Angleterre : les raisons d’une catastrophe

Stathis Kouvélakis, Contretemps, 16 décembr2 2019

 

La carte que dessinent les résultats électoraux du 12 décembre est dépourvue d’ambigüité. La fameux « mur rouge », à savoir les bastions travaillistes historiques du Nord de l’Angleterre et des Midlands, l’ancien cœur industriel du pays ravagé par des décennies de néolibéralisme et de domination du capitalisme financiarisé, a cédé et s’est, pour une large part, tourné vers les conservateurs. Des sièges détenus depuis les années 1930 par le parti créé au début du siècle par Keir Hardie et les syndicats, au cœur des communautés minières et ouvrières, passent entre les mains des conservateurs, héritiers et continuateurs du camp monarchiste et de l’ordre impérial et aristocratique. Au cœur de ce basculement totalement inédit dans l’histoire du pays, la question du Brexit, qui domine l’agenda politique depuis le référendum de juin 2016.

La plupart de ces circonscriptions s’étaient en effet prononcées dans de larges proportions en faveur du Brexit, y compris d’ailleurs, n’en déplaise aux amateurs de clichés, celles qui comptent en leur sein d’importantes communautés issues de l’immigration ouvrière postcoloniale. Lors du scrutin de 2017, les travaillistes, bien qu’ayant fait campagne en 2016 faveur du maintien dans l’Union européenne (UE) [position du Remain], avaient réussi à les garder dans leur giron en adoptant une position de respect du résultat du référendum. Corbyn avait même insisté sur le fait que la sortie de l’UE rendait plus aisée la mise en œuvre de parties essentielles de son programme comme la nationalisation intégrale des chemins de fer et la reconstitution d’un monopole public de fourniture d’électricité. Or, au cours des deux années qui sont suivi, soumis à une pression croissante des partisans du Remain à l’intérieur de son parti aussi bien qu’à l’extérieur, Corbyn a dû accepter, à contrecœur, de modifier la position du parti dans le sens du Remain. Lors de ce scrutin, le Labour s’engageait à renégocier l’accord de Brexit conclu entre Boris Johnson et l’UE et à soumettre ce nouvel accord à un référendum qui devrait également inclure l’option du Remain. Même si Corbyn se disait « neutre » quant aux options soumises à un tel référendum, se plaçant dans une position à vrai dire illisible (comment peut-on ne pas vouloir défendre un accord qu’on a soi-même renégocié ?), la quasi-totalité des dirigeants et la plupart des élus du parti s’étaient d’ores engagés en faveur du Remain, y compris John McDonnell, le bras droit de Corbyn en charge de la politique économique au sein du « cabinet fantôme » travailliste, qui avait mis tout son poids pour faire adopter la position  d’un second référendum (incluant l’option du Remain) lors du congrès du parti[1].

Comme c’était prévisible, l’électorat, et en particulier celui des classes populaires des régions déshéritées qui ont largement soutenu le Brexit, a sanctionné cette volonté à peine masquée de renverser le résultat du référendum de 2016. Celle-ci est apparue comme ce qu’elle est, à savoir un déni de démocratie. Le Labour à direction corbyniste s’est laissé emporter par le discours porté par le mépris de classe des élites et des classes moyennes « libérales » vis-à-vis de plébéiens ignares, supposément motivés par leurs seuls vils instincts xénophobes et racistes. Outre les travaillistes, les Libéraux-Démocrates, qui se sont posés en zélotes du Remain, en proposant d’annuler purement et simplement la demande de sortie de l’UE sans même passer par un second référendum, en ont également fait les frais. Leurs espoirs de victoire – leur leader Jo Swinson a ouvert la campagne en se présentant comme la future première ministre – ont vite été douchés et ramenés à un modeste gain en pourcentage de quatre points et d’un seul siège au parlement, Jo Swinson échouant même à se faire réélire dans sa circonscription. Quant aux travaillistes, sur un solde négatif de soixante sièges, ils en perdent quarante-trois dans leurs bastions traditionnels du Nord et des Midlands et reculent globalement de près de huit points, passant de 40% à 32,2% des voix.  Une partie de ces pertes est certes compensée par un apport de voix venant des classes moyennes pro-Remain : le parti gagne ainsi 27% des élect.eur.rice.s Libéraux-Démocrates de 2017, et même 8% des pro-Remain conservateurs de 2017, ce qui explique pourquoi, alors que s’écroule le « mur rouge » des anciens bastions ouvriers, il gagne des sièges dans des circonscriptions de classes moyennes comme Putney ou Canterbury[2]. Mais, au bout du compte, la défection d’une partie substantielle du cœur de l’électorat historique s’est révélée fatale, comme le veut une « loi » bien connue des experts en sociologie électorale.

