Algérie: l’encombrante unité du peuple

KHALED SATOUR, mediapart, 17 décembre 2019

Ce qui contribue à obscurcir la vision que l’on a de la situation en Algérie est sans doute la difficulté qu’il y a à identifier clairement, c’est-à-dire en termes de rapports de forces sociopolitiques significatifs, les protagonistes de la confrontation en cours. Il est insuffisant d’affirmer que la confrontation met aux prises le peuple et le pouvoir. On peut certes préciser que, jusqu’à l’élection à la présidence de Abdelmadjid Tebboune le 12 décembre dernier, le pouvoir s’incarnait sans médiation dans le commandement de l’armée en la personne de son chef d’état-major, mais le premier pôle de la confrontation, le peuple, demeure par trop indéterminé.

Le peuple est une entité à la fois concrète car elle se donne à voir dans des rassemblements humains qui peuvent être impressionnants, et fictive parce qu’elle est totalisante à l’excès et suggère une cohésion et une homogénéité sujettes à caution. Elle ne peut servir à une utile identification sociale et politique car elle ne désigne, sans autre forme de détermination, que la population, saisie en tant que collectivité humaine constitutive de la base sociologique d’un État. En tant que tel, le peuple est l’ensemble des gouvernés définis par opposition aux gouvernants. Il a une fonction de légitimation des instances qui le gouvernent, essentiellement par la désignation et plus rarement par le contrôle et la destitution. C’est ce statut, codifié par la constitution, qui seul définit de manière conséquente le peuple et, en dehors des procédures qui le régissent, ce dernier n’a pas de présence spécifique. Il n’existe, lorsqu’il n’est pas assigné à cette fonction, que dans les discours de ceux qui se revendiquent d’en être l’émanation et les porte-parole, quand ils ne prétendent pas purement et simplement être le peuple incarné.

 ENTRE LE HIRAK ET LE POUVOIR, LE PEUPLE…

Or, que nous est-il donné d’entendre actuellement ? D’une part, que le hirak est le peuple soulevé en corps et en majesté contre le pouvoir en place. Tout le suggère, d’ailleurs, faut-il le préciser, car, quelles que soient les réserves qu’il peut susciter, ce mouvement est indéniablement un phénomène sans précédent qui marquera durablement l’histoire du pays : nul n’aurait parié il y a moins d’un an qu’une contestation à laquelle prendraient part des foules aussi nombreuses secouerait la torpeur de plusieurs villes d’Algérie pendant de longs mois, dans laquelle seraient scandés les slogans que les Algériens ont longtemps intériorisés, depuis une époque bien antérieure au règne désastreux de Bouteflika.  Mais on entend aussi, d’autre part, que l’armée est issue du peuple et en exprime la volonté qu’elle a en l’occurrence réalisée en écartant Bouteflika et ses prétentions à un cinquième mandat, de telle sorte qu’il faudrait considérer que, le mouvement ayant atteint son objectif grâce à l’armée, la contestation surabondante qui se prolonge aujourd’hui pour s’en prendre à son chef d’état-major serait un hirak perverti, un « faux hirak », agité par les forces occultes dont le peuple a obtenu l’élimination. Avec, comme déduction finale tirée de ces assertions, l’affirmation que le hirak actuel ne saurait être celui du peuple. C’est ce que prétendent les tenants d’une communion fusionnelle du peuple avec son armée alors que, en vérité, l’état-major avait dès le 22 février semblé dénoncé une conspiration ourdie par les personnalités ayant servi Bouteflika avec la complicité des réseaux du général Toufik. La lutte était censée avoir pris fin par la victoire du premier camp mentionné dès lors que l’ex-chef du DRS, le frère de Bouteflika, plusieurs de ses anciens ministres et les hommes d’affaires qu’on lui rattache ont été mis sous les verrous puis condamnés à de lourdes peines. Mais le discours officiel, relayé par les éditoriaux de la revue de l’armée El Djeich, en a maintenu l’actualité afin de désigner à la vindicte de la rue des ennemis de la souveraineté et de l’indépendance nationales.

J’ai déjà eu pour ma part l’occasion d’écrire que, selon les observations objectives qu’il était possible de faire, on sentait au lancement du mouvement la main de secteurs organisés proches des appareils de pouvoir. Rien n’indique cependant que le hirak soit par la suite resté sous leur contrôle. On peut imaginer qu’il ait rapidement puisé dans le profond ressentiment accumulé depuis des décennies pour rejeter le système dans toutes ses composantes[1].

