Algérie : régime sénile acculé, société toujours mobilisée

Algeria-Watch, Médiapart, 10 JANV. 2021
En hommage à Smaïl Goumeziane (1945-2021)
Vingt-neuf ans après le coup d’État du 11 janvier 1992 contre un processus démocratique, les généraux « janviéristes » survivants – aujourd’hui des vieillards mais toujours sur le devant de la scène – et leurs fidèles successeurs continuent d’occuper une place centrale dans l’organisation militaro-policière qui contrôle l’Algérie. La crise ouverte par la déposition en mars 2019 d’Abdelaziz Bouteflika (83 ans) et l’exacerbation des contradictions entre le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah (décédé le 23 décembre 2019 à l’âge de 79 ans) et les généraux Khaled Nezzar (83 ans) et Mohammed « Tewfik » Médiène (81 ans), retraités mais restés très influents, s’est refermée à la fin 2020 : le général Nezzar, en exil en Europe depuis dix-huit mois, et le général Médiène, officiellement emprisonné depuis le 4 mai 2019, ont été, sinon réhabilités officiellement, du moins absous par une justice aux ordres de toutes les charges dont ils étaient accablés (le 27 décembre 2020 pour Khaled Nezzar, le 2 janvier 2021 pour Tewfik Médiène).
Acculée, la coupole militaire mafieuse serre ses rangs
Même si elles ne sont plus directement aux manettes des circuits de corruption et d’une armée toujours au cœur du pouvoir, le retour symbolique de ces figures proéminentes du putsch de 1992, responsables des pires exactions de la « sale guerre » des années 1990[1], n’est pas seulement le fruit d’un arrangement tactique entre les « décideurs » d’aujourd’hui, tous redevables de leurs postes à ces fameux « janviéristes ». Cette « réconciliation » est avant tout la manifestation de leur volonté de ressouder le régime à la suite des purges considérables survenues au sommet de l’armée en 2018 et, surtout, de l’extraordinaire onde de choc du hirak déclenché par le peuple algérien en février 2019[2].
À l’été 2018, la valse des postes au sommet de l’armée avait conduit à la promotion (ou à la confirmation) aux postes les plus sensibles – dont la plupart des commandements des six régions militaires – des officiers parmi les plus compromis dans les atrocités de la « sale guerre » : ceux-là mêmes qui avaient dirigé les régiments opérationnels durant les périodes les plus sombres de la guerre antisubversive[3]. Dont le général-major Amar Athamnia, ex-commandant du 12e RPC, devenu commandant de la 5e région militaire puis, en mars 2020, commandant des forces terrestres. Ou le général-major Saïd Chengriha (75 ans), nommé en 2018 commandant des forces terrestres et devenu chef d’état-major de l’ANP après le décès d’Ahmed Gaïd Salah. Saïd Chengriha est présenté depuis par les médias occidentaux comme l’« homme fort » du régime, alors qu’il n’est que le parrain provisoire de sa coupole mafieuse, toujours gangrenée par la corruption, même si, boucs émissaires pour solder symboliquement l’ère Bouteflika, des dizaines d’oligarques enrichis par cette corruption ont été incarcérés et condamnés en 2019 et 2020.
Tous ces officiers d’un âge avancé, souvent d’anciens protégés de Khaled Nezzar, constituent aujourd’hui la réalité du pouvoir au sein d’un régime dont la façade civile est effondrée depuis l’élection en décembre 2019 d’Abdelmadjid Tebboune (74 ans) à la présidence de la République, dans un scrutin où 8 % à peine des électeurs ont voté. Une déréliction aggravée par l’exil médical de plus de deux mois en Allemagne, fin 2020, du « président » Tebboune, atteint par la covid-19 et considérablement affaibli.
