Afrique du Sud : pour ou contre l’ANC

 

Thomas Cantaloube, Médiapart, 6 mai 2019

On n’aimerait pas être sud-africain en ce mercredi 8 mai 2019 d’élections générales. Vingt-cinq années après le premier scrutin véritablement démocratique dans la foulée de la chute de l’apartheid, la plupart des électeurs sont confrontés à un choix délicat : voter pour ou contre l’ANC, le parti de Nelson Mandela et de la libération des Noirs ?

Autrefois, ce choix n’était guère difficile : le parti archi-dominant fonctionnait comme un attrape-tout. Fort de sa mémoire glorieuse de premier vecteur de la lutte contre un système inique de séparation des « races » , l’ANC faisait le grand écart entre ses origines marxistes et une nouvelle génération ouverte au business , tout en offrant un pont entre Blancs, Noirs et « Coloured » . Tout le monde ou presque y trouvait son compte, ce qui explique des scores jamais descendus en dessous des 60 % depuis 1994 (avec une pointe à 70 % en 2004).

Mais depuis que Jacob Zuma est parvenu au sommet de l’ANC puis à la présidence du pays en 2009, le parti est devenu synonyme de clientélisme, de corruption, de violence et d’inefficacité. Ce qui s’est reflété dans le rayonnement du pays. Alors qu’à l’orée des années 2000, l’Afrique du Sud tenait fièrement son rang en Afrique, mais aussi au-delà (en tant que « pluriel » ajouté aux BRICS ), et pesait dans la diplomatie de son continent et du reste du monde, le pays est aujourd’hui scruté avec inquiétude. Il n’est plus que la seconde économie africaine derrière le Nigeria, et sa voix ne porte plus que très faiblement tellement elle est abîmée par ses tourments internes.

Une étude récente du cabinet international Eunomix résume la situation ainsi : « La performance économique de l’Afrique du Sud a atteint un pic en 2007. Depuis, le pays a connu un déclin de tous ses indicateurs économiques, sociaux et sécuritaires. L’Afrique du Sud est désormais un État fragile qui risque de s’affaiblir encore davantage. »

Parmi les 178 nations examinées par Eunomix, l’Afrique du Sud est celle qui affiche le déclin le plus marqué de toutes les nations qui ne sont pas en guerre. Elle est par ailleurs depuis plusieurs années l’un des pays les plus inégalitaires au monde.

Si la « nation arc-en-ciel » est partie de très bas, en tout cas pour la majorité noire, d’importants progrès ont été réalisés dans les dix ou quinze premières années post-apartheid. La proportion des foyers sans électricité est passée de 42 % de la population à 10 %, le nombre de personnes ne mangeant pas à leur faim est quasiment tombé à zéro et la classe moyenne est désormais composée pour moitié de Noirs, alors qu’il n’y en avait que très peu avant 1994.

« Les progrès sont réels et mesurables pour la plupart des citoyens, en particulier les Noirs qui composent 80 % de la population, explique Dirk Kotze, professeur à l’université de Pretoria. La mauvaise nouvelle, c’est que tous ces progrès plafonnent depuis 2009-2010. »

L’Afrique du Sud a certes été frappée comme le reste du monde par la crise financière de 2008, mais c’est surtout « l’ère Zuma » qui est rendue responsable de cette situation par la plupart des analystes comme par une partie de la population. La génération de Sud-Africains « nés libres » (les « born free »), à partir des années 1990, est particulièrement revendicatrice et désabusée : elle a le sentiment que les promesses de l’ANC à la chute de l’apartheid n’ont pas été tenues.

Or cette génération est également celle qui a grandi et s’est éveillée à la politique durant les années Zuma (2007-2017).

Il semble peut-être exagéré de blâmer un seul homme pour tous les maux d’un pays, mais le fait est que, depuis une décennie, il est devenu quasiment impossible d’ouvrir un journal sud-africain sans tomber sur une affaire de corruption, d’évasion fiscale, de meurtre politique, de défaillance des institutions, qui ne remonte pas à l’ancien président et à son entourage, sa « clique ».

Des entreprises publiques autrefois prospères comme la compagnie aérienne nationale ou celle d’électricité ont servi de tirelire pour des projets hasardeux dont une partie des fonds a été détournée. L’organisme policier chargé de lutter contre la corruption financière, « les Faucons, a été démantelé. Des juges, des hauts fonctionnaires et des ministres ont été démis puis remplacés par des hommes liges, dont plusieurs ont dû démissionner tellement leur incompétence apparaissait flagrante. Des politiciens supposés vivre de leurs traitements d’élus se sont soudain fait construire des villas de millionnaires et se sont mis à rouler en voitures de luxe.