Quoi qu’il en soit, s’il a été possible d’assaisonner ainsi le peuple à toutes les sauces, si chacune des parties en présence a pu l’enrôler de façon plénière, c’est parce qu’il est appréhendé de toutes parts comme une entité indivisible unie dans la défense de la patrie. Et, précisément, le patriotisme, cette autre notion problématique, est sans relâche la ressource qui est mobilisée par tous, un patriotisme qui s’obstine à se nourrir de la référence nationaliste dans une compétition effrénée autour des symboles de la lutte de libération nationale, près de soixante ans après l’indépendance, comme s’il ne s’était rien passé entre-temps, comme si la société et l’État n’avaient pas coexisté pendant des décennies entières, tantôt dans la collaboration tantôt dans l’affrontement de leurs composantes, et comme si surtout des événements dont l’ampleur tragique n’est pas loin d’égaler ceux qu’avait provoqués la dernière phase de l’époque coloniale n’avaient pas déchiré le corps social au cours de la décennie 1990.

L’INTROUVABLE SOCIÉTÉ

En vérité, personne ne veut prendre acte de ce qu’est aujourd’hui l’Algérie, peuple, État et société. La société surtout est victime de ce déni, elle est purement et simplement escamotée. Tant qu’elle ne reviendra pas au-devant de la scène, en se découvrant dans l’actualité des luttes qui s’y déroulent et qui différencient les aspirations en son sein et les projets politiques susceptibles de les satisfaire, il sera difficile de sérier, sans risque d’erreur, les protagonistes et les enjeux des confrontations. Et la notion de peuple continuera à favoriser toutes les manipulations, toutes les impostures.

Le peuple « tout entier » ne peut entreprendre une révolution car il ne se donne à voir (et entendre), du fait même de la complétude qui est la sienne, sous aucune configuration propice à la différenciation et n’a de ce fait de réalité qu’instrumentale. Dès lors, on n’a d’autre moyen d’attester de la force politique qu’on lui attribue qu’en admirant sa capacité à mobiliser le nombre. On le voit bien, la vitalité du hirak n’est mesurée qu’à l’aune de son aptitude à rassembler, d’une manière répétitive devenue quasiment mécanique, des foules suffisantes pour remplir les objectifs des caméras. Le problème est que la force du nombre pourra toujours être relativisée, mise en balance avec celle d’une « majorité silencieuse » que revendiqueront les uns ou les autres. Surtout, elle ne peut en tant que telle être significative d’une puissance politique capable de peser sur les équilibres de pouvoir au sens large du terme (économique, social et politique) que seul un ancrage structuré dans les rapports sociaux de production est en mesure de modifier. 

C’est donc au prix d’une surinterprétation de ses demandes (et de ses potentialités) qu’on a pu considérer que le hirak était à même d’imposer une refondation intégrale des institutions qui mettrait fin à l’omnipotence de l’armée. Une entreprise d’une telle envergure serait de portée révolutionnaire. Elle ne peut être menée que sous la férule de forces sociales influentes disposant déjà de relais politiques, qui décideraient de convertir en pouvoir un poids qu’elles auraient au préalable consolidé au sein de la société. C’est le seul sens qu’il convient de donner, à ma connaissance, à la révolution qui est autant un aboutissement qu’un commencement. Produit d’une maturation, elle advient pour mettre en adéquation l’ordre existant avec des rapports sociaux en mutation, une fois que ces derniers ont commencé à subvertir l’Etat en place. Mais il va de soi que dans une économie de rente qui réduit la société à une communauté de consommateurs dépossédés de leur potentiel productif, il n’existe pas de dynamique permettant de générer de telles capacités.

