir recourir brusquement à de nouveaux domaines fournisseurs de matières premières; c’est une condition nécessaire au processus d’accumulation, à son élasticité et à son dynamisme, aussi bien pour remédier aux interruptions ou aux fluctuations éventuelles de l’exportation de matières premières des sources habituelles, que pour procéder à des expansions soudaines du besoin social (…) Le capital a besoin en tout cas de pouvoir mobiliser sans restriction toutes les forces de travail du globe pour exploiter avec leur aide toutes les forces productives du sol, dans les limites imposées par la production pour la plus-value. Ces forces de travail cependant sont la plupart du temps liées aux traditions rigides des formes de production pré-capitalistes; le capitalisme doit d’abord les en « libérer » avant de pouvoir les enrôler dans l’armée active du capital[16].

Une nouvelle époque

En contraste avec Hobson et Luxemburg, d’autres marxistes retracent l’essor du « nouvel » impérialisme dans le cadre d’une nouvelle phase du capitalisme. Dans cette phase, les concentrations de capital organisées nationalement sont en compétition les unes avec les autres pour des marchés et des opportunités d’investissement. Pour certains, Hilferding notamment, cette nouvelle phase transforme la vision du monde de la bourgeoisie au-delà d’une perspective pacifiste et humanitaire. Pour d’autres cependant, cette vision est grave illusion puisque dans sa phase antérieure, le capitalisme avait été loin d’être « humaniste » dans sa conquête du monde.

C’est là que les travaux de Boukharine et de Lénine entrent en jeu. Pour eux, la production industrielle depuis la « deuxième révolution industrielle » augmente considérablement l’intensité du capital et produit de nouvelles formes organisationnelles, telles les compagnies par actions, les monopoles et les cartels, qui émergent et renforcent la concentration du capital. La finance devient un facteur-clé et interagit avec le capital productif de plusieurs manières. Également, l’État joue un rôle économique de plus en plus important par ce que Boukharine qualifie de « nationalisation du capital » :

Ainsi, parallèlement à l’internationalisation de l’économie et du capital, il s’opère un processus d’agglomération nationale, de nationalisation du capital, processus gros de conséquences. Ce processus de nationalisation du capital, c’est-à-dire la création de corps économiques homogènes, enfermés dans les frontières nationales et réfractaires les uns aux autres, est également stimulé par les changements intervenus dans les trois grandes sphères de l’économie mondiale : la sphère des débouchés, la sphère des matières premières et la sphère d’investissement des capitaux[17].

Le travail de Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, est le plus connu de cette période pour des raisons qui sont entre autres liées au rôle du dirigeant bolchevique dans la révolution soviétique. Son point de départ est que la rivalité inter-impérialiste conduit nécessairement à la guerre, une affirmation qui peut sembler dépassée aujourd’hui. Néanmoins, il faut replacer son intervention dans le contexte. La social-démocratie européenne, et notamment son plus grand théoricien Karl Kautsky, estime que le capitalisme mu par la compétition peut produire une sorte de « paix universelle », gérée par et pour les puissances impériales qui pourraient ainsi consolider leur domination sur le reste du monde en se divisant les richesses arrachées aux peuples. Pour Lénine, rien n’est plus faux. Les affrontements sont imminents (ils débouchent effectivement sur la Première guerre mondiale). Le socialisme est d’autant plus urgent et cela motive son appel à organiser sans tarder la révolution socialiste. Après la guerre, Lénine craint cependant la nouvelle alliance qui semble s’esquisser entre les puissances capitalistes à l’initiative du président américain Woodrow Wilson qui propose en 1917 une « communauté des États-Nations ». Lénine craint que la guerre impérialiste ne débouche sur la « paix impérialiste » avec quelques petites concessions ici et là. Il pouvait donc envisager lui aussi une paix entre les empires.

Mais en fin de compte, ce qui importe des théories de l’impérialisme n’est pas tellement leurs capacités à prévoir l’avenir de la compétition inter-impérialiste, mais leur compréhension des forces motrices dans l’évolution historique de l’économie géopolitique du capitalisme.

