Les ONG et la dépolitisation des résistances 

WEBER Raymond, 1er septembre 2017

  

Le Centre Tricontinental de Louvain-la-Neuve (fondé par François Houtart), dans un dossier particulièrement intéressant, s’interroge sur les rôles des ONG non seulement comme vecteur privilégié de l’action collective pour le développement, mais aussi en tant qu’outils de contestation du néolibéralisme et acteurs de changement social.

Dans son éditorial, l’éditrice Julie Godin analyse les relations entre les ONG et les Etats ou les agences internationales d’aide, l’institutionnalisation des mouvements sociaux, les recherches de financements, les facteurs de dépolitisation.

Elle aborde nombre de sujets, tels que la « bonne gouvernance » et le « développement durable », qui semblent être devenus aujourd’hui les fondements d’un modèle uniformisé et formaté de coopération au développement, mais aussi du néolibéralisme, de la privatisation de décisions publiques, de l’affaiblissement ou de la suppression des services publics, de la « société civile », de la technicisation des débats, de « la privatisation par voie d’ONG », de la porosité entre « le marché du travail des ONG et ceux des secteurs public et privé », de la légitimation, de la zone grise « entre la résistance et la collaboration », de la professionnalisation et de l’« efficacité », de l’émergence de « nouvelles élites », de l’« injonction managériale », des profondes asymétries entre « partenaires », du poids des ONG du Nord, de l’occultation des choix politiques et des déséquilibres Nord-Sud.

Différentes évolutions sont aujourd’hui observables quant à la démarche dans laquelle s’inscrivent généralement les ONG du Nord, au premier rang desquelles la nécessaire prise en compte de l’opinion des populations locales et le renforcement de leur capacité à se positionner comme interlocuteur des gouvernements en place, à travers l’élaboration de projets en « partenariat ». Cette « prise de conscience » a préfiguré l’émergence des concepts d’appropriation, d’alignement et d’harmonisation, consacrés par la Déclaration de Paris en 2005. Omniprésente au niveau verbal dans les arènes de la coopération internationale, l’approche du partenariat n’en demeure pas moins un grand impensé des relations Nord-Sud. Avec la multiplication des ONG du Sud et le renforcement des compétences en leur sein, de nombreuses ONG du Nord ne veulent plus envoyer de volontaires ou de personnel rémunéré dans le cadre de leurs projets et programmes, mais « centrent leurs efforts sur l’envoi de fonds ou la formation locale, évoquant le droit des sociétés civiles locales à se développer elles-mêmes ». Par ailleurs, le recours aux ONG locales, que ce soit en se basant sur les réseaux existants ou en appuyant la création de telles ONG, « n’est pas une solution miracle et n’est efficace que s’il est effectué avec une bonne connaissance préalable des sociétés ». Non seulement ces ONG sont situées politiquement et ne donnent accès qu’à une frange de la société – les plus visibles internationalement étant rarement celles qui ont le meilleur ancrage social –, mais « leur capacité de négociation et de partenariat avec les opérateurs du Nord, et donc […] leur insertion personnelle dans des réseaux Nord-Sud plus ou moins institutionnalisés » peuvent influencer leur statut.

Enfin, la technicisation croissante des procédures de coopération, par la généralisation de l’usage d’instruments et de procédures, tend à standardiser la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des interventions dans le Sud, au nom de l’« efficacité ». Cette diffusion de normes, de dispositifs, de procédures bureaucratiques issus du marché et de l’entreprise, qu’on peut qualifier de « bureaucratisation néolibérale », ne relève pas de simples décisions techniques, mais est significative des choix (et des caractéristiques) des politiques publiques. En effet, les objectifs fixés par les bailleurs de fonds, les mots d’ordre – qui changent au fil des modes – sont toujours, en même temps, « des valeurs et des normes qui préjugent de ce qui doit être prioritaire sur le terrain et de la façon dont il faut l’aborder, avant tout avis des populations concernées. Elles représentent de véritables grilles de lecture normatives de ces sociétés, une lorgnette qui se focalise sur certains aspects prétransformés en problèmes et en exclut d’autres ».