Une sociologie électorale inédite

Il ne fait aucun doute que c’est le Brexit qui a permis aux conservateurs de remporter ce scrutin grâce à une configuration électorale inédite, à savoir en vampirisant une partie de la base électorale ouvrière et populaire historique des travaillistes. Le pari n’était pas gagné d’avance. En effet, les Tories devancent désormais les travaillistes avec plus de 11 points (contre à peine 2,4% en 2017) en progressant de seulement 300 000 voix – et de 1,4% en pourcentage par rapport au scrutin précédent. Mais les déplacements importants se sont opérés au sein même de leur électorat. Car la radicalisation des conservateurs, sous la houlette de Boris Johnson, en parti pro-Brexit n’a pas fait que des heureux. Les Tories ont ainsi subi des pertes significatives parmi leur électorat de 2017, dont un peu moins d’un tiers avait voté en faveur du maintien dans l’UE lors du référendum de 2016. Or, un tiers de ces élect.eur.rices.s Tories pro-Remain ont fait à présent défection, pour l’essentiel vers les Libéraux-Démocrates (21%), et même, pour 8% d’entre elles et eux, vers les travaillistes. Ces pertes ont toutefois été largement compensées par l’apport d’élect.eur.rices.s travaillistes pro-Brexit, ou, de façon encore plus significative, mais complètement passée sous silence par le discours dominant, par des élect.eur.rices.s pro-Remain mais qui ont rejeté la remise en cause du résultat du référendum de 2016. En effet, contrairement à ce que les médias et les campagnes pro-Remain n’ont cessé de répéter, les rangs de ce dernier groupe se sont révélés bien plus fournis que celui des élect.eur.rices.s pro-Brexit de 2016 qui ont basculé vers le camp du Remain (13%  vs. 5%, respectivement, dans l’ensemble de l’électorat britannique). Les conservateurs ont pu ainsi attirer 25% des élect.eur.rices.s travaillistes pro-Brexit de 2017 mais aussi 18% de l’ensemble des élect.eur.rices.s ayant voté Remain en 2017 mais qui tenaient à ce que le résultat du référendum soit respecté et mis en œuvre.

Le tableau devient encore plus saisissant si on passe à l’analyse du vote par catégorie sociale. Selon la nomenclature de la stratification sociale britannique, les conservateurs devancent désormais les travaillistes de 6 et de 20 points dans les catégories du bas de l’échelle, soit, respectivement, dans les catégories DE (chômeurs, travailleurs manuels qualifiés et semi-qualifiés) et C2 (salariat d’exécution qualifié). Par rapport à 2017, les travaillistes reculent dans ces catégories, respectivement, de de 9 et de six points et les conservateurs progressent de 9 et de 6%. On peut raisonnablement penser que si on extrait les chômeurs du groupe DE, l’avance des conservateurs sur les travaillistes serait encore supérieure dans cette catégorie, dans laquelle ils réussissent de toute façon une percée historique.

Le score du Labour dans la catégorie C2, i.e. le cœur de son électorat dans le salariat actif, s’avère non moins désastreux. Distancé de 20 points par les conservateurs, sa performance y est même légèrement inférieure (30%) que dans les classes supérieures (31%), le groupe AB des managers de rang supérieur et intermédiaire et des professions libérales. Dit autrement, le Labour fait un score à peu près égal dans toutes les catégories sociales, soit autour de sa moyenne nationale de 32%. Sa performance est parfaitement transclasse, sans le moindre signe de vote préférentiel dans les classes populaires, à l’inverse du scrutin de 2017 lors duquel onze points séparaient sa performance entre le haut et le bas des catégories sociales (en faveur des secondes). Quant aux conservateurs, ils réussissent l’exploit inouï pour un parti de droite issu de l’élite aristocratique, et dont le dernier exécutif comptait une proportion inédite de millionnaires, de faire mieux dans la catégorie centrale du salariat d’exécution (C2) que parmi les classes supérieures, pilier traditionnel de son électorat (50% dans la catégorie C2, 44% dans AB).

Seule la distribution générationnelle apporte une vision inverse, et encore plus tranchée. Les travaillistes gagnent en effet massivement le vote jeune (de 55 à 57% dans les tranches 18-24 et 25-34), quoique dans des proportions nettement moindres qu’en 2017, accusant une chute de 10 et de 3 points, respectivement, dans les deux premières tranches d’âge. Cet écart s’inverse dès la tranche des 45-54 (8 points d’avance pour les conservateurs) et devient proprement abyssal parmi les seniors (54 points d’avance pour les conservateurs chez les plus de 65 ans).  Comme le soulignent les textes qui suivent, l’appui des jeunes est incontestablement une réussite formidable du corbynisme mais elle s’est avérée insuffisante pour remporter des élections et compenser la perte de l’enracinement de classe. D’autant que l’abstention est forte dans la jeunesse, en particulier dans la jeunesse populaire, supérieure à 50% selon les estimations, ce qui relativise du même coup la portée des performances spectaculaires des travaillistes parmi les votants dans ces tranches d’âge.

