Le grand projet chinois

 

Philippe Riès, Médiapart, 10 juin 2018

Parties de l’Orient extrême, les « nouvelles routes de la soie », autrement dit la BRI (Belt and Road Initiative) chère au président chinois Xi Jinping, devraient se dérouler jusqu’à l’extrémité occidentale de la masse continentale eurasiatique. Le groupe public d’énergie chinois CTG (China Three Gorges) vient ainsi de lancer une offre publique d’achat sur le capital de EdP [1], première entreprise portugaise par le chiffre d’affaires, la capitalisation et les bénéfices. Il s’agit là d’une petite illustration d’un dessein stratégique de long terme qui place la Chine sur une trajectoire de collisions répétées, sinon de confrontation ouverte avec les États-Unis. C’est aussi la toile de fond des épisodes récents de négociation et de confrontation, à Washington et à Pékin, avec la touche d’imprévisibilité liée au comportement erratique de l’hôte actuel de la Maison Blanche.

Des conflits qui durent

Ce qui frappe dans le bras de fer en cours entre les États-Unis et la Chine, c’est une impression de déjà-vu. Dans les années 1980 et 1990, quand le Japon occupait le rôle de vilain aujourd’hui attribué à la Chine par l’incohérente administration Trump, l’archipel s’était engagé à promouvoir les importations en provenance des États-Unis, à faciliter l’accès au marché japonais des produits américains, notamment agricoles (viande de bœuf, soja, etc.) et même à limiter « volontairement » ses exportations de voitures vers l’Amérique. En 1985, année du célèbre accord du Plaza organisant une dévaluation ordonnée du dollar pour réduire (déjà) le déficit commercial des États-Unis, celui-ci était avec le seul Japon de 46 milliards de dollars. Et en 2017, certes rapporté à des économies (notamment celle des États-Unis) et à des échanges sensiblement plus importants ? De 68,8 milliards de dollars.

Tout en cédant partiellement à la pression américaine, les responsables nippons de l’époque essayaient de rappeler à leurs interlocuteurs américains que le déficit des comptes extérieurs était avant tout le résultat de conditions macro-économiques, surtout du très bas niveau du taux d’épargne aux États-Unis. En mars 2018, le taux d’épargne des ménages américains était de 3,1 %. Le taux d’épargne brut (tous secteurs confondus) était aux États-Unis de 16,8 % en décembre 2017, de 26,2 % au Japon et de 46,4 % en Chine.

Une autre cause du déséquilibre permanent des comptes extérieurs américains est bien sûr le statut privilégié du dollar, le « déficit sans pleurs » défini par Jacques Rueff permettant à la puissance dominante de faire financer son train de vie par le reste du monde. Au demeurant, la politique expansionniste de Trump, avec ses baisses d’impôts pour les entreprises et les ménages les plus aisés, va creuser le déficit budgétaire, accentuant la « desépargne » du secteur public, avec comme effet prévisible l’aggravation des déficits extérieurs.

Mais la Chine n’est pas le Japon, dépendant des États-Unis pour sa sécurité, ce que les négociateurs « commerciaux » ou « financiers » américains ne manquaient jamais de rappeler à leurs interlocuteurs nippons. Après un premier round positif de négociations conduites à Washington par le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin (dont la compétence en matière commerciale est douteuse), la mission de finalisation du très protectionniste secrétaire au commerce Wilbur Ross à Pékin s’est soldée par un échec.

Premier détentrice étrangère de la dette publique des États-Unis, déjà très grosse acheteuse de denrées agricoles américaines, la Chine a exigé en préalable à tout accord la levée de la menace de tarifs douaniers punitifs sur 50 milliards de dollars de produits chinois exportés vers les États-Unis. ZTE, électronicien chinois privé de composants américains pour avoir contourné les embargos sur l’Iran et la Corée du Nord, s’en tire finalement avec une nouvelle lourde amende (1,4 milliard de dollars, dont 400 millions placés sous séquestre), mais va pouvoir reprendre ses activités, au bénéfice de Qualcom et Intel (entre autres), victimes américaines de ce contentieux.

