Algérie : la bataille du gaz de schiste

Jean-Pierre Filiu, Le Monde, 02 février 2020

Le Hirak, cette mobilisation populaire qui exige en Algérie une transition démocratique, depuis le 22 février 2019, vient de trouver un nouveau slogan fédérateur. Les vendredis 24 et 31 janvier, les cortèges de manifestants qui ont défilé dans de nombreuses villes du pays ont exprimé avec force leur opposition catégorique à la prospection et à l’exploitation du gaz de schiste. Ces slogans ont été aussi repris lors des marches de la jeunesse et des étudiants, qui se déroulent tous les mardis depuis près d’un an, avec, le 28 janvier à Alger, un débat en plein air sur le thème « Notre Sahara n’est pas à vendre ». Cette levée de boucliers répond à la détermination du président Tebboune, si mal « élu » en décembre dernier, à lancer les forages de gaz de schiste, suspendus en 2015 après des mois de protestation dans le Grand Sud, et ce dans la perspective d’un exploitation de ces hydrocarbures non conventionnels dès 2022.

L’ADDICTION DU REGIME AUX HYDROCARBURES

Le régime algérien a développé depuis des décennies une addiction pathologique aux hydrocarbures, dont les ressources représentent 97% des exportations algériennes et deux tiers des rentrées fiscales (voire trois quarts lorsque les cours du baril connaissent une embellie). La rente pétrogazière permet à la clique dirigeante à la fois de s’enrichir par un détournement massif et d’entretenir des réseaux d’allégeance par un clientélisme profondément enraciné. C’est pourquoi les risques d’épuisement des gisements conventionnels à l’horizon d’une ou deux générations ont poussé la présidence Bouteflika et les « décideurs » militaires, dès 2015, à la fuite en avant de la prospection des gaz de schiste. Ces forages à In Salah sont significativement confiés à la multinationale américaine Halliburton, longtemps dirigée par Dick Cheney, le vice-président de George W. Bush. Or Halliburton avait dû dissoudre en 2007 sa filiale algérienne, du fait d’un scandale retentissant de corruption sur des contrats de gré à gré d’un montant cumulé de milliards de dollars, entre autres avec le ministère algérien de la Défense.

De telles ententes occultes, extrêmement profitables au premier cercle du pouvoir, se heurtent à In Salah à une mobilisation populaire sans précédent aux cris de « Halliburton, dégage ». Le risque de pollution irrémédiable des très rares ressources aquifères est en effet sérieux, du fait d’une prospection par fracturation hydraulique. C’est bientôt tout le Grand Sud algérien qui est traversé par une vague de protestation pacifique, le Soumoud, soit la résistance non-violente. Le gouvernement est contraint de suspendre les activités de forage, sans pour autant renoncer à l’exploitation du gaz de schiste, qualifié par Bouteflika de « don de Dieu ». C’est précisément cette expression que Tebboune a utilisée, le 22 janvier 2020, pour justifier la reprise d’une prospection aussi polémique, dans la perspective d’une exploitation au plus tard en 2022.

UNE TRANSITION DEMOCRATIQUE ET ECOLOGIQUE

Le blanc-seing accordé par Tebboune au gaz de schiste prouve, s’il en était besoin, l’adhésion entière du nouveau chef de l’Etat aux principes fondateurs de l’autoritarisme algérien. Pour les « décideurs », qui tiennent fermement les rênes du pays, il est hors de question d’envisager une alternative énergétique aux hydrocarbures, malgré le formidable potentiel de l’Algérie en énergie solaire, éolienne et hydrothermique. Les circuits de distribution de la rente pétrogazière irriguent en effet les différentes strates du régime, assurant la loyauté des uns envers les autres dans une logique verticale. A cela s’ajoutent les juteuses compensations qui accompagnent toute forme d’association avec des multinationales étrangères. Cette obsession de la rente éclate au grand jour, en octobre dernier, quand le chef d’état-major Gaïd Salah, véritable maître du pays jusqu’à sa mort deux mois plus tard, fait adopter une loi autorisant aussi bien l’exploitation du gaz de schiste que l’ouverture du secteur des hydrocarbures aux investissements étrangers.

Cette loi alimente déjà en octobre 2019 la mobilisation du Hirak. La question des hydrocarbures, conventionnels et non-conventionnels, est désormais au centre de la dénonciation du régime algérien, accusé d’accaparer la richesse nationale, voire de la « brader » à des multinationales occidentales. Nul doute que le refus massif du gaz de schiste n’insuffle à la mobilisation populaire une nouvelle vitalité, notamment dans le Grand Sud, où les leçons de 2015 ont été bien retenues par les militants locaux. Un consensus populaire émerge pour que les hydrocarbures non conventionnels ne soient pas exploités tant qu’une technologie plus respectueuse de l’environnement ne sera pas opérationnelle. Plus généralement, le Hirak peut désormais faire le lien entre, d’une part, son exigence d’une transition démocratique enfin effective et, d’autre part, la perspective d’une transition écologique qui permettrait à l’Algérie de se désintoxiquer des hydrocarbures. Même l’écrivain Kamel Daoud vient d’amender ses récents emballements pro-régime pour assigner à la contestation algérienne de nouveaux horizons de mobilisation, dont « l’écologie ».

Une telle dynamique, aussi originale que vertueuse, pourrait susciter au moins l’intérêt, à défaut de la solidarité, au-delà des frontières de l’Algérie.