LA FORCE DU REJET, LA FAIBLESSE DU PROJET

Aussi bien, la question de savoir si le « hirak » est un mouvement à caractère révolutionnaire, comme on l’a si souvent lu et entendu, était réglée d’emblée. Il est en réalité un mouvement de masse, indifférencié en termes de composantes sociales, convergeant dans le rejet d’un système politique mais l’appréhendant exclusivement de l’extérieur en tant qu’appareils et personnels dirigeants, sans jamais le mettre en résonance avec l’état auquel il a réduit la société et surtout sans projeter le moins du monde la société du futur qu’il voudrait voir émerger. L’effet qui en résulte est contrasté : les hommes et les structures du pouvoir sont passés au crible de la critique la plus impitoyable qui n’épargne pas les partis d’opposition, dans un déballage sans précédent ; mais le vécu social des protestataires, les détresses et les attentes forcément différenciées sinon antagonistes des différentes couches sociales sont inaudibles car celles-ci ne se sont donné aucun canal politique d’expression. D’où cette impression que le peuple révolté tait le sort fait aux catégories qui le composent pour mieux exposer les pathologies dont l’État et ses appareils sont atteints, comme si ces pathologies avaient un caractère suis generis, dépourvues de tout lien avec la société.

Qu’il n’y ait, dans la contestation, rien qui singularise l’apport spécifique des ouvriers, des paysans, de la masse des sous-prolétaires qui ne survivent par dizaines de milliers que grâce au travail journalier effectué au noir, est à cet égard édifiant. A croire que ces catégories sociales se sont évaporées ou bien alors qu’elles se sont singulièrement aseptisées au point de se fondre dans l’unanimisme « populaire ». A moins qu’elles ne soient murées dans le silence et qu’elles ne soient parties prenantes ni de la contestation actuelle ni du discours régressif et mortifère qui s’efforce de la dénigrer ! Le fait est qu’on n’en sait rien. Et c’est en cela que réside l’ambiguïté du hirak qui permet au pouvoir de cultiver impunément sa propre duplicité. Qui représente-t-il ? Et quel projet formule-t-il pour ceux qu’il déverse dans la rue depuis dix mois, en dehors de ces platitudes institutionnelles dans lesquelles l’ont fourvoyé ceux qui se sont arrogé le droit de parler en son nom. Ces deux questions, qui découlent l’une de l’autre, le hirak semble parti pour ne jamais y répondre.

Mais cette indétermination, pour peu qu’on l’interroge, n’est pas dénuée de sens.  On a beau soutenir qu’elle était calculée, dictée par l’impératif de ne pas diviser les rangs, elle révélait en réalité le rapport de forces qui se dissimule soigneusement au sein du mouvement. Lorsqu’on restitue à ce mouvement une juste appréciation, on peut mieux comprendre le champ conceptuel à travers lequel ont été formulés ses motivations et ses objectifs.

Jusqu’à ce que les porte-parole autoproclamés du hirak se taisent soudain à la fin de l’été dernier (renonçant à leurs conférences « fédératrices » et à leurs « feuilles de routes »), ce champ se cantonnait de manière remarquable aux vocables du constitutionnalisme, et encore dans sa dimension strictement procédurale. Il fonctionnait en outre en décalage par rapport au « hirak » du fait que celui-ci n’avait pas désigné de représentants et que ce sont des personnalités et des associations qui lui sont organiquement étrangères qui se sont d’autorité subrogées à son expression propre. Ce sont elles qui, affirmant traduire les aspirations populaires, défendaient (en tout cas certaines d’entre elles) l’idée de transition. Rejetant la démarche préconisée par l’armée (un retour aussi rapide que possible à des élections présidentielles), elles affirmaient préférer à sa programmation « constitutionnelle » une solution « politique ».

La vérité des choses est à l’exact opposé de ces qualifications. C’est la position de l’état-major qui était éminemment politique, ne se servant de la rhétorique institutionnelle que comme d’un paravent. Il s’agissait de préserver l’entière intégrité du pouvoir de l’armée et de reconstituer aussi vite que possible les institutions qui lui ont toujours servi de façade. C’est la raison pour laquelle il a maintenu en vie des organes intérimaires. Par comparaison, les feuilles de route qui recommandaient la transition étaient inconséquentes : elles affirmaient faire barrage à la volonté de l’armée de préserver son omnipotence et ses intérêts mais s’en remettaient à elle pour réaliser leur vœu.

C’était la marque d’un déséquilibre du rapport de forces. Je ne crois pas que l’approche institutionnelle donne les moyens de bouleverser des relations de pouvoir qui ont imprimé une marque si profonde dans la société et dans l’État. Les institutions ont toujours été faites pour entériner (en les atténuant à peine) les rapports de pouvoir, elles ne les ont jamais renversés, car l’effectivité même des institutions est subordonnée à la réalité des rapports de pouvoir procédant d’une logique qui leur est propre.