Au-delà des affinités personnelles, l’urgence de réunir toutes les composantes du système et de réduire les antagonismes trouve sa source dans la volonté de faire front commun face à cet affaiblissement sans précédent du collectif de septuagénaires détenant le « pouvoir réel » et, plus encore, face à une situation générale en rapide détérioration. La dégradation des conditions socioéconomiques du pays s’accélère en effet et engage le pays dans une trajectoire de grave déstabilisation. La chute brutale des revenus des hydrocarbures depuis 2014 a mis à nu les failles structurelles de l’organisation économique de l’Algérie. Ce pays de près de 44 millions d’habitants, dont l’économie dépend à 70 % des importations et qui n’exporte que du pétrole et du gaz, se dirige rapidement vers une impasse de première grandeur une fois les réserves de change épuisées, ce qui pourrait advenir plus rapidement que prévu, avant même la fin 2021. Car si la pandémie de la covid-19 a offert un répit inespéré au régime en interrompant la dynamique du hirak, elle a également contribué à creuser les déficits et à exacerber une situation sociale déjà plus que préoccupante.
Une situation sociale catastrophique, aggravée par la crise sanitaire
Le chômage de masse et la pauvreté sont aujourd’hui de plus en plus visibles dans les villes du pays. Fort heureusement, les réseaux locaux de solidarité populaire fonctionnent et parviennent à freiner la descente aux enfers de catégories entières de la population. Le ralentissement très marqué de l’activité, imputable à la pandémie et à la contraction des dépenses publiques, est manifeste. Dans un pays où l’appareil statistique est largement dysfonctionnel, les chiffres officiels sous-estiment certainement la réalité : ceux de la contraction du PIB en 2020, annoncée à 8 %, tout comme le taux de chômage de 15 % admis, sont sûrement bien supérieurs. Aucune mesure de soutien ou d’aide aux entreprises et aux particuliers n’a été décidée ou mise en œuvre. Et la gestion désastreuse de la crise sanitaire, entre laxisme et abandon, est révélatrice de la faillite complète d’un exécutif sans compétence ni légitimité.
Le confinement, les interdictions de déplacement entre wilayas, l’arrêt des activités dans la restauration, le transport, le commerce et le BTP ainsi que la fermeture d’usines auraient entraîné au moins 500 000 chômeurs de plus à la fin 2020[4]. À cela il faut ajouter la paralysie complète de secteurs entiers de l’économie informelle qui fait vivre des millions de personnes. Le niveau de vie des couches moyennes, déjà fortement impacté par la crise économique précédant la pandémie, continue de péricliter au point de les contraindre à se priver de tout « superflu » (livres, viande…), tandis que la consommation des couches plus pauvres est réduite à l’essentiel alimentaire.
Car la crise sanitaire ne fait qu’exacerber une précarité déjà bien ancrée : aux dépenses courantes des ménages affectées par les augmentations continues des prix des denrées alimentaires, s’ajoutent les frais de prévention et de soins de la covid-19. Le démantèlement du service public de la santé a contraint les patients qui en ont encore les moyens à s’orienter vers les laboratoires ou cliniques privés, où toutes les prestations (analyses médicales, PCR et scanner, fort onéreux) sont à la charge du patient. Quant aux autres… Très visiblement, l’exécutif n’est pas en capacité de combattre l’épidémie, ni sur le plan sanitaire ni sur le plan social. La déliquescence de ses institutions est telle qu’elles ne peuvent soutenir les professionnels, à l’instar des enseignants qui doivent pourvoir eux-mêmes aux besoins de prévention du virus dans les établissements scolaires.
Rapidement, la gestion de l’épidémie s’est caractérisée par une impéritie et une incurie des autorités qui ont mis une fois de plus le gouvernement à nu. Alors que les chiffres officiels d’infections et de décès ne reflètent en rien la propagation de l’épidémie, le manque de moyens basiques est choquant, les soignants ne sont pas protégés – au moins 150 d’entre eux sont décédés à la fin 2020 –, tandis que des malades meurent en raison d’une prise en charge défaillante. Un laisser-aller lourd de conséquences, dont témoigne également le fait que, à ce jour, le gouvernement n’a toujours pas rapatrié 25 000 ressortissants bloqués depuis de nombreux mois à l’étranger.
Confrontés à cette situation d’inorganisation sur tous les plans, les dirigeants actuels de l’armée et de la police politique ont donc entrepris de consolider leur position en verrouillant encore plus strictement les espaces d’expression, en embastillant pour l’exemple les journalistes récalcitrants et en condamnant lourdement de très pacifiques activistes coupables de continuer à clamer les slogans du hirak sur les réseaux sociaux. L’appareil judiciaire est plus que jamais très ostensiblement soumis à des instances policières, dans la servilité et le déshonneur assumés de magistrats aux ordres.