Le capitalisme financier

Cela nous amène à la contribution de Hilferding sur le capital financier. Cette thématique de la financiarisation du capitalisme prend beaucoup de place dans les débats actuels. Cependant, la contribution du théoricien social-démocrate allemand ne va pas dans le même sens que ce qu’en disent plusieurs chercheurs contemporains. Aujourd’hui, la finance domine et étrangle l’activité productrice dans le cadre du « modèle » anglo-saxon. Pour Hilferding par contre, le capital financier dans le contexte allemand est le catalyseur de la concentration et de l’expansion industrielles. Marx avait d’ailleurs anticipé ce développement en prédisant que le capitalisme à son stade de maturité serait subordonné au capital financier, essentiellement via la figure transformée du prêteur, qui devient l’agent de ce que Marx appelle le « capital productif d’intérêts », et qui apparaît comme :

Un élément essentiel de la production capitaliste, qui ne diffère du capital usuraire que par les conditions dans lesquelles il fonctionne et le rapport qu’il crée entre le prêteur et l’emprunteur. Même lorsqu’un homme sans fortune obtient du crédit comme industriel ou commerçant, l’affaire se conclut parce que l’on admet qu’il fonctionnera comme capitaliste, c’est-à-dire qu’il se servira du capital qu’il emprunte pour s’approprier du travail non payé »[18].

Hilferding définit la subordination de l’industrie à la finance au moment de la naissance du capitalisme et le renversement subséquent de cette relation. L’Angleterre est le pays où s’articule le premier moment de ce lien, alors que l’Allemagne et les États-Unis, pays protectionnistes, en réalisent le renversement. Le capital bancaire moderne naît de la résistance du capital « productif », des capitalistes qui cherchent le profit et qui s’opposent aux capitalistes qui cherchent à collecter l’intérêt. Pour Hilferding, le capital financier qui se déploie dans les pays « protectionnistes » (comme l’Allemagne ou les États-Unis) tend à accroître la production et non à la réduire. Dans le « modèle » anglais, les banques fournissent des crédits commerciaux à court terme. En Allemagne par contre, elles financent la production. Ce faisant, elles deviennent impliquées dans les projets à long terme des entreprises. Les intérêts momentanés (réaliser des profits grâce aux taux d’intérêt) deviennent des intérêts à long terme (la viabilité de l’entreprise). Bref, le rôle des banques change :

Tant que les banques ne font que servir d’intermédiaires pour les paiements, seul les intéresse en fait l’état momentané de l’entreprise, sa solvabilité du moment. Elles endossent les traites qui, après cet examen, leur paraissent bonnes, versent des avances sur marchandises sur les actions qui, d’après l’état momentané du marché, peuvent être vendues à des prix normaux. Leur vrai champ d’action est donc davantage le capital commercial que le capital industriel et en outre la satisfaction des besoins de la Bourse. De même, ses rapports avec l’industrie concernent moins le processus de production proprement dit que les ventes des industriels aux gros commerçants. Il en est autrement quand la banque met à la disposition des industriels du capital de production. Car ce qui l’intéresse alors, ce n’est plus l’état actuel de l’entreprise et les prévisions sur l’état futur du marché. L’intérêt qu’elle porte à une entreprise n’est plus momentané mais durable, et plus est important le crédit qu’elle lui a accordé, plus surtout la partie du capital de prêt transformé en capital fixe l’emporte, plus cet intérêt est grand et durable[19].

Pour le capitalisme financier, monopolistique ou nationalisé, la stratégie n’est plus la même :

De moyen de défense contre la conquête du marché intérieur par les industries étrangères, le protectionnisme est devenu un moyen de conquête des marchés extérieurs par l’industrie nationale, d’arme défensive du faible une arme offensive du fort[20].

La différence entre les thèses de Hilferding et les récentes explorations sur la financiarisation deviennent claires. En Grande-Bretagne, la séniorité historique du capital financier et son contrôle sur l’État ont débouché sur une situation où les intérêts de l’industrie sont subordonnés à ceux de la financer. Londres est devenu le centre financier et commercial du monde, tout cela au prix du déclin de l’industrie. Marx, qui pensait que le capitalisme se sortirait de cette impasse, a eu raison en ce qui concerne l’Europe continentale, mais il a eu tort pour l’Angleterre qui, entre 1870 et 1914, via son rôle financier et commercial, a maintenu son empire colonial. Si ce schéma semble renaître aujourd’hui de manière très instable, c’est parce que les États-Unis tentent en vain d’émuler le rôle financier joué par la Grande-Bretagne à l’époque de sa domination.

