États-Unis : qu’est-ce qui se cache derrière les grèves des enseignant-es ?

Ellen David Friedman, Jacobin, 20 mai 2018 (Traduit et abrégé par Laurence Perreault-Rousseau)

Face aux grandes mobilisations des enseignant-es qui se multiplient en Virginie occidentale, Oklahoma, Arizona, Kentucky et Colorado se multiplient, plusieurs questions se posent. Pourquoi cette révolte étonnante se produit-elle là où les syndicats sont faibles, où les droits du travail sont battus en brèche et où l’opinion populaire est considérée comme étant à droite ?

Économies

Les motivations économiques sont évidentes. Les restrictions prolongées et incessantes des salaires et des avantages sociaux ont conduit les enseignants à un état de précarité normalement réservé aux travailleurs qui n’ont pas de diplômes universitaires. L’insécurité financière s’accompagne d’une érosion de la sécurité d’emploi, car les périodes de probation statutaires sont allongées (trois ans de probation sont maintenant la norme) et la titularisation est diluée. Des dizaines de milliers d’enseignants comprennent maintenant que le système fiscal est conçu pour affamer les services publics et nourrir les portefeuilles des entreprises. Cela transforme leur sentiment d’être sous-évalué en une compréhension du fait qu’ils ont été trahis par les grandes entreprises et l’État lui-même.

Sociologies

En tant que travailleurs, les enseignant-es se trouvent dans une position structurelle unique aux États-Unis. L’enseignement est la seule profession entièrement publique aux États-Unis. Les enseignant-es font partie d’une catégorie réglementée par la législation de travail. Ils-elles sont employés-es et rémunérés-es par des organismes publics et sont soumis-es à la gouvernance publique. Par ailleurs, il s’agit d’une forme très décentralisée d’emploi public, dont le financement et la gouvernance sont historiquement confiés aux villes. Et c’est une profession horizontale où, jusqu’à tout récemment, les écoles étaient des lieux peu hiérarchisés et où les enseignants étaient assez autonomes. Il s’agit là de conditions structurelles qui reflètent et renforcent des principes radicalement démocratiques. C’est ce qui explique sans doute que l’enseignement a le taux de syndicalisation le plus élevé de toutes les catégories d’emplois aux États-Unis. Plus que tout autre secteur de travailleurs, les enseignants vivent dans un environnement ou associatif assez riche.

Les enseignants peuvent être considérés, à bien des égards, comme un élément central du projet de la société civile américaine. L’éducation publique a été le principal moyen d’intégrer les « futurs citoyens » dans l’engagement économique, social et politique. L’exclusion d’une éducation publique adéquate a été un moyen d’exclusion de la société civile en général. En raison de leurs liens intimes et vitaux avec les parents, les contribuables, les électeurs, les fournisseurs de services sociaux, l’enseignement supérieur et le marché du travail qui attend les élèves, les enseignants peuvent parler des besoins de toute la communauté et les amplifier. La combinaison de ces trois rôles entrelacés a un potentiel radical.

Syndicalismes

Dans les années 1980, alors que le nombre d’enseignantes et d’enseignants syndiqués augmentait et que les revenus des cotisations montaient en flèche, les syndicats ont commencé à embaucher du personnel et à se professionnaliser, reléguant les membres au statut de client. Cela est conforme à la tendance historiquement reconnue comme la « loi de fer de l’oligarchie », par laquelle la bureaucratie supplante la démocratie.

Mais la bureaucratie elle-même n’est pas le problème principal. L’arrivée du néolibéralisme a également remodelé nos syndicats. Alors que nous associons généralement le néolibéralisme au fondamentalisme de marché, c’est la montée des principes organisationnels néolibéraux qui s’est avérée toxique pour la démocratie syndicale. Au milieu des années 1990, de nombreux syndicats et organismes sans but lucratif de toutes les allégeances se sont tournés vers les méthodes de gestion d’entreprise.