Car la répression est bien un domaine où le pouvoir réel ne lésine pas sur les moyens, en particulier contre les militants et militantes du hirak. Celui-ci a été interrompu en mars 2020 à l’initiative des manifestants eux-mêmes, preuve de responsabilité citoyenne, mais les occasions n’ont pas manqué depuis pour organiser rassemblements et manifestations. Certains activistes ont été interpellés à l’occasion du trente-deuxième anniversaire des révoltes du 5 octobre 1988, d’autres lors du référendum sur la nouvelle Constitution le 1er novembre 2020. Ils sont généralement poursuivis pour « attroupement non armé » et « outrage à un corps constitué », peuvent être maintenus un temps en détention préventive et écoper de peines de prison avec sursis. L’acharnement se fait en particulier sentir à l’égard des animateurs du hirak, souvent condamnés à des peines de prison ferme. Beaucoup manifestent régulièrement pour la libération des détenus d’opinion, ceux-là mêmes qui sont emprisonnés depuis des mois notamment pour leurs écrits sur les réseaux sociaux et qui peuvent également être condamnés à de lourdes peines de prison ferme[5].
Face à un régime en pleine régression, le hirak est toujours vivant
En maintenant en permanence en prison une centaine de militants et en soumettant des centaines d’autres à des mises en cause judiciaire, le pouvoir cherche ainsi à casser la dynamique du hirak afin de couper la base de certains de ses animateurs plus connus, domestiquer et bâillonner les autres[6]. Mais malgré les interdictions de manifester, les menaces d’arrestations et d’emprisonnement, les protestations n’ont pas cessé et elles se sont même étendues à des revendications socioéconomiques. Le pouvoir des généraux craint certainement une jonction entre ces différentes mobilisations, qui pourraient l’acculer pour son irresponsabilité, son incompétence et son indifférence dans la gestion de l’épidémie.
Alors que le discours des propagandistes du putsch du 11 janvier 1992 était entièrement construit sur l’impératif de la « sauvegarde de l’Algérie », force est de constater que, vingt-neuf ans plus tard, le pays est dans un état de vulnérabilité sans précédent depuis l’indépendance. La société a été horriblement violentée pendant la décennie qui a suivi le coup d’État des janviéristes. Des centaines de milliers de victimes, des dizaines de milliers de « disparus » ont laissé le pays exsangue en le privant de ses authentiques élites, réduites à la mort, au silence ou à l’exil. La période qui a suivi, entre 1998 et 2019, au cours de laquelle Abdelaziz Bouteflika a servi de façade civile à la dictature militaire, est celle de toutes les occasions perdues, de la corruption généralisée, d’un irréparable et monumental gaspillage de ressources.
Le bilan désastreux d’un système politique incapable de s’ouvrir à la société et à sa modernité politique est sans appel. L’élargissement irrésistible de la Harga en est l’expression achevée : le désespoir de catégories entières de la population a atteint un tel degré que des milliers de jeunes et de moins jeunes, de plus en plus de femmes et d’enfants, voire des familles entières, tentent la très périlleuse traversée de la Méditerranée sur des esquifs de fortune. Face à ses faillites, le régime, loin de se renouveler à la faveur de crises de plus en plus fréquentes, régresse dans ce qui constitue son « code source » originel : la violence, la manipulation et la prédation. La « sauvegarde » de l’Algérie par ceux qui ont entrepris de la saigner à blanc consiste, in fine, à la faillite politique interne, à la banqueroute, à la disparition de la voix du pays dans le concert des nations et à l’effarant effondrement moral du régime.