Pour Julie Godin, il s’agit de repenser le rôle – et la légitimité – des ONG, dans leurs actions sur le terrain et dans leurs activités de plaidoyer.

Trois points sont étudiés :

  • le phénomène de « privatisation par voie d’ONG » et l’instrumentalisation multiple de ces organisations ;
  • la « professionnalisation managériale » accompagnant l’insertion des ONG dans le « complexe développeur international » ;
  • le paternalisme dans lequel s’inscrit les actions des ONG du Nord, la voie « réformatrice » et consensuelle régulièrement privilégiée, au détriment d’une stratégie plus contestataire.

A côté de cet excellent éditorial de Julie Godin, Shankar Gopalakrishnan aborde le fait que les ONG « ne soient pas forcément un instrument de démocratie et encore moins de changement social ». Il regrette que le financement institutionnel soit, de plus en plus, accordé en fonction de « résultats » bien visibles et évaluables, selon des indicateurs imposés par les bailleurs de fonds. Ce qui empêche, selon lui, la visée d’un changement social progressif, intrinsèquement incompatible avec des indicateurs de « mesurabilité », au niveau épistémologique, et avec un « cycle de financement », au niveau temporel.

Il serait sans doute souhaitable que le Forum Politique du Cercle de Coopération des ONG continue à creuser ces questions et enjeux pour « repolitiser » l’action des ONGD, notamment en développant ses rôles de « veilleur » et de « lanceur d’alerte », afin de contribuer à la construction d’autres possibles et d’accompagner les résistances, locales et globales, à des modèles de sociétés qui restent souvent caracté-risées non seulement par l’inégalité et par l’injustice, mais aussi par leur « insoutenabilité »

Thomas Gebauer souligne que « la plupart des ONG actuelles ont été créées en réaction aux immenses transformations politiques qu’a entraînées la mondialisation du libéralisme. L’auteur parle de la substitution du privé à l’action publique, des activités facilitant l’accès aux médias, des contraintes économiques internes aux ONG, de la promotion d’intérêts commerciaux, de la légitimation politique du « il n’y a pas d’alternative ». Afin de contrer l’instrumentalisation dont elles peuvent faire l’objet et de « repolitiser » les ONG, il propose cinq pistes : il invite d’abord les ONG à développer un esprit critique par rapport à l’ambivalence de leur propre nature (à la fois visée démocratique et expression d’un manque de démocratie). Ensuite, comme les ONG sont prises dans les relations de pouvoir en vigueur, l’adoption d’une position politique s’avère indispensable afin d’éviter tout détournement de leurs activités à mauvais escient. Par ailleurs, les ONG doivent rechercher le plus d’indépendance possible, car la possibilité de changement social existe s’il y a « désir de changement », ouvertement exprimé et partagé par des citoyens, organisations et mouvements engagés, ouvrant alors la possibilité de constituer un véritable contrepouvoir. Puis, les ONG doivent garder constamment à l’esprit leur légitimité originelle, soit leur enracinement dans les mouvements qui s’opposent au système dominant, et non leur seule expertise professionnelle. Enfin, si le changement requiert la conduite de stratégies et d’actions communes, elles doivent chercher activement à se mettre en réseau, malgré le caractère laborieux que peut comporter un tel exercice. Srila Roy, dans son article : « le Mouvement indien des femmes : comprendre et dépasser l’ ONGisation », traite de la substitution des ONG aux groupes autonomes et des éléments contradictoires dans leurs actions. Cet article permet d’aborder un pan important de l’histoire et des débats du mouvement des femmes en Inde. L’auteure développe ainsi la place du « statut des femmes » comme indicateur de développement et de « gouvernance », les mobilisations contre les viols, les causes et les effets de l’ONGisation, la gestion de la pauvreté par le micro-crédit, l’absence de changements structurels, les effets des projets et les choix prioritaires d’intervention. Elle discute du « recours à des mesures en matière de planning familial qui prennent pour cible le corps des femmes », de l’autonomie qui implique une distanciation consciente par rapport aux structures autoritaires et hiérarchiques des partis et d’autres formes institutionnalisées et un rapprochement avec les prises de décisions démocratiques et collectives, de la montée du fondamentalisme hindou et des attaques contre les ONG féministes et les droits des femmes.

