Angleterre : Le corbynisme doit survivre à Corbyn

  LUDOVIC LAMANT, médiapart, 9 DÉCEMBRE 2019 

À l’approche des législatives du jeudi 12 décembre au Royaume-Uni, Mediapart s’est entretenu avec une activiste influente du parti travailliste, Christine Berry, qui exhorte sa formation à mieux se préparer à l’épreuve du pouvoir, en tirant notamment les leçons de la déconvenue Syriza en Grèce.

 «Nous avons tous deux grandi en Grande-Bretagne dans l’ombre du thatchérisme, une ombre qui n’a cessé de s’étendre monstrueusement. Considérez ce livre comme notre petite revanche. » Ainsi s’ouvre un essai remuant publié en début d’année, People Get Ready! (OR Books, non traduit en français), considéré par le Guardian comme l’un des meilleurs livres politiques de l’année.

Ses deux auteurs, Christine Berry et Joe Guinan, veulent préparer le terrain à un gouvernement dirigé par Jeremy Corbyn. « Il serait cohérent que la Grande-Bretagne, première économie industrielle avancée à avoir servi de laboratoire aux politiques néolibérales, devienne la première où se mettrait en place une alternative », écrivent-ils d’emblée. Mais ces tenants de l’aile gauche du parti travailliste jugent que la formation n’est pas prête à gouverner.

Car le programme du Labour, défendu aux législatives de 2017, et surtout sa version plus radicale de 2019, n’est pas seulement affaire de renationalisations – du rail ou de la poste – et de réinvestissement dans des services publics en panne – la santé –, comme on le résume souvent en France. C’est un projet plus ambitieux, aux yeux de ses partisans, qui devra faire avec de nombreux adversaires, à commencer par la City de Londres. Comment éviter, s’interrogent les deux auteurs, un devenir Syriza du Labour, dans quelques années ?

« À l’encontre des critiques formulées par ses adversaires, qui n’y voient qu’un retour à un modèle de socialisme d’État, le “corbynisme” propose de mettre en œuvre un nouveau modèle, qui transforme la propriété, sans se contenter d’un simple transfert du pouvoir des élites privées aux élites publiques. C’est un agenda qui veut donner du pouvoir et des moyens aux gens ordinaires, grâce à de nouvelles formes de propriété à l’échelle de la communauté, au niveau local », veulent croire Berry et Guinan, qui y voient « une réponse à l’économie extractive mise en place par le néolibéralisme, où les élites confisquent les richesses et le pouvoir ».

À l’approche des élections législatives du 12 décembre, le parti travailliste peine à retrouver, semble-t-il, la dynamique du précédent scrutin de 2017. Christine Berry, qui fut l’une des responsables de la New Economic Foundation, un think tank de gauche lancé dans les années 1980, revient, dans un entretien à Mediapart, sur les débats stratégiques qui animent le parti. Cette universitaire se dit convaincue que la fenêtre d’opportunité ouverte par la crise financière, pour la formation d’un gouvernement de gauche radicale au Royaume-Uni, ne se refermera pas avec le scrutin de jeudi. Quel que soit le résultat des travaillistes.

Pourquoi revenez-vous aux années Thatcher (1979-1990), dans le livre, pour penser le corbynisme aujourd’hui ?

Christine Berry : Le gouvernement Thatcher est le dernier, dans l’histoire récente du Royaume-Uni, à s’être engagé pour renverser le statu quo hérité de l’après-guerre, et défendre une nouvelle manière de faire fonctionner l’économie, autour des vertus du marché. Depuis, quel que soit le parti au pouvoir, ce consensus n’a pas été remis en question. Sous Tony Blair et le New Labour (1997-2007), le cadre est resté thatchérien. La seule différence portait sur la manière dont on pouvait redistribuer les profits dégagés, par exemple en taxant un peu plus, pour mieux financer certains services sociaux.

Après la crise financière, cette idéologie s’est trouvée renforcée, avec des politiques d’austérité toujours plus dures. Aujourd’hui, le Labour propose de mettre en œuvre un changement systémique, de paradigme, d’une ampleur telle qu’on n’en connaît qu’un par génération. Étudier les années Thatcher nous permet de tirer des leçons en matière de stratégie : il faut observer en détail comment Thatcher s’y est prise pour réussir ce changement.