En Algérie, les partis, les associations et les personnalités, qui ont élaboré à tours de bras des plans de transition rivalisant d’ingéniosité et d’expertise dans les mécanismes qu’ils proposaient, ont fait mine de surestimer les vertus des institutions dont elles rêvaient pour l’avenir. Mais comment s’assurer que les revendications populaires trouveront leur satisfaction dans le modèle désincarné de L’État de droit, c’est-à-dire dans un archétype puisé dans l’arsenal « universel », réputé vertueux par définition ? Ce modèle n’a-t-il pas toujours eu une fonction sociale étroitement liée à sa genèse historique (c’est-à-dire une vocation de domination capitaliste dans l’Europe de ces deux derniers siècles) ? Il y avait, dans cette neutralité prétendue du discours institutionnel sur l’État de droit, toute l’idéologie que diffuse l’air du temps et notamment la croyance que la démocratie qui nous sera livrée clés en mains donnera congé à l’oligarchie mafieuse régnante, convertissant le pouvoir en « un lieu vide », œuvrant dans l’intérêt de tous.

L’expérience historique atteste que lorsqu’une protestation d’envergure prétend s’exprimer au nom du « peuple tout entier », celui-ci n’est jamais que le nom que se choisissent des classes plus ou moins favorisées. En Algérie, c’est probablement une classe moyenne, séduite par les attraits de la démocratie libérale à l’occidentale mais encore trop faible pour assumer ses desseins, qui s’exprime depuis le 22 février au nom du hirak. Et elle n’a pu entraîner dans son sillage une partie des classes populaires, essentiellement urbaines, dont les intérêts objectifs sont d’une nature matérielle et vitale d’une toute autre urgence, que parce qu’elle a puisé dans les ressources de la légitimité historique (qui la font d’ailleurs entrer en concurrence avec les appareils idéologiques du pouvoir, rompus à cette manœuvre depuis des décennies), qu’elle s’est emparé des thèmes, des symboles et des figures, vivantes et disparues, du nationalisme pour s’inscrire dans une continuité qu’elle rend problématique[2]. Elle le fait donc de toute évidence avec un opportunisme qui n’a d’égal, en la matière, que celui du pouvoir. 

L’UNITÉ DU PEUPLE DANS LA LANGUE DU POUVOIR

Ces carences et incongruités de la contestation ont contribué à l’amener sur le champ de manœuvre favori du pouvoir, passé maître dans l’exaltation du populisme et du nationalisme. Car cette idéologie unitaire brandie par le hirak dans la grandeur nature des rues du pays, l’armée en a toujours cultivé les germes dans ses serres. Elle a donc saisi l’opportunité offerte de se représenter de plus belle comme l’interprète du peuple et son rempart. Il se trouve en effet que, dans la langue du pouvoir, l’unité du peuple est loin d’être un néologisme. C’est un dogme infalsifiable dans la mesure où, ne s’expérimentant pas sur le terrain et n’ayant donc à redouter aucune contre-expertise, elle se présuppose dans l’adhésion unanime au régime qui préside aux destinées de la nation.

Elle remonte à la genèse de l’État algérien et Mostefa Lacheraf, l’un des principaux intellectuels du mouvement national, en formulait les prémisses dans un texte écrit au plus fort de la crise du FLN de l’été 1962 (il le date du 7 août 1962). Il y analysait longuement les déchirements de la direction politico-militaire qu’il opposait à « l’unité du peuple et de la base » et se désolait en conséquence de ce que cette « base unie, consciente des dangers » ait été « sollicitée par les uns et les autres, souvent même sur le ton de l’appel à la guerre civile ». Il aurait fallu selon lui « tout faire pour éviter « qu’(elle) ne participe de près ou de loin à ce conflit qui aurait dû se vider avant le retour en Algérie, ou, au pire, en terrain clos entre seuls dirigeants »[3]. Le constat fait par l’auteur et la recommandation qui l’accompagnait nous intéressent tout autant l’un que l’autre dans les circonstances présentes. 