Le développement inégal et combiné

Les théories du développement inégal et combiné et de l’impérialisme constituaient la base commune des marxistes du début du vingtième siècle. Elles ont été relancées par les bolcheviques dans ce que Gramsci a appelé la « révolution contre le capital ». Le philosophe et fondateur du Parti communiste italien pensait en effet que la révolution soviétique, surgie dans un pays arriéré plutôt que dans un pays capitaliste avancé, remettait en question les canons de la pensée marxiste traditionnelle. Selon Trotski, la priorisation de l’avancement humain sur le capitalisme s’est déployée dans les pays arriérés lorsqu’ils ont assimilé les progrès matériels et intellectuels des pays avancés, en répétant les étapes par lesquelles ces pays avancés étaient passées. Ce capitalisme des pays arriérés, affirme Trotski, avance par bonds :

Le caractère provincial et épisodique de tout le processus comporte effectivement certaines répétitions des phases culturelles dans des foyers toujours nouveaux. Le capitalisme, cependant, marque un progrès sur de telles conditions. Il a préparé et, dans un certain sens, réalisé l’universalité et la permanence du développement de l’humanité. Par-là est exclue la possibilité d’une répétition des formes de développement de diverses nations. Forcé de se mettre à la remorque des pays avancés, un pays arriéré ne se conforme pas à l’ordre de succession : le privilège d’une situation historiquement arriéré — ce privilège existe — autorise un peuple, ou bien, plus exactement, le force à s’assimiler du tout-fait avant les délais fixés, en sautant une série d’étapes intermédiaires[21].

En réalité, ajoute-t-il :

De cette loi universelle d’inégalité des rythmes découle une autre loi que, faute d’une appellation plus appropriée, l’on peut dénommer loi du développement combiné, dans le sens du rapprochement de diverses étapes, de la combinaison de phases distinctes, de l’amalgame de formes archaïques avec les plus modernes.

Les bolcheviques conçoivent les États capitalistes comme des blocs de capital organisés nationalement, d’où d’importantes conséquences sur leur développement différencié. Pour Boukharine (contre Kautsky), les différences dans la structure économique de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre et des États-Unis sont majeures, ce qui exclut une organisation capitaliste mondiale homogène[22]. Pour Lénine, la division du monde entre pays impérialistes se traduit par des rythmes différents des luttes de classes. Les pays « semi-coloniaux » connaissent des situations spécifiques, ce qui a des implications sur l’intervention des socialistes :

Les pays semi-coloniaux comme la Chine, la Perse, la Turquie, et toutes les colonies totalisent environ 1000 millions d’habitants. Là, les mouvements démocratiques bourgeois ou bien commencent à peine, ou bien sont loin d’être à leur terme. Les socialistes ne doivent pas seulement revendiquer la libération immédiate, sans condition et sans rachat, des colonies (et cette revendication, dans son expression politique, n’est pas autre chose que la reconnaissance du droit des nations à disposer d’elles-mêmes; les socialistes doivent soutenir de la façon la plus résolue les éléments les plus révolutionnaires des mouvements démocratiques bourgeois de libération nationale de ces pays contre les puissances impérialistes qui les oppriment[23].

La Première Guerre mondiale marque la fin du « capitalisme libéral » et de la suprématie financière et commerciale de la Grande-Bretagne. En incubant la révolution russe, cette guerre ouvre, selon l’expression de Hobsbawm, l’« âge des extrêmes »[24]. Les réalignements dans la politique internationale se produisent parallèlement aux bouleversements de la politique domestique, de l’économie et de la géopolitique, des classes et des nations, du capitalisme et de l’État-nation. Les économies capitalistes deviennent davantage nationales, en partie à cause de la guerre, en partie à cause de la mobilisation des classes ouvrières, notamment en Europe. L’URSS s’oppose à l’impérialisme au-delà de l’opposition nationale capitaliste pour stimuler une opposition de la classe ouvrière et sauter par-dessus l’étape capitaliste.