Thatcher avait mis en place le « droit à acheter » à partir de 1980, qui avait permis à des millions de ménages dans des logements sociaux d’acheter leur logement à prix réduit. C’est ce genre de mesures phare qui manque au Labour de Corbyn ?
Cette mesure a rempli un double rôle. En terme de récit d’abord : elle dit quelque chose du pays que l’on veut construire – en l’occurrence, un pays de propriétaires individuels. Ensuite, cela a fonctionné comme une incitation financière pour que des millions de personnes aient intérêt à ce que le système reste en place. Cela a dégagé une masse critique de gens soutenant le processus.

Et le Labour n’a pas de mesure équivalente dans son programme ?
Nous n’avons pas encore trouvé la mesure qui possède une force d’entraînement équivalente. Au sein de la gauche aujourd’hui, on parle beaucoup de la mise en place des Fonds de propriété inclusive [un mécanisme de socialisation graduelle du capital dans les entreprises de plus de 250 salariés, sur le modèle de ce qui a été pratiqué en Suède dans les années 1970 – ndlr]. Certains l’ont justement comparé au « droit à acheter » de Thatcher, parce que cela raconte aussi une histoire : il s’agit de donner de nouveaux pouvoirs aux gens ordinaires. Et cela s’accompagne aussi d’un bénéfice concret, économique, pour les travailleurs.

Mais je ne suis pas convaincue par l’analogie. Les gains escomptés, à moyen terme, restent modestes. Et ce mécanisme est assez complexe : l’idée peut fonctionner auprès d’un public de geeks en politiques publiques, dont je fais partie, mais pas forcément auprès de gens que l’on croise dans la rue. Une autre mesure, en cours de discussion au Labour, me semble avoir plus de potentiel : la semaine de quatre jours, payée cinq. Même si les médias mainstream nous tournent en dérision sur ce sujet, c’est très simple à expliquer. Il nous reste à convaincre les électeurs que cette mesure est faisable.

Comment ?
C’est le problème numéro un pour le Labour aujourd’hui : le niveau de cynisme est immense dans le pays, vis-à-vis de la classe politique. À chaque fois ou presque que vous proposez une mesure en vue d’un changement radical, vous êtes immédiatement discrédité par des gens qui n’y croient plus. C’est le résultat de quarante ans de néolibéralisme, mais aussi des mensonges suscités par la campagne du Brexit.

Quelle est la solution ?
Mettre en avant des exemples locaux où ces alternatives se concrétisent. Je pense à Preston, cette ville du nord de l’Angleterre où le maire Matthew Brown accomplit un travail exemplaire pour repenser le fonctionnement d’institutions publiques [Mediapart s’y était rendu en reportage, en janvier 2019 – ndlr].

a dernière expérience d’un gouvernement de gauche radicale arrivée au pouvoir en Europe, Syriza en Grèce, de 2015 à 2019, a déçu les militants de la première heure. Quelle leçon en tirez-vous pour le Labour ?
Syriza s’est piégé en s’interdisant dès le départ certaines options, comme la sortie de l’euro, qui lui auraient permis d’avoir plus de marges de négociation, face à un adversaire aussi puissant que la Troïka [FMI, Commission européenne, BCE – ndlr].

Le gouvernement d’Aléxis Tsípras a tout fait pour apparaître comme un partenaire fiable dans les négociations. Mais je crois que l’Eurogroupe n’a jamais souhaité une relation constructive avec Syriza. Ils voulaient uniquement dicter des mesures punitives, et faire de la Grèce un exemple auprès d’autres pays tentés par un exécutif similaire.

Mais quelle leçon en tirez-vous ?
J’en vois deux. Il y a une analogie entre la Troïka pour eux, et la City de Londres pour nous. De ce point de vue, je ne crois pas qu’il soit suffisant de se dire, comme John McDonnell [bras droit de Jeremy Corbyn sur l’économie : notre portrait – ndlr], que nous pourrons convaincre les gens de la City du bienfait de nos politiques pour l’économie britannique dans son ensemble. Dans le livre, nous plaidons pour aller à la confrontation [en durcissant les mesures visant à « définanciariser » l’économie – ndlr].