– Le constat est celui d’une direction politique agitée par des conflits d’une extrême gravité mais dont les enjeux étaient extérieurs au peuple qui était « uni ». C’est donc un paradoxe qu’il relève, dans la mesure où on serait tenté de supposer que, lorsqu’un peuple est suffisamment uni pour que la société ne donne aucun signe de divisions majeures, rien ne justifie, politiquement parlant, que les dissensions affectant le champ du pouvoir soient d’une telle intensité. 

Il faut bien sûr être attentif au vocabulaire de l’auteur qui nous a habitués à une certaine rigueur sémantique : il parle du peuple et non de la société. Il n’est certes pas douteux que peuple et société se confondaient à l’été 1962 et affichaient une relative cohésion, tant il est vrai que la société sortait de l’emprise coloniale et qu’elle paraissait nivelée par la disparition brutale de la différenciation principale que le colonialisme avait instituée et que le départ massif des Français d’Algérie venait d’anéantir à son fondement. Mais il faut ajouter qu’elle était aussi dépourvue de tout canal d’expression d’intérêts antagonistes et se trouvait désarmée face à l’entreprise totalisante d’usurpation qui était en cours. Surplombant les clivages sociaux réels ou en construction, la direction politico-militaire, qui en était coupée parce qu’elle rejoignait à peine le territoire national, était libre de leur substituer le jeu des ambitions claniques que la concurrence et les rancœurs des uns et des autres nourrissaient. Dès lors, quels intérêts sociaux pouvaient bien être invoqués, qui auraient fourni matière à négocier la dévolution du pouvoir ? Les dirigeants étaient dispensés de débattre d’un partage des responsabilités et de l’accès à la décision en fonction de dosages politiques réels, en résonance avec la société. Ils ne se disputeraient que la totalité indivisible. Ce qu’il est terrible de relever, près de soixante ans après ce constat, et qui donne la mesure des insuffisances du hirak – confinant à l’anachronisme, c’est qu’on a la cruelle impression que la société peine à ce jour à s’affirmer dans sa diversité.

LE « PARADOXE » DE LACHERAF

– Quant à la recommandation faite par Lacheraf aux gouvernants, et qui ne pouvait valoir que pour l’avenir puisqu’il l’administrait a posteriori, elle les engageait à résoudre ces différends « en terrain clos entre seuls dirigeants » car le peuple ne pouvait y être mêlé sans que le pays ne risque la guerre civile.

Au crédit de Lacheraf, on portera la conscience qu’il avait de l’abîme qui séparait le pouvoir en formation des heurs et malheurs des Algériens, de l’absence de tout enjeu qui soit en rapport avec le peuple dans les conflits qui devaient conduire aux affrontements du mois d’août. L’auteur prenait acte de l’étonnante distanciation que le pouvoir alors en formation se donnait par rapport à la situation du pays. En cela, il nous fournit une approche archéologique de ce pouvoir dont les différentes composantes, qui avaient en commun d’avoir dirigé la lutte armée de libération nationale, n’avaient pas encore foulé le sol algérien.

A sa charge, on est cependant obligé de relever qu’il préconisait, non pas que les préoccupations du peuple soient réintroduites d’urgence dans les critères de dévolution du pouvoir, mais que ces conflits soient résolus par tous les moyens qui évitent de recourir à son arbitrage. On aperçoit ici, superposée au paradoxe que l’auteur relève dans son constat, l’inconséquence de la position qu’il recommande pour y remédier et qui révèle son propre paradoxe doctrinal.

On peut objecter que cette position s’enracinait dans des considérations de bon sens : la guerre que se livraient les dirigeants en 1962 étant déconnectée des aspirations populaires, on y aurait mêlé la population sans le moindre profit mais, en revanche, avec les pires conséquences prévisibles. Mais le problème est que cette posture ne devait pas tout à la sagesse puisqu’elle était sous-tendue par la supposée « unité du peuple » dont le pouvoir allait tirer les plus grands profits idéologiques.