Les membres étaient souvent traités de façon paternaliste. L’information et la prise de décision étant opaques, de même que les accords secrets conclus entre les dirigeants syndicaux et les politiciens, et parallèlement, les privilèges s’accumulaient aux échelons supérieurs. Les salaires des cadres supérieurs ont grimpé en flèche tandis que le salaire net moyen des membres stagnait, les bureaux des syndicats syndicaux étaient rénovés pendant que les bâtiments scolaires s’effondraient. Les canaux de prise de décisions syndicales sont passés de démocratiques à despotiques, reflétant souvent le leadership autocratique des conseils scolaires et des administrateurs qui les emploient.

La démobilisation de millions d’enseignants au sein de leur propre syndicat ne doit pas être comprise comme un problème de « membres apathiques », bien que le personnel syndical et les dirigeants élus le décrivent souvent de cette façon. Il s’agit plutôt du résultat logique de l’adoption par les syndicats d’une culture d’entreprise au cours des dernières décennies qui dégrade et exclut les membres de la base.

Réponses par en bas

Mais de cette paralysie et de cet isolement, une puissante contre-tendance émerge, tels les caucus progressistes de syndicats enseignants et des groupes de syndicalistes formés pour pousser leurs syndicats à l’action. Ce mouvement possède les caractéristiques authentiques d’un mouvement social : il est ascendant, fragmenté, non financé, enraciné dans une analyse sociale critique et attaché à des valeurs radicalement démocratiques. Les éléments de programme se traduisent par la démocratie syndicale, la dignité des éducateurs et des étudiants, et la défense de l’éducation publique. Ce qui veut dire de lutter pour ouvrir la négociation, insister sur la transparence et la responsabilité à l’intérieur du syndicat, soulever des questions sociales critiques (racisme, immigration, intimidation, embourgeoisement) et travailler à travers la résistance des autres syndicalistes. Également, cela veut dire tendre la main humblement aux parents, aux groupes communautaires, aux autres syndicats, aux groupes confessionnels et aux organisations à vocation sociale en tant que partenaires dans la lutte pour rééquilibrer le pouvoir des élites vers la majorité.

Convergences

Les insurgés de Virginie-Occidentale, d’Arizona, du Kentucky, de l’Oklahoma et du Colorado qui réfléchissent à la manière de consolider le pouvoir de la base à l’intérieur de leurs syndicats ont également trouvé leur chemin sur la plateforme UCORE et Labor Notes, réunissant des activistes enseignants des États républicains et des villes démocrates, des environnements syndicaux faibles et forts, pour découvrir qu’ils veulent tous la même chose : utiliser le pouvoir collectif de la base pour gagner le progrès social pour la majorité.

Lorsqu’il n’y a pas d’accès à des canaux de changement significatifs, les travailleurs recourent naturellement au seul pouvoir que personne ne peut leur voler — le pouvoir de retirer leur force de travail. Cette chaîne spontanée de grèves sauvages peut être le seul recours qui reste aux enseignants lorsque les syndicats et les politiciens les laissent tomber, mais elle est aussi facilitée par la faiblesse même de l’environnement bureaucratique syndical. Par contraste, les caucus syndicaux progressistes émergent dans des environnements syndicaux généralement « forts » dans des villes ou régions plus progressistes, où ils passent plus de temps à combattre leur propre bureaucratie syndicale et beaucoup moins à déclencher l’action spontanée et unifiée qui se manifeste dans les environnements syndicaux « faibles ».

Mais les syndicalistes enseignants des deux milieux sont dans un moment de mouvement. Si nous gardons à l’esprit l’affinité immédiate ressentie par les enseignants insurgés et les enseignants du caucus, leur sens du but commun, leur espoir commun d’une culture syndicale démocratique, activiste et ascendante, leur volonté de prendre des risques et leur refus d’être complaisants, nous pouvons commencer à voir le potentiel de convergence des enseignants.

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