D’autres pratiques « localisées » sont aussi abordées, en Palestine, en Amérique centrale ou du Sud, en Ouganda, qui sont autant d’illustrations différenciées des effets de l’ONGisation, avec beaucoup de questionnements et avec quelques réponses.

Par ailleurs, Léon Koungou plaide non seulement pour un renforcement de la « désoccidentalisation » des ONG et pour un dépassement du paternalisme et de l’asymétrie des relations entre coopérant et bénéficiaire, mais surtout pour « une action humanitaire sur la réciprocité » qui est, selon lui, synonyme d’une appropriation indépendante par les sociétés du Sud de la « culturemonde » (Edouard Glissant).

Dans le dernier texte, sur : forêts et océans : quand les ONGD prennent le pouvoir, Alain le Sann plaide pour une autonomie renforcée des pêcheurs et la garantie des droits fonciers collectifs : les commons et l’auto-organisation, encore et toujours…

Il y a sans doute matière à discussion sur certaines analyses, d’autant que les contraintes liées aux différents fonctionnements institutionnels sont rarement indiquées. Il manque aussi un descriptif des plus grandes ou des ONG les plus internationalisées, de leurs lieux d’intervention, de leurs moyens humains et de leurs sources et mécanismes de financement.

Le développement des ONG, souvent sans lien avec les forces sociales d’émancipation ou peu reliées aux mouvements altermondialistes, semble bien s’articuler – selon les auteurs de la publication -, avec les préceptes néolibéraux, la place centrale du marché, le refus des débats démocratiques sur les décisions politiques, qualifié de « gouvernance ». Dans le creux des privatisations des activités sociales et de l’accentuation de la place fantasmée de la « société civile » – en réalité ni autonome des Etats et encore moins du système privé de production marchande – les ONGD, souvent, se substituent à la maîtrise citoyenne et démocratique des choix et des actions. Il ne s’agit pas de gommer des aspects utiles de leurs actions, ni de mettre en cause l’engagement des personnes investies, ni non plus de sous-estimer les créations de pont « vers des droits internationalisés », mais plutôt de souligner leur fonction de substitution et de dépolitisation liée à leurs fonctionnements, leurs financements, leurs choix, leur extériorité aux organisations de résistances sociales. La professionnalisation – au sens de séparation et de « technicité » – est le plus souvent contradictoire avec l’autoorganisation des groupes sociaux.

Que faut-il conclure de ces analyses qui, souvent, « décoiffent », mais qui posent les vraies questions que souvent les ONGD, empêtrées dans leur action quotidienne, n’ont pas le temps, ni la force, de se poser ?

Il est indéniable qu’il y a aujourd’hui, au Sud comme au Nord, un risque de dépolitisation, renforcé par les injonctions à une professionnalisation de type managérial, qui tend à réduire les ONGD à des prestataires au service de leurs bailleurs de fonds, publics ou privés. Pour autant, certaines structures, au Luxembourg comme ailleurs, ont conquis les moyens financiers et symboliques d’une autonomisation relative qui leur permet de jouer un rôle d’autorité morale, voire de productrices de normes, dans nombre de débats sociaux et environnementaux globaux.

Il serait sans doute souhaitable – pour terminer sur le Luxembourg – que le Forum Politique du Cercle de Coopération des ONG continue à creuser ces questions et enjeux pour « repolitiser » l’action des ONGD, notamment en développant ses rôles de « veilleur » et de « lanceur d’alerte », afin de contribuer à la construction d’autres possibles et d’accompagner les résistances, locales et globales, à des modèles de sociétés qui restent souvent caractérisées non seulement par l’inégalité et par l’injustice, mais aussi par leur « insoutenabilité ».

 

 

 

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