L’ANC s’est progressivement transformé de parti de libération en parti de gouvernement puis en véhicule de promotion sociale. Dans un pays où le taux de chômage officiel déjà élevé (27 %) ne reflète que partiellement la difficulté à trouver un emploi, l’ANC est devenu un sésame pour une vie meilleure.

Comme l’expliquait fin 2017 Jeremy Cronin, numéro deux du Parti communiste sud-africain et ministre adjoint des travaux publics : « Si vous êtes un jeune dans un township ou dans un village à la campagne et que vous ne savez pas jouer de la musique ou que vous n’êtes pas bon au football, la politique est la voie hors de la pauvreté et le moyen d’accumuler du capital pour ceux qui n’en ont pas. »

« Cette élection s’apparente à un référendum : pour ou contre tourner la page des années Zuma »

Cette situation de quasi-corruption institutionnalisée a évidemment créé des frictions au sein de l’ANC. Tout d’abord entre ceux qui se battent pour des postes de pouvoir afin de s’enrichir. Entre 2000 et 2017, près de 300 assassinats politiques ont été recensés (dont une fraction importante au coeur du KwaZulu-Natal, la province dont est originaire Jacob Zuma), la plupart des victimes étant des membres de l’ANC et la majorité des coupables jamais appréhendés.

Mais l’ANC s’est aussi fracturée entre le « clan Zuma » et ceux qui s’alarment de la pente glissante sur laquelle le parti et le pays sont engagés. Cette dernière faction a pris de justesse le pouvoir en février 2018, en portant à sa tête et à la présidence Cyril Ramaphosa.

Cet ancien syndicaliste , négociateur de la fin de l’apartheid, homme d’affaires et « fils préféré » de Nelson Mandela, est devenu le dernier espoir de tous ceux qui veulent sortir le pays de l’ornière. Mais sa marge de manoeuvre est serrée tellement les pro-Zuma mènent une bataille d’arrière-garde pour conserver leurs postes, leurs privilèges et leurs manières de faire.

« Ils ne forment pas un clan uni : il s’agit plutôt d’un enchevêtrement de barons locaux, de vieux marxistes qui rejettent les politiques pro-business du gouvernement et de piliers du parti indélogeables car ils contrôlent des milliers de membres », raconte Sphiso Nkumana, un ancien militant de l’ANC qui a rendu sa carte en 2014. « Mais, tous ensemble, ils menacent la survie de Ramaphosa. »

C’est la raison pour laquelle ce dernier mène une campagne électorale étrange en admettant « les erreurs du passé » et en demandant aux électeurs un mandat pour réformer l’ANC avant même le pays.

« Nous sommes dans la position bizarre de devoir mener campagne auprès des déçus de l’ANC et de ceux qui ne votent pas traditionnellement pour le parti afin qu’ils nous fassent confiance pour transformer l’ANC, et pour pouvoir remettre le pays sur les rails, confie Phillip Dexter, un soutien de Ramaphosa au sein de l’ANC. Cette élection s’apparente à un référendum : pour ou contre tourner la page des années Zuma. »

Selon la plupart des politologues et des sondeurs sud-africains, l’ANC devrait remporter encore une fois la majorité absolue. Mais la question est celle de l’importance de la victoire : si Ramaphosa parvient à endiguer les pertes de l’ANC, continues depuis 2004, avec un bon taux de participation (lui aussi en baisse constante), alors il pourra considérer que sa ligne est validée. Si, au contraire, le déclin se poursuit, il sera menacé en interne par la faction des « pro-Zuma ».

Depuis quinze mois qu’il est à la tête de l’ANC et du pays, Cyril Ramaphosa a entamé des réformes, éloignant certains ministres ou hauts fonctionnaires soupçonnés de corruption, nommant un nouveau procureur et allant à la recherche de nouveaux investissements étrangers pour le pays (il a récolté environ 20 milliards de dollars). Mais il doit faire avec une marge de manoeuvre réduite.

De nombreux barons locaux de l’ANC lui sont opposés, soit parce qu’ils souhaitent préserver leur rente, soit parce qu’ils contestent les politiques pas assez sociales du gouvernement. « Le rythme des réformes promises est extrêmement lent, comme si le pays ne parvenait pas à sortir de sa torpeur, estime Dirk Kotze. Il n’est pas sûr que la population se montre patiente. »

Cyril Ramaphosa, dont personne ne met en doute l’intégrité, lui que Mandela envisageait comme son successeur, doit désormais montrer que l’ANC, après vingt-cinq années au pouvoir, est encore capable d’avancer sur la voie du développement équitable et d’améliorer le sort de ceux qui vivaient comme des demi-citoyens sous l’apartheid, et de ceux qui sont nés depuis et ont grandi avec les promesses d’une existence meilleure qu’ils ne voient pas venir.

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