La gauche face à l’UE : chronique d’un désastre

Il faut le souligner : dans ses grandes lignes, cette configuration ne relève en rien d’un exceptionnalisme britannique. L’Union Européenne fait l’objet d’un rejet profond et croissant des classes ouvrières et populaires du continent. Comme quelqu’un d’aussi peu suspect d’« antieuropéisme » que Thomas Piketty le relevait dans une récente tribune, fondée sur une étude comparative de résultats électoraux dans plusieurs pays de l’UE, « les votes autour de l’Union européenne se caractérisent toujours par un clivage de classes aussi marqué ». Ecartant les explications qui attribuent ce rejet à la xénophobie et au racisme supposément inhérent aux classes populaires blanches, Piketty avance « une explication beaucoup plus simple : l’Union européenne, telle qu’elle s’est construite au cours des dernières décennies, s’appuie sur la concurrence généralisée entre territoires, sur le dumping fiscal et social en faveur des acteurs économiques les plus mobiles, et fonctionne objectivement au bénéfice des plus favorisés »[3].

On peut donc dire que la défaite du projet de Corbyn, le seul projet de gauche digne de ce nom susceptible de parvenir au pouvoir gouvernemental au cours de la dernière période dans cette région du monde, signe le deuxième désastre de la gauche européenne face à l’Union européenne, après celui de Syriza en 2015. Cet échec résulte d’un refus de formuler une stratégie de rupture d’avec l’Union européenne « par la gauche », refus qui découle d’une perte de contact de la gauche avec sa base sociale ouvrière et populaire historique et sa culture d’affrontement avec les points forts de l’hégémonie de l’adversaire, et qui, à son tour, conduit inexorablement à l’amplifier. Les tentatives de lancer un véritable débat au sein du parti travailliste en permettant à une campagne en faveur d’un « Lexit » (position en faveur d’un Brexit de gauche) de se déployer s’est heurtée à une fin de non-recevoir de sa direction, y compris d’une partie du groupe corbyniste autour de John McDonnell et Diane Abbott et cela malgré l’appui tacite de Corbyn lui-même et de son équipe restreinte (l’ancien journaliste du Guardian Seumas Milne et le syndicaliste communiste Andrew Murray).

Maintenant, il devient encore plus difficile de le nier : un tel refus ne peut que conduire à l’échec assuré toute tentative de relance de la « gauche de gauche », qu’elle soit anticapitaliste ou « réformiste de gauche », comme Corbyn ou, de façon plus hybride, Syriza. Il est complètement illusoire de penser qu’il est possible de retrouver une quelconque crédibilité en tant que force de contestation de l’ordre existant sans se confronter à la question de la stratégie de rupture d’avec l’UE, et, disons-le clairement : de sortie unilatérale de ses institutions clé, en premier lieu de la zone euro pour les pays qui en font partie. Après le désastre grec, qui a démontré l’impossibilité de mener une politique de gauche (même très modérée) dans le cadre de l’UE, il est complètement illusoire de penser qu’il sera possible de retrouver l’oreille des classes travailleuses écrasées et exaspérées sans une position rupturiste claire sur cette question. Il est non moins illusoire de penser qu’il sera possible de convaincre au-delà des rangs – fort minoritaires – des déjà-convaincu.e.s sur les questions de la politique d’accueil inconditionnel des migrants et de défense non moins inconditionnelle des groupés racisés sans une volonté réelle de s’affronter à l’UE qui est aussi, ne l’oublions jamais, cette « Europe  forteresse» qui envoie à la mort chaque année en Méditerranée (et dans les déserts sahariens) des milliers d’êtres humains et forge inlassablement une identité « européenne » directement héritée des stéréotypes « blancs » de l’époque coloniale.

Certains, à gauche, ont cru pouvoir enterrer le débat stratégique sur l’Union européenne, en particulier après la normalisation de Podemos et les reculs de la France insoumise sur cette question. Les dures leçons venant de la Grande-Bretagne devraient les inciter à réfléchir par deux fois. Car, ainsi que l’histoire nous l’enseigne, à chaque fois que le mouvement ouvrier et les militant.e.s de l’émancipation sociale s’avèrent incapables de s’emparer des questions posées par la conjoncture et l’évolution du système, ce sont les forces de la barbarie qui en profitent et les font travailler à leur profit.