Cela ne veut pas dire qu’il faut leur tomber dessus dès le premier jour d’un gouvernement travailliste. Thatcher, encore elle, disait que cela ne sert à rien de s’engager dans une bataille si vous n’êtes pas raisonnablement confiant pour l’emporter. Elle n’est pas allée à l’affrontement avec les mineurs dès le premier jour de son mandat. Elle a d’abord affaibli le pouvoir des syndicats, renforcé la capacité d’intervention de la police en cas de conflit social, fait des réserves de charbon pour faire tourner l’économie pendant la grève… Il faudrait faire de même avec la City.

Et l’autre leçon de la défaite de Syriza ?
L’échec de Syriza a semble-t-il suscité un désespoir profond chez des militants grecs, équivalent à l’espoir suscité par leur victoire en janvier 2015. Cela nous oblige à réfléchir sur la manière dont certains mettent toute leur énergie dans le parti, alors que les mouvements sociaux doivent, eux aussi, rester forts.

J’ai l’impression qu’un cycle un peu identique se profile au Royaume-Uni : de jeunes activistes donnent tout ce qu’ils ont d’énergie dans des porte-à-porte chaque jour, et risquent de s’épuiser. Nous devons réfléchir à la soutenabilité du mouvement, par-delà les cycles électoraux.

La fenêtre d’opportunité pour un gouvernement de gauche radicale, ouverte avec la crise financière et la colère face à l’austérité, n’est-elle pas en train de se refermer, avec ces élections ?
Je ne le crois absolument pas. Pensez aux exemples passés. Le parallèle le plus évident, c’est 1929. Au krach boursier succède une décennie de récession, puis la Seconde Guerre mondiale. C’est seulement en 1945 que se met en place le gouvernement de Clement Attlee [travailliste au pouvoir de 1945 à 1951, partisan de politiques keynésiennes – ndlr].

Nous sommes au milieu d’un processus. Aux élections de 2010 déjà [défaite de Gordon Brown face à David Cameron – ndlr], certains disaient que l’on avait raté une opportunité historique. Mais plus je regarde en arrière, plus je me dis que les choses évoluent lentement, que le changement générationnel prend du temps. Les gens, j’en suis convaincue, restent demandeurs d’un changement radical.

Un « changement radical », cela peut aussi signifier de transformer l’Angleterre en un paradis fiscal sur le modèle de Singapour, comme en rêvent certains dans l’entourage de Boris Johnson…
Oui, et l’histoire est ouverte à ce stade. Je ne crois pas qu’une majorité de gens ait envie du scénario que vous décrivez. J’espère que les conservateurs n’obtiendront pas de majorité absolue jeudi soir. Mais le débat public sur les politiques proposées est de si faible intensité pendant cette campagne, et les Tories font tout pour ne pas parler du fond. Ils se contentent de promettre qu’ils réaliseront le Brexit…

Le « corbynisme » que vous défendez peut-il exister sans Corbyn ?
Le corbynisme a toujours dépassé la seule personne de Jeremy Corbyn. Quand Corbyn devient leader du Labour en 2015, il ne s’y attendait pas. Il s’était présenté dans l’optique de peser sur le débat interne du parti. Mais il y avait une lame de fond, chez les membres du parti, qui réclamaient le changement, qui voulaient redécouvrir les valeurs socialistes du Labour et les adapter au XXIe siècle.

Beaucoup d’entre eux, venus des mouvements sociaux, se sont engagés pour la première fois dans un parti à ce moment-là. C’est donc bien plus que l’histoire d’une seule personne. Mais il y a bien sûr une volonté de la droite et du centre de réduire ce mouvement collectif à la seule personne de Corbyn, puis de discréditer cette personne, pour affaiblir le mouvement.

Le corbynisme peut survivre à Corbyn, et il le doit. Je ne vois pas d’autre tendance au sein du parti qui se soit sérieusement mise à réfléchir sur les réponses à apporter aux crises sociale et environnementale.