Pour ne pas conclure

Pour comprendre l’évolution de l’ordre capitaliste mondial de ses débuts jusqu’à la multipolarité actuelle, il faut porter attention autant aux formes capitalistes qu’aux formes communistes du développement combiné. Il faut revenir à la trajectoire qui part de la suprématie temporaire et de courte durée du premier pays capitaliste (la Grande-Bretagne), jusqu’à son déclin (dès la fin du dix-neuvième siècle), et subséquemment à l’essor d’un monde capitaliste multipolaire. Dès la Première Guerre mondiale et dans une série de crises successives qui s’étendent jusqu’à 1945, le monde est la scène d’une violente confrontation. Mais après la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la grande confrontation entre les États-Unis et l’Union soviétique (la guerre dite « froide »), diverses formes de développement combiné sont en conflit les unes avec les autres. Aujourd’hui en ce début du vingt-et-unième siècle, le capitalisme demeure multipolaire. Les capacités productives se développent un peu partout dans le monde, mais au lieu d’un capitalisme « global », divers États cherchent à se tailler une place dans le capitalisme inégal et combiné. N’est-il pas frappant de constater que le pays qui connaît l’expérience la plus forte du développement combiné de notre époque soit le seul qui demeure, nominalement, et peut-être même substantiellement, communiste ?

[1] Radhika Desai, Geopolitical Economy. After US Hegemony, Globalization and Empire, London : Pluto Press, 2013.

[2] Je pense notamment à Hardt et Negri, notamment dans Empire, Paris, Exils, 2000.

[3] Le Manifeste du parti communiste (1847), < http://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000a.htm >

[4] Marx et Engels, Le Manifeste du parti communiste (1847), < http://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000a.htm >

[5] Engels, Socialisme scientifique et socialisme utopique (1880), < http://marxists.org/francais/marx/80-utopi/index.htm >

[6] Marx, Le Capital, Livre Premier, huitième section, Genèse du capitalisme industriel (1867), < http://marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-31.htm >

[7] Marx, Discours sur la question du libre-échange (1848), < http://www.marxists.org/francais/marx/works/1848/01/km18480107.htm >

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] Warren, Bill. 1980. Imperialism, Pioneer of Capitalism. London: New Left Books.

[11] Marx, « La domination britannique en Inde », articles dans le New York Tribune du 25 juin et du 8 août 1853, dans Sur les sociétés pré-capitalistes. Textes choisis de Marx Engels Lénine, édité par le Centre d’études et de recherches marxistes, Paris, Éditions sociales, 1970.

[12] Marx, Political Writings II: Surveys from Exile, New York: Vintage, 1974.

[13] Marx, « Lettre à la rédaction des « Otéchesttvenniye Zapisky » (les Annales de la patrie) », novembre 1877, Dans Centre d’études et de recherches marxistes, Sur les sociétés pré-capitalistes, textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1970, page 352

[14] Hobson, J. A. 1902/1965. Imperialism, a Study. Ann Arbor: University of Michigan Press, page 87.

[15] Après la Deuxième Guerre mondiale, la relance du capitalisme sera assurée par les politiques keynésiennes (stabilisation des conditions de travail et augmentation des capacités de consommer des classes populaires), de même que par la décolonisation, qui ouvrira de nouveaux marchés via les programmes de modernisation.

[16] Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital (1913),  Chapitre 3, Les conditions historiques de l’accumulation, < http://marxists.org/francais/luxembur/works/1913/rl_accu_k_25.htm >

[17] Nikolaï Boukharine, L’économie mondiale et l’impérialisme (1917). Deuxième partie, L’économie mondiale et le processus de nationalisation du capital, < http://marxists.org/francais/boukharine/works/1917/boukharine_19170000.htm >

[18] Marx, Le Capital, livre lll, Le procès d’ensemble de la production capitaliste, chapitre XXXVl, La période pré-capitaliste (1865), < http://marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-III/kmcap3_35.htm

[19] Rudolph Hilferding, Le capital financier (1910), Première partie, L’argent et le crédit,  Chapitre V, les banques et le crédit industriel, < http://marxists.org/francais/hilferding/1910/lcp/hilf_lcp_05.htm

[20] Le capital financier, Cinquième partie, La politique économique du capital financier, chapitre XXl, Changement dans la politique commerciale, op.cit.

[21] Trotski, Histoire de la révolution russe (1930), 1. Particularités du développement en Russie, < http://marxists.org/francais/trotsky/livres/hrrusse/hrr01.htm >

[22] Nikolaï Boukharine, L’économie mondiale et l’impérialisme (1917).

[23] Lénine, La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes (1916), < http://marxists.org/francais/lenin/works/1916/01/19160100.htm

[24] Eric J. Hobsbawm, L’âge des extrêmes, Historie du court vingtième siècle, Paris, Éditions du Monde diplomatique, 2008.

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