Si l’on affine l’interprétation en y mêlant un grain de malice, on peut être encore plus cruel avec Lacheraf et lire en creux dans son texte un autre message : l’implication du peuple dans les luttes intestines du pouvoir étant porteuse des pires conséquences, tout clan du régime est instruit que, dans les situations de conflit extrêmes, il pourra à l’avenir, et à la seule condition qu’il ne répugne pas à jouer avec le feu, menacer de provoquer le peuple et de l’instrumentaliser à ses fins. Et, de fait, il apparaît avec le recul que le « paradoxe de Lacheraf » aura servi, tout au long de ces dernières décennies, de deux manières différentes. Dans la constance, le pouvoir aura exaucé le vœu explicite de l’auteur de maintenir le peuple à l’écart. Mais, dans les moments où les luttes de pouvoir se sont exacerbées jusqu’à l’impasse, on aura aussi parfois su exploiter la part maudite et refoulée de la recommandation de Lacheraf. Ce fut le cas notamment en octobre 1988[4]

Dans ce court extrait, Lacheraf fait sienne, en la lestant du poids de son crédit intellectuel, la doctrine qui, depuis la genèse de l’État algérien, a enserré dans son carcan tous les comportements.  De la charte d’Alger de 1964 à la charte pour la paix et la réconciliation de 2006, en passant par la charte nationale de 1976, l’unité du peuple est un dogme qui n’a pas fini de servir. Il a pour fonction d’amarrer le peuple à ses dirigeants, accolé, dans l’idéologie officielle, à l’affirmation de l’unité du pouvoir (qui s’énonçait à une époque aujourd’hui révolue comme « unité de la direction révolutionnaire »). Unité du peuple et unité du pouvoir sont deux devises indissociables : l’affirmation de la première a requis assez rapidement que la seconde soit proclamée, l’une valant preuve de l’autre et réciproquement. Avec cette nuance que l’unité du peuple a été érigée en article de foi intangible, alors que l’on a dû admettre que les recompositions qui affectent le pouvoir puissent par intermittence miner son homogénéité, son unité demeurant un point d’équilibre vers lequel il doit toujours faire retour. 

Et, à travers l’organisation de l’élection présidentielle du 12 décembre, c’est le retour à cet équilibre que le commandement de l’armée escompte. L’élection ramènera les choses à cette « normalité »[5] qui les a toujours caractérisées depuis l’indépendance et, pour s’en tenir à la période référentielle la plus récente, à la situation qui prévalait au 21 février, car l’élection du 12 décembre n’est rien d’autre qu’une résurrection du 5e mandat.

Ce sont là les éléments d’un constat et non pas d’une critique : la réalité des carences de la société algérienne et de son impuissance à générer en son sein des potentialités révolutionnaires s’impose à nous. Encore faut-il avoir la lucidité d’en prendre acte et de ne pas se payer de mots. Conférer au « hirak » une dimension révolutionnaire est un excès de langage qui nourrit des illusions et lui assigne des finalités trop grandes pour lui. En cette année 2019, il semble bien que la société n’a pas su forcir suffisamment pour faire sauter les entraves dans lesquelles elle demeure enserrée. Cependant, il suffirait que l’avenir proche nous révèle qu’elle a commencé à les secouer pour que cette année à nulle autre pareille n’ait en définitive pas été vécue en vain…

Notes :

[1] J’avais pris garde, dans mon article publié dans mon blog (contredit.blogspot.com) le 23 mars dernier sous le titre « Volonté populaire et incarnation sociale : Quelques questionnements sur le « hirak » algérien » (repris par algeria-watch : https://algeria-watch.org/?p=71629) d’éviter toute hypothèse allant dans le sens d’une manipulation étrangère. Voilà pourquoi ce n’est qu’au prix de la falsification de mon texte, dans l’extrait qu’il en a reproduit en guise de citation, qu’un chercheur tunisien dénommé Mehdi Taje a voulu l’instrumentaliser au service de la thèse qu’il défend : le « hirak » a été planifié et encadré par des puissances étrangères pour déstabiliser l’Algérie. Il a d’abord falsifié cet extrait dans une première version de son article publiée le 3 avril (http://www.businessnews.com.tn/regard-geopolitique-sur-le–hirak–en-algerie–entre-realite-et-manipulations–2-,519,86775,3), surprenant la bonne foi de la rédactrice en chef de ce site qui a fait fort aimablement droit à ma protestation et accepté de rétablir l’extrait cité dans sa rédaction originale. Puis il l’a falsifié, par la même substitution d’un terme à tout un pan de phrase, dans une seconde version de son article publiée le 22 avril : (https://prochetmoyen-orient.ch/hirak-en-algerie-entre-realite-et-manipulations/) Mais le rédacteur en chef de la publication, Richard Labévière, que j’aurais supposé plus regardant sur l’éthique, s’est abstenu de donner à ma réclamation la suite qu’elle méritait, après en avoir explicitement accusé réception le 23 avril. L’article est donc toujours publié sur ce site (et il a été repris par d’autres) avec la citation falsifiée de mon texte !