Non seulement l’actuel gouvernement américain n’a pas retenu les leçons du passé, mais son approche mercantiliste, miroir de celle reprochée hier au Japon et aujourd’hui à la Chine, est déphasée par rapport à la réalité des échanges dans l’économie mondialisée telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Comme l’ont démontré les travaux lancés par l’OMC (entre autres) sur l’impact des chaînes globales de valeur, l’indicateur du commerce extérieur est peut-être le plus défectueux d’une batterie d’indices macro-économiques progressivement frappés d’obsolescence (qui vont de l’inflation à l’incontournable PIB) ou appelant tout au moins une sérieuse mise à jour.

Ces travaux ont documenté le fait qu’une part résiduelle de la valeur ajoutée incorporée dans des produits exportés par la Chine reste dans ce pays. Un autre exemple, puisque Trump ambitionnerait aussi de s’attaquer aux échanges dans l’industrie automobile, est le nombre de passage des frontières nord et sud des États-Unis qu’effectuent les pièces et composants d’un véhicule qui sera finalement importé depuis les usines d’assemblage installées chez leurs partenaires de l’Aléna, Canada et Mexique : sept en moyenne.

Une obsession déplacée pour le déficit commercial

Dans une récente étude [2], Robert Lawrence, du Peterson Institute for International Economics (PIIE), a expliqué en quoi l’obsession du Donald et de son trio de mercantilistes – Peter Navarro, Wilbur Ross et Robert Lighthizer [3] – pour le déficit du commerce extérieur américain repose sur une série de contresens. Outre leur ignorance de la corrélation classique avec les taux d’épargne et d’investissement déjà mentionnée, il souligne qu’un déficit des comptes courants n’est pas nécessairement une mauvaise chose, qu’il ne résulte pas nécessairement de mauvaises politiques commerciales (que le Donald impute à tous ses prédécesseurs à la Maison Blanche), qu’il n’est pas nécessairement responsable de pertes d’emploi et d’une faible croissance, ni même du déclin de l’emploi manufacturier américain (le coupable numéro un étant la hausse continue de la productivité). Il rappelle enfin que l’idée d’un commerce extérieur équilibré sur une base bilatérale entre pays participants aux échanges mondiaux est un non-sens économique.

« Les Américains, conclut Lawrence, se porteront mieux si les États-Unis peuvent utiliser les négociations commerciales pour ouvrir les marchés étrangers à leurs exportations, pas pour accroître l’excédent commercial américain mais plutôt parce que le revenu des Américains sera plus élevé si un plus grand nombre de travailleurs peuvent être employés dans les entreprises les plus efficaces, qui offrent des salaires plus élevés, et si ces firmes peuvent exporter à de meilleurs prix. De la même manière, le niveau de vie aux États-Unis sera plus élevé s’ils abaissent leurs barrières commerciales pour donner aux consommateurs des importations meilleur marché, tout en augmentant l’efficacité économique. En fin de compte, l’objectif de la politique commerciale américaine ne doit pas être l’équilibre des échanges mais l’élimination des obstacles commerciaux à domicile et hors du pays. »

Il y a un quart de siècle, l’avocat des politiques protectionnistes qui ont aujourd’hui les faveurs du Donald et de ses séides s’appelait Clyde Prestowitz, membre éminent de la cohorte des prophètes de malheur annonçant la soumission prochaine des États-Unis au futur « Number One », le Japon. En août 2016, il était sorti de sa retraite pour reprendre, dans le New York Times, les mêmes arguments éculés contre la signature par les États-Unis du Partenariat trans-pacifique (TPP). Ce qui était une promesse électorale démagogique de Trump, le retrait d’un accord négocié par l’équipe Obama, est devenu après son élection le plus beau cadeau géostratégique que Washington pouvait offrir à Pékin. D’autant que les 11 autres pays signataires ont maintenu l’accord, en y introduisant des dispositions rendant un retour des États-Unis, aujourd’hui saisis, semble-t-il, par le remords, très difficile.

Dans une analyse publiée par Forbes [4], Dan Ikenson, du Cato Center for Trade Policies, répondait immédiatement par une démolition en règle des thèses de Prestowitz. Il y faisait observer qu’après 41 années de déficit extérieur, l’économie américaine, ayant triplé de taille en termes réels, ne se portait pas si mal et que ses difficultés n’étaient certainement pas liées à son degré d’ouverture. Faisant le bilan de la position financière extérieure des États-Unis, Ikenson remarquait que « l’unique portion du déficit commercial que le public américain devrait rembourser est celle qui finance la dette du gouvernement américain, équivalant à environ un cinquième de la valeur des investissements étrangers [aux États-Unis], et ne résulte pas de la politique commerciale ou d’investissement mais des dépenses excessives du gouvernement ». En soulignant que les avocats du protectionnisme commercial sont souvent les mêmes qui demandent toujours plus de dépense publique.

