Arménie : un pays sur la brèche

Bernard Dreano

En Arménie la crise est ouverte entre le Premier ministre Nikol Pachinian, l’opposition et l’état-major de l’armée. Le pays vit une grave dépression, morale, économique et sanitaire, depuis la défaite contre l’Azerbaïdjan dans le conflit du Nagorno Karabakh (Artsakh pour les Arméniens).

Les racines de cette crise sont anciennes. Lors de la Première guerre mondiale, la majorité des Arméniens du monde vivaient dans l’empire ottoman où a eu lieu le génocide de 1915. A la fin de cette guerre une République d’Arménie a été établie au sein des territoires anciennement dans l’empire russe, brièvement indépendante (1918-1920), puis 1’une des composantes de l’Union soviétique, dans des frontières définies par Staline, excluant l’enclave du Nagorno-Karabakh peuplée en majorité d’arméniens mais rattachée à l’Azerbaïdjan. Lors de la décomposition de l’URSS une violente guerre a opposé Arménie et Azerbaïdjan (indépendants en 2011), pour le contrôle de l’enclave, s’achevant en 1994 par la victoire des Arméniens prenant le contrôle aussi de sept districts environnants (en expulsant les populations azéries et kurdes).

Le président d’Arménie, Levon Ter Petrossian savait, comme nous l’a rappelé son négociateur de l’époque Jirair Libaridian [1] que « l’équilibre des forces était susceptible de changer en faveur de l’Azerbaïdjan, ». Son idée était de proposer une évacuation de l’essentiel des sept districts pour conserver le Nagorno-Karabakh et d’obtenir l’acceptation de facto de l’Azerbaïdjan, grâce au soutien des grandes puissances – la Russie, les Etats Unis et la France,[2].

Mais Ter Petrossian a été renversé, et les nouveaux dirigeants de l’Arménie, Robert Kotcharian et Serge Sarkissian, tous deux originaires du Nagorno-Karabakh, ont décidé de camper sur les positions acquises. Ils ont développé l’idée que celles-ci étaient inexpugnables, grâce « à la supériorité morale des Arméniens », au « soutien de la diaspora arménienne », et à celui de la « Russie chrétienne ». Tout en organisant un régime de corruption, de répression des mouvements sociaux, ils bénéficiaient du soutien de certaines forces de la diaspora, dont le parti « Dachnak »[3], et d’un véritable « pacte de corruption » avec la Russie de Vladimir Poutine.

Puis la situation du pays n’a cessé de se détériorer avec l’économie en berne, l’émigration massive d’une jeunesse en panne d’avenir. Tandis qu’en Azerbaïdjan, le pouvoir dictatorial du président Ilham Aliyev renforçait sa légitimité dans le projet de « revanche contre l’humiliation de la défaite », et que ses revenus pétroliers lui permettraient de s’armer.  La Turquie d’Erdogan, passait progressivement d’une position plutôt favorable à une normalisation pacifique à une position de soutien actif au « frères d’Azerbaïdjan », tandis que les Etats-Unis et Israël avaient l’Azerbaïdjan comme partenaire dans leur stratégie anti-iranienne.

En 2016, 4 jours d’offensives locales avaient démontré l’évidente supériorité azerbaïdjanaise et l’imminence de la « solution militaire », d’autant qu’une partie des fonds destinés à l’équipement de l’armée arménienne avaient disparu du coté de poches du pouvoir… Le mécontentement populaire a été cristallisé par un outsider de la politique Nikol Pachinian, qui, au terme d’une grande mobilisation non-violente (explicitement inspiré de Gandhi) a renversé le pouvoir corrompu. Nommé Premier ministre, il n’a pas su (ou pas pu) rompre avec l’attitude arrogante de ses prédécesseurs, affirmant même que les sept districts étaient « arméniens pour toujours ». Puis ; les soldats arméniens ont été bousculés par les azerbaïdjanais, l’Arménie a perdu les sept districts et un quart du Nagorno Karabakh (dont la ville symbolique de Chouchi), le reste étant sous la protection d’une « force de paix » russe.

Le peuple d’’Arménie, malade des mensonges et magouilles du passé, incrédule devant l’énormité de la défaite, est dans l’incertitude. L’opposition, principalement les partisans de l’ancien pouvoir, demande la démission de Nikol Pachinian, mais celui-ci reste soutenu par de nombreux arméniens qui ne veulent en aucun cas du retour des anciens corrompus ou de leurs complices, enfin l’Armée ne supporte pas d’être accusée (par Pachinian) de la responsabilité de la défaite. Les Russes, qui n’aimaient guère Pachinian, s’accommodent d’un Premier ministre très affaibli, mais pourraient s’accommoder d’autres dirigeants (militaires ?) qui leur ferait allégeance.

L’Arménie exsangue a besoin d’aide. En Azerbaïdjan la réinstallation des populations azéries dans les sept districts est loin d’être facile. Les occidentaux sont pour le moment hors-jeu. La Turquie attend un retour sur investissement mais le rusé Ilham Aliyev n’est pas un pion d’Erdogan. Poutine a l’air d’avoir toutes les cartes en main… mais a-t-il les moyens de garantir le silence des armes sur le terrain, à défaut d’une paix durable ? Une situation stabilisée suppose des garanties pour la population arménienne encore au Karabakh/Artsakh et la lente construction d’un voisinage pacifique, loin des discours nationalistes et frustration revancharde. Des forces civiles anti-guerres très faibles, qui se sont un peu manifestées de part et d’autre cet automne, essentiellement dans la jeunesse, elles sont pour le moment inaudibles dans la déprime de la défaite des uns, l’euphorie de la victoire des autres, mais leurs voix vont s’amplifier demain.

 

[1] Why the negociations failed Le 2 novembre 2020 sur site le The Armenian Mirror-Spectator,

https://mirrorspectator.com/2020/11/02/why-negotiations-failed

[2] La Russie, les Etats Unis et la France étaient présidents du « groupe  de Minsk » pour un règlement du conflit entre Arménie et Azerbaïdjan mis en place par l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe

[3] La Fédération révolutionnaire arménienne Dachnaksoutioun, vieux parti ultra-nationaliste arménien, prétendument social-démocrate, très influent en France en particulier.