[2] De plus, cette partition nationaliste, dont l’harmonie requiert un strict respect des canons du genre, a été brouillée par certaines tendances composant le mouvement qui ont cru devoir imposer le drapeau amazigh aux côtés du drapeau national. La confusion a ainsi été portée à son comble car le hirak a semblé vouloir superposer à un discours nationaliste unitaire déjà passablement stérile un discours identitaire d’appoint qui est venu greffer sur la légitimité historique traditionnelle largement épuisée une hyper-légitimité protohistorique, inventée il y a peu de toutes pièces. Cette hyper-légitimité a été revendiquée avec une naïveté et un naturel de pure façade, tant il est vrai que nul ne pouvait feindre d’ignorer qu’elle venait piéger la contestation à deux niveaux différents. D’une part, elle ajoutait une couche importune au maquillage (pour ne pas dire au maquignonnage) unitaire qui refoulait les oppositions de classe. Et, d’autre part, elle faisait exploser, sans avoir l’air d’y toucher, les bases consensuelles du patriotisme revendiqué et, en définitive, loin de le faire progresser vers une acception émancipatrice adaptée aux enjeux intérieurs et extérieurs contemporains, elle le lestait d’une charge régressive supplémentaire, sujette à controverses.

[3] Mostefa Lacheraf, Mésaventures de l’Algérie indépendante et triomphe de l’unité, in L’Algérie nation et société, Alger, Casbah Editions, 2004, pp. 253 et 254.

[4] C’est ici pour moi l’occasion de dire que ceux qui, croyant rendre hommage à l’actuelle protestation de la rue, l’affilient aux émeutes d’octobre 1988, ne la grandissent pas. Je sais bien que, depuis les « révolutions arabes », une opinion dominante s’efforce de porter au crédit du peuple algérien une antériorité dans la revendication de la démocratie. Mais cette interprétation de l’histoire ne résiste pas à l’analyse. Il me semble établi que les événements d’octobre 1988 ont eu pour point de départ une manipulation du pouvoir. Et le plus probable est que Chadli avait alors soulevé la rue algérienne afin de forcer le barrage dressé devant ses ambitions par l’appareil du FLN (Voir la démonstration particulièrement argumentée qu’a faite de cette lecture des événements Fawzi Rouzaik dans sa Chronique Algérienne  de 1988 de l’Annuaire de l’Afrique du Nord, pp. 575 et s.). J’ajouterai que la manœuvre a dans une certaine mesure tragiquement réussi, lui permettant de réviser la constitution puis d’utiliser les élections de décembre 1991 pour abattre le parti unique. Afin d’y parvenir, son premier ministre Sid-Ahmed Ghozali avait fait le forcing durant tout l’été précédent pour convaincre le FIS, considéré à tort comme un instrument docile de cette stratégie, de prendre part aux législatives. On sait où cela a conduit.

[5] Mouloud Hamrouche, ancien premier ministre réformateur de Chadl Bendjedid, est parmi ceux qui  ont le plus clairement caractérisé cette « normalité », et c’était il y a à peine cinq ans, au plus fort des débats suscités par le quatrième mandat (Interview publiée par El Watan du 24 mars 2014). Il avait pour cela évacué la problématique de la volonté populaire pour s’adresser « à ceux qui gouvernent et à ceux qui les légitiment (…), au pouvoir parce que la majorité de la population a été forcée de déserter le champ politique ». Il soutenait alors qu’il y avait en Algérie ceux qui gouvernent et qu’il dénommait « pouvoir formel » et ceux qui légitiment, c’est-à-dire l’armée. « L’armée n’a pas à faire allégeance, elle a déjà fait allégeance au pays, à l’Etat, à la nation et à son projet national », ajoutait-il avant de réfuter toute velléité de l’exécutif d' »exercer le pouvoir sans la surveillance de l’armée » qui « l’a légitimé ».