Bolivie : la gauche peut-elle reprendre l’initiative ?

Pierre Beaudet (avec la collaboration d’Aimé Gomis)
Dans quelques semaines, des élections doivent avoir lieu en Bolivie, du moins, si le gouvernement de droite actuel ne trouve pas d’excuse pour les reporter encore une fois[1]. Selon tous les sondages, le Mouvement vers le socialisme (MAS) est en avance sur ses adversaires de droite (cette avance a diminué ces derniers temps). Le candidat du MAS à la présidence, Luis Arce (ancien ministre des finances dans le gouvernement d’Evo Morales) est encore bien placé devant les 3 ou 4 candidats de droite dont l’ex Président Carlos Mesa. Un tel retour au MAS au pouvoir, depuis le coup d’état de novembre 2019 qui avait forcé Evo Morales à l’exil, serait un nouveau tremblement de terre dans ce pays d’Amérique latine.
Depuis le coup d’État
En novembre 2019, le président Evo Morales après 14 ans au pouvoir était renversé par un coup d’État alimenté par la droite bolivienne avec l’implication de la police et des militaires et l’appui des États-Unis[2]. Des manifestations avaient éclaté dans différentes villes du pays à la suite des accusations de fraude contre Morales lors des élections où il a été reconduit à la présidence pour un quatrième mandat. Avant cette élection, la controverse avait surgi ca,r selon la constitution bolivienne, un président ne peut être élu indéfiniment. Cependant, Morales avait contourné cette clause avec l’intention de demeurer à la tête d’un pays relativement stable et avec l’appui indéniable d’une majorité de la population, majoritairement paysanne et autochtone.
La droite bolivienne n’a jamais accepté ce régime dès son élection en 2006. Avec l’appui explicite des États-Unis et implicite des alliés-subalternes comme le Canada, cette droite s’est enhardie et a même tenté de provoquer la sécession des riches régions du sud-est où sont concentrées les ressources de gaz et les grandes plantations de soja. Morales avait réussi à les déjouer et à se maintenir au pouvoir, cependant comme on l’a vu en 2019, c’était une partie remise pour la droite.
Le renversement de Morales à la suite des manifestations a été rendu possible par le fait que la police et l’armée se sont rangées derrière les putschistes. Plusieurs leaders du MAS ont alors estimé qu’il était préférable d’éviter un bain de sang et ont préféré démissionner, pendant que Morales et son vice-président Alvaro Garcia Linera s’exilaient au Mexique, puis en Argentine. Devant un congrès sans quorum,, Jeanine Áñez (dont le parti avait obtenu 4 % des voix aux élections), s’est alors déclarée présidente, avec l’appui des militaires.
Par après, le gouvernement a permis aux militaires et policiers de réprimer en toute impunité. Des élus, des fonctionnaires, des militants de la base ont été pourchassés, emprisonnés, exilés, pendant que les quelques manifestations publique sont été violemment frappées (des dizaines de morts et des centaines de blessés).  Parallèlement, le nouveau gouvernement a entrepris de démanteler certaines des mesures mises en place par le MAS et Evo Morales en faveur des populations paysannes et autochtones.
La stratégie de la droite actuelle semble est de retarder les élections en misant sur l’érosion (et les divisions) dans le MAS et les mouvements populaires, tout en profitant de la pandémie du coronavirus pour empêcher les manifestations et les rencontres publiques. Cela n’a pas empêché les mouvements et les syndicats d’organiser une grève générale en août dernier, qui permet au gouvernement de droite et aux médias qui leur sont associés de blâmer le MAS pour des pénuries d’aliments et de médicaments. Rien n’est encore réglé et donc, la Bolivie retient son souffle
L’héritage du MAS
Un retour éventuel du MAS est une possibilité, et non une certitude. La situation actuelle est passablement différente de celle qui prévalait en 2006. Pendant 14 ans, le MAS a effectivement gouverné le pays. En dépit de succès indéniables, il y a eu aussi des blocages et des échecs. Ce bilan est en débat actuellement en Bolivie.
Une fois arrivé au pouvoir, Evo Morales promettait un retour de l’État dans l’économie, une nouvelle constitution consacrant les droits politiques des peuples indigènes et la redistribution de la richesse provenant de l’exploitation des ressources minières. En 2009, les Boliviens ont ratifié une nouvelle constitution qui prétendait « refonder » la Bolivie en tant qu’État  « plurinational promettant ainsi des améliorations des droits des autochtones tout en consacrant les droits sociaux aux soins de santé, à l’éducation, au logement et à l’eau pour toute la population.
Cette politique en gros s’opposait directement aux gouvernements et régimes néolibéraux qui avaient dévasté la Bolivie tout au long des deux « décennies perdues » (1980-2000). Elle était par ailleurs alignée sur la « vague rose » qui avait amené au pouvoir des coalitions progressistes au Venezuela, en Argentine, en Équateur et au Brésil. À l’ordre du jour de ces nouveaux pouvoirs était la question de reconstruire la solidarité dans les Amériques, pour faire obstacle à la longue domination par les pays impérialistes.
