Les nouveaux habits de l’impérialisme (3)

Ronald Cameron et Pierre Beaudet

 

Une hégémonie sous pression

Certes, les États-Unis n’occupent plus la même place qu’ils avaient construite aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Des compétiteurs réels existent, à commencer par la Chine qui, si elle réussit à consolider ses avancés économiques, technologiques et militaires, pourrait représenter, à long terme, une menace à l’hégémonique américaine, surtout si elle développe une alliance stratégique avec la Russie. Les puissances dominant l’Union européenne, à commencer par l’Allemagne, essaient également de stabiliser leurs positions.

Bref, l’histoire est loin d’être terminée et pourrait déboucher sur des affrontements de grande envergure qui ressembleraient, sans être identiques, à la montée des contradictions inter-impérialistes qui avaient secoué le monde capitaliste durant la première moitié du vingtième siècle. Cependant, il y a des facteurs structurels qui laissent penser que l’implosion du monde, comme celle qui était survenue pendant la première moitié du vingtième siècle, n’est pas vraiment à l’ordre du jour.

On a pensé un certain temps, un peu vite sans doute, que les « pays émergents » pourraient eux-aussi monter dans la hiérarchie, en sous-estimant la force du « dispositif » impérialiste américain, qui a pénétré, plus en profondeur qu’auparavant, les élites locales qui ne constituent plus vraiment des bourgeoisies « nationales », ce qui n’exclut pas complètement, ici et là, des contradictions et des fissures entre le « centre » et les « semi-périphéries ». Selon Nikos Poulantzas, qui avait vu venir la chose avant tout le monde[1], la domination « hégémonique » (coercition + consentement) de la bourgeoisie américaine se déploie. avec et à travers des bourgeoisies « locales », qui ne fonctionnent pas selon les mêmes rapports de subalternité de l’époque « classique » de l’impérialisme et du colonialisme, mais qui acceptent de participer, à des degrés divers et selon des modalités distinctes, à la gouvernance du système[2]. Des alliés-subalternes privilégiés occupent des positions plus élevées, pour des raisons historiques et contemporaines. D’autres sont relégués et quand ils menacent de déstabiliser l’ensemble, on dispose de stratégies éprouvées pour les éliminer (« regime change »).

Le cas de la Chine est particulier. Il y a un réel processus de consolidation d’un capitalisme « national » d’un type particulier, bien branché sur la mondialisation néolibérale d’autre part. La montée fulgurante de ce pays dans la hiérarchie économique mondiale ne doit cependant pas masquer les grandes vulnérabilités d’un pays qui dispose de moins de 6 % des terres arables pour une population qui représente 22 % de l’humanité. La projection du capitalisme « made in China » dans le reste du monde, le grand projet actuel du Parti/État, est un formidable défi, du fait du grand écart qui reste entre les capacités militaires de la Chine et celles des États-Unis, et du fait, également, que la Chine n’est pas encore en mesure de fissurer la domination culturelle et idéologique états-unienne (le « soft power » sous toutes ses formes).

Enfin, entre le noyau « dur » du dispositif et ses embranchements multiples, il y a également de multiples contradictions qu’on entend dans les controverses sur les accords commerciaux, voire sur la gestion de certaines crises. Ainsi, les alliés-subalternes européens tentent de défendre leurs propres intérêts, ce qui est difficile du fait que l’Union européenne est en déclin tant sur le plan économique que politique. Aux États-Unis même, la coalition autour de Trump reste fragile, bien qu’elle ait réussi de rallier, autour du projet réactionnaire, des segments importants de l’élite économique[3]. Au départ réticents, ceux-ci constatent les bénéfices à court terme des politiques économiques de Trump (les baisses d’impôt, la dérèglementation, etc.). En fin de compte, ils misent sur une restructuration de la mondialisation néolibérale sous le leadership américain, ce qu’ils espèrent protéger, soit en « modérant » les ardeurs de Trump (par exemple dans les dossiers des accords de libre-échange, soit en investissant dans la consolidation du Parti Démocrate recentré à droite, dans la lignée de ce que le clan Clinton a réussi depuis 25 ans.

[1] Nicos Poulantzas, Les Classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Éditions du Seuil, 1974

[2] Negri et Hardt (Empire, Exils, 2000) ont mis sur la table d’idée d’un Empire « désincarné », sans l’hégémonie d’un État (les États-Unis). Gindin et Panich (The making of global capitalism, Verso 2012) estiment au contraire que l’omnipuissance américaine impose toujours des rapports hiérarchiques rigides.

[3] On pense notamment aux méga entreprises actives dans le secteur de l’énergie, des armements, du domaine spatial et aéronautique, etc.

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