« En fait, explique entre autres choses Ikenson, on peut raisonnablement plaider que le déficit commercial est en réalité une BONNE chose pour les États-Unis, parce que la combinaison du repli d’une production intérieure moins efficace résultant de cette fuite temporaire et de l’expansion de l’activité économique associée à l’entrée d’investissements directs étrangers produit une augmentation nette de la valeur ajoutée aux États-Unis (ainsi que d’autres bénéfices). En d’autres termes, les investisseurs étrangers qui installent ou développent leurs opérations aux États-Unis tendent à représenter la crème de la crème des entreprises étrangères qui ont réussi sur leur propre marché et sont devenues globales, disséminant les meilleures pratiques de l’industrie et les idées nouvelles, et affichent des performances supérieures à la moyenne du secteur privé américain. »

Puisqu’il semblerait que Donald Trump, dont le niveau d’information sur le sujet se limite aux marques des voitures de luxe stationnant au pied de sa tour tape-à-l’œil de Manhattan, ait l’intention de s’attaquer aux véhicules importés (pas du tout de Chine, au demeurant), l’industrie automobile illustre parfaitement le propos d’Ikenson. Les « transplants » édifiées en Amérique par, successivement, les constructeurs japonais, coréens et allemands, assurent une partie substantielle de la production et surtout des exportations automobiles des États-Unis.

La démonstration est encore plus probante au Royaume-Uni, où la production automobile est redevenue significative mais assurée quasi exclusivement par des constructeurs étrangers. L’aiguillon de la concurrence étrangère, associée à une restructuration drastique à la faveur de la crise financière globale après 2008, a par ailleurs permis une certaine renaissance de Detroit, après des années de dérives industrielle et financière qu’un protectionnisme « sélectif » n’avait pas pu enrayer.

Comme dans le cas des sanctions douanières sur l’acier et l’aluminium désormais confirmées à l’encontre des pays partenaires et alliés des États-Unis (Canada, Mexique et Union européenne), comme si l’Amérique pouvait se passer de soutiens dans son affrontement géostratégique avec la Chine, Trump compte invoquer la sécurité des États-Unis pour justifier son protectionnisme automobile. Motif difficilement soutenable au regard des règles du commerce international (et qui serait donc attaqué à l’OMC), mais surtout dérisoire si l’on considère le vrai défi lancé à l’hégémonie que les États-Unis ont exercée depuis la fin du second conflit mondial.

Singer la Chine pour la combattre ?

Comme l’explique Arthur Kroeber, le spécialiste de la Chine chez Gavekal Research, « la rivalité entre les États-Unis et la Chine n’est pas principalement commerciale et ne concerne que marginalement Donald Trump. Il s’agit en fait de l’émergence de la Chine au cours des cinq dernières années comme un formidable candidat un rôle économique et politique influent, un aspirant au leadership technologique et un puissant investisseur global. Ces développements ont conduit l’establishment sécuritaire et diplomatique américain à conclure que les États-Unis sont désormais engagés dans une compétition stratégique de long terme avec la Chine pour la supériorité technologique et militaire, et la domination du système économique global ».

De fait, la Chine de Xi Jinping a non seulement démenti, pour le moment, les Cassandre occidentales, qui ont confondu les tensions provoquées par un processus d’ajustement structurel massif (loin d’être achevé) avec les prémices d’un effondrement économique et social, mais le numéro un chinois a consolidé un pouvoir politique personnel lui permettant, sans limite de temps prévisible, de cheminer sur les axes stratégiques qu’il a définis dans un programme centré sur les infrastructures comme la BRI ou encore dans « Chine 2025 ». Ce manifeste de « politique industrielle » vise à accroître considérablement les capacités et les performances des entreprises chinoises dans une vingtaine de secteurs de pointe définis comme stratégiques, allant des semi-conducteurs et de la robotique à la pharmacie et aux matériaux avancés, une politique spécifique étant dédiée à la seule intelligence artificielle.