Aussi, pendant les premières années du gouvernement élu en 2005 et réélu en 2009 et 2014 avec d’assez fortes majorités, la Bolivie a connu d’importants changements. Le « modèle » promu par Morales (« Modelo económico, social, comunitario y productivo ») visait à réduire la dépendance par rapport à une économie qui avait été orientée vers les exportations de ressources naturelles (minerais et produits agricoles). Une des mesures les plus importantes a été de renégocier avec les entreprises multinationales impliquées dans le gaz et le pétrole les termes des contrats, ce qui a permis de multiplier par 10 les revenus de l’État et également d’accentuer les capacités d’intervention dans ce secteur. En 2018, 94 % des exportations de la Bolivie provenaient du secteur extractiviste. En conséquence, l’État a énormément augmenté ses revenus et ses investissements publics qui sont passés de 629 millions de dollars en 2005 à 6,2 milliards en 2015.
Par la suite, ces nouveaux revenus ont été redistribués vers de nombreux programmes publics dans l’éducation, la santé, le logement, la sécurité. Littéralement, le pays a changé de visage : alors que 50 % des Boliviens vivaient sous le seuil de pauvreté en 2011, ce pourcentage est passé à un tiers de la population en 2017.
Parallèlement, le MAS promettait une vaste réforme agraire visant à redonner espoir aux millions de paysans pauvres dont une grande partie dépend du secteur informel pour subvenir à leurs besoins. Effectivement, la production agricole venant du secteur paysan a augmenté. Des investissements importants ont été consenti pour le monde rural (routes, électrification, écoles, etc.), surtout dans la région des hauts-plateaux. Dans les basses terres du sud-est cependant, royaume des latifundistes et de la culture du soja, le gouvernement a décidé de mettre la pédale douce en se résignant à maintenir les grandes propriétés, d’une part pour éviter leur mécontentement, d’autre part, pour profiter des revenus tirés de l’exportation du soja, une culture industrielle ne nécessitant pas beaucoup de main d’œuvre et à peu près totalement destinée à l’exportation. Dans cette région autour de la grande ville du sud-est du pays, Santa Cruz, 2 % des propriétaires (les riches « latifundistes ») contrôlent 71% des terres, contre 9 % dévolu au 78 % du monde rural composé de petits agriculteurs.
Parallèlement à cette situation, des secteurs de la population, y compris parmi les partisans du MAS, ont soulevé les enjeux environnementaux et climatiques. L’industrie extractiviste, de même que l’agrobusiness restent évidemment de très gros consommateurs d’énergie. Le problème avait été identifié lors de la Conférence mondiale des peuples contre le changement climatique organisé à Cochabamba où Evo Morales avait promis de faire de la Bolivie un leader en la matière. Un de ses principaux adjoints de l’époque, Pablo Solon (que Morales avait nommé comme ambassadeur de la Bolivie à l’ONU) a plus tard fait défection pour critiquer l’écart entre les promesses et les réalités, expliquant par ailleurs qu’une autre voie que la croissance de l’extractivisme était envisageable pour répondre aux besoins en énergie du pays et revitaliser le monde rural[3].
Cette situation a suscité des remous au sein de la base paysanne et autochtone du MAS. Le tout s’est aggravé lorsque le gouvernement a voulu compléter une grande route à travers un parc national (TIPNIS), ce qui aurait ouvert de nouveaux territoires pour l’agrobusiness dans la forêt amazonienne. Les autochtones se sont révoltés et ont même organisé une marche sur La Paz pour obtenir à la fin quelques concessions. Le capital de confiance entre Morales et les autochtones a cependant été sérieusement érodé.
Questions de gouvernance
Ce bilan socio-économique avec ses succès et ses limites s’est ajouté à une autre problématique. Au début, le MAS et son chef se voulaient être les porte-parole des mouvements populaires, la face politique d’un vaste mouvement pour le transformation. De facto, un grand nombre de dirigeants et de militants de ces mouvements ont intégré des fonctions gouvernementales dès 2006, ce qui a eu comme effet d’affaiblir les mouvements. Par la suite, les promesses de décentralisation qui devaient transférer aux communautés autochtones plusieurs pouvoirs subsidiaires n’ont pas été concrétisées. Autour du gouvernement central à La Paz s’est consolidée une nouvelle élite politique, en grande partie fabriquée durant cette transition par l’absorption des mouvements populaires dans le pouvoir.
De facto, Evo Morales est devenu l’arbitre, pour ne pas dire l’autorité sur toutes les questions importantes concernant le pays, dans le sillon de cette grande tradition « caudilliste » (caudillo = chef) qui domine une bonne partie de l’histoire de l’Amérique du Sud. Le tout est devenu embarrassant lors du débat sur le quatrième mandat demandé par Morales, en contradiction avec la constitution. Le président a tenu tête et ordonné un référendum sur cette question en 2018, qu’il a perdu ! Faisant fi de tout cela, il a manœuvré pour passer outre, ce qui a suscité passablement d’émoi parmi les secteurs politisés de la population et des mouvements sociaux.
Selon Fabrican et Gustafson[4], les conflits entre le gouvernement et le parti d’une part, et les mouvements populaires d’autre part, se sont multipliés. Le gouvernement favorisait ceux qui suivaient la politique établie par l’État et pénalisait ceux qui étaient critiques. La CIDOB, principale organisation autochtone de l’est bolivien, est entrée en dissidence. Des organisations comme le Mouvement des travailleurs sans terre qui revendiquaient une réforme agraire plus audacieuse ont été incorporés dans la structure de l’État pour gérer des initiatives locales.
Au fur et à mesure, ces mesures ont affaibli les mouvements à la base du MAS. Entretemps, le gouvernement cherchait à s’accommoder avec