Les menaces externes, réelles ou exagérées, pour éteindre le hirak et ses revendications politiques ne visent aucunement un régime affaibli par sa corruption, ses allégeances et ses compromissions, au contraire soutenu avec constance par les puissances occidentales, la France en tête. C’est bien plutôt le pays tout entier qui est menacé dans son autonomie et ses orientations fondatrices. En particulier s’agissant du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, du rejet de toutes les formes de colonialisme, en Palestine comme au Sahara occidental, et du refus de la normalisation avec Israël. Quels que soient ses accommodements, ces principes n’ont pas encore été abandonnés par le pouvoir, bien conscient que leur reniement pourrait accélérer sa chute[7]. On l’a vu lors du hirak, où la pression populaire a hautement porté ces constantes issues du 1er Novembre 1954 au fronton de ses proclamations, jouant un rôle décisif dans le maintien de la position historique de l’État algérien. Avant même ses nécessaires moyens de défense, l’unité et la sécurité de l’Algérie, comme son identité politique, sont assurées par la conscience nationale et la volonté du peuple.
Dans une situation générale caractérisée par un autoritarisme policier renouvelé et où tous les indicateurs socioéconomiques incitent au pessimisme, l’espoir réside bien dans la permanence du mouvement politique du peuple et de sa vigilance. Tout particulièrement des jeunes nés après la forfaiture du 11 janvier 1992 – aujourd’hui la moitié de la population ! –, dont celles et ceux devenus adultes sont désormais clairement aux avant-postes d’une révolte souterraine, mais pas moins massive pour autant. L’extraordinaire créativité dont elles et ils font preuve, notamment sur les réseaux sociaux, doublée d’une impressionnante lucidité politique, en atteste[8].
Quant à elle, vingt-neuf ans après le coup d’État, la dictature immobile continue d’exhiber l’étendue de sa violence et de son immoralité, seulement égalées par son inconcevable médiocrité. Installé dans le sang, ce régime conduit toujours le pays, dans l’arbitraire et la stérilité mais avec une main de fer, vers des lendemains lourds de menaces. La pandémie a certes contraint l’expression populaire, mais il serait gravement fautif de la penser éteinte. Bien au contraire. Les événements du quotidien sur l’ensemble du territoire en attestent et les incantations des porte-voix du régime n’y font rien : le hirak est toujours vivant. Tout ce qui provoque et alimente l’indignation et l’exaspération des citoyens n’a pas évolué d’un iota. La fraude électorale, la poudre aux yeux pseudo-constitutionnelle et l’injustice structurelle sont les derniers instruments inopérants d’un régime asphyxié.
Tandis que la situation générale se détériore inexorablement à mesure que le système se recroqueville dans son bunker sécuritaire, le hirak est plus que jamais une réalité active et demeure l’expression pacifique mais déterminée pour la renaissance économique et sociale, pour l’évolution ordonnée de la vie politique du pays. Le hirak, réponse populaire à la faillite de la dictature, est la voie des Algériennes et des Algériens vers l’État de droit et les libertés démocratiques.
[1] Voir Algeria-Watch, Dossier Algérie, 1988-2016, 13 juin 2016 ; et Comité Justice pour l’Algérie, Dossiers présentés au Tribunal permanent des peuples, novembre 2004,
[2] Voir Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui et Salima Mellah (dir.), Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement, La Fabrique Éditions, Paris, 2020.
[3] Voir Habib Souaïdia, « Le séisme politique au sein de la “coupole” des décideurs algériens de l’été 2018 », Algeria-Watch, 21 octobre 2018.
[4] « À cause de la pandémie : un demi-million d’emplois perdus en Algérie », Réflexion, 2 décembre 2020.
[5] Makhlouf Mehheni, « Détenus politiques et d’opinion : ils sont près de 90, selon le CNLD », TSA, 4 janvier 2021.
[6] Voir Omar Benderra et François Gèze, « Entre manœuvres et répression, le hirak obsession du régime », vidéo d’Algeria-Watch, 19 octobre 2020.
[7] Même si certains « décideurs » sont disposés à ce reniement. Dès 2003, l’un des parrains du régime, le général Nezzar, n’a pas hésité ainsi à se démarquer publiquement de la lutte du peuple sahraoui (voir Samir Sobh, « K. Nezzar : “L’Algérie n’a pas besoin d’un nouvel État à ses frontières” », La Gazette du Maroc, 10 mars 2003).
[8] Voir notamment Amin Allal, Youcef Chekkar, Lalia Chenoufi, Nacira Guénif-Souilamas, François Gèze et Farida Souiah, Hirak, Algérie en révolution(s)Mouvements, n° 102, septembre 2020.