Le cas de ZTE, contraint par les sanctions américaines de cesser la fabrication de lignes entières de produits, n’est qu’une illustration du retard et de la dépendance de la Chine dans les composants électroniques. Le pays importe annuellement pour quelque 260 milliards de dollars de « puces » diverses et variées, pour l’essentiel des États-Unis, de Taiwan, de la Corée du Sud et du Japon, dont une grande partie est réexportée dans les produits finis assemblés sur le territoire chinois. Ce n’est pas un hasard si quelque 120 milliards de dollars, sur les 330 milliards mobilisés dans des fonds publics de capital-risque pour financer le programme « Chine 2025 », iront au seul secteur des semi-conducteurs. Bien entendu, le châtiment imposé à ZTE par la justice « extra-territoriale » américaine ne peut qu’encourager les dirigeants chinois à accélérer la marche à l’autosuffisance pour les composants électroniques.

Le jeu ambigu

Quant à savoir si cette cible, mouvante par définition, peut être atteinte, dans quels délais et à quel prix, c’est une autre affaire. D’abord, l’heure de la négligence bienveillante des pays les plus avancés à l’égard du comportement prédateur de la Chine en matière de propriété intellectuelle est en train de passer, comme le signale la plainte déposée par l’UE à l’OMC. Parallèlement, les « Occidentaux », qui ont massivement investi en Chine depuis plus de deux décennies (256 milliards de dollars par quelque 70 000 entreprises américaines, par exemple), commencent à surveiller, voire bloquer les prises de participation d’entreprises chinoises dans des actifs industriels jugés sensibles. Mais c’est plus facile pour les États-Unis, dotés d’un gouvernement unique et de la législation adéquate, que dans une Union européenne souvent divisée et qui s’éveille seulement au problème. L’exemple d’EdP est révélateur : les Portugais, à commencer par le gouvernement de Lisbonne, semblent beaucoup moins craindre un actionnaire chinois lointain aux poches profondes qu’une prise de contrôle par un voisin espagnol (Gas Natural ne cachait pas son intérêt) qui pourrait effacer très vite l’identité lusitanienne de l’ancien électricien public.

Ensuite, il est hasardeux d’extrapoler à partir des succès chinois dans la « vieille industrie » (du textile à l’acier), accompagnés d’ailleurs d’échecs et de gaspillages en capital notoires, pour en déduire que le plus important manufacturier au monde deviendra automatiquement le plus performant et le plus avancé. En dépit des succès de certains géants du secteur privé (les BATX ou « GAFA chinois »), à l’abri toutefois d’une protection étatique, l’essentiel des ambitions chinoises est encore porté par des entreprises d’État, dont les performances passées sont pour le moins mitigées et la réforme toujours promise loin d’être une réalité. Un large accès au fonds publics n’est qu’une des conditions du succès, pas la plus décisive. Kroeber encore : « Mais il n’y a pas de garantie que toutes ces dépenses se traduiront par des résultats en recherche de grande qualité. Avec Xi, l’État chinois devient de plus en plus centralisé et coordonné, et cela peut faire peur – mais dans les faits, des systèmes fortement centralisés affichent des performances médiocres quand il s’agit de fournir dans le temps des gains réguliers en productivité et en innovation. »

Obsédé par le déficit commercial, venu d’un secteur économique à la fois très réglementé et naturellement protégé de la concurrence étrangère (l’immobilier), Trump semble ignorer ce qui a fait (en simplifiant) la force du « modèle américain » : décentralisation, concurrence, initiative privée (même si la recherche publique militaire a souvent joué un rôle initial fondamental), ouverture, respect assez général des règles, nationales et internationales, sous la surveillance d’un système judiciaire indépendant. Ce qui l’a déjà affaibli et pourrait le menacer, c’est l’ébranlement de ces piliers, que l’on pense au surpoids de la rente financière, au mépris du système multilatéral ou à l’émergence de nouveaux monopoles face auxquels le pouvoir politique semble avoir rendu les armes. Singer la Chine pour la combattre n’est sans doute pas une bonne idée.

Notes

[1https://www.mediapart.fr/journal/economie/110518/china-three-gorges-propose-9-milliards-de-dollars-pour-le-portugais-edp

[2https://piie.com/publications/policy-briefs/five-reasons-why-focus-trade-deficits-misleading

[3] Lire ici : https://www.mediapart.fr/journal/economie/200317/l-offensive-commerciale-de-trump-contre-la-chine-se-fait-attendre

[4https://www.forbes.com/consent/?toURL=https://www.forbes.com/sites/danikenson/2016/08/23/41-straight-years-of-trade-deficits-yet-america-still-stands-strong/#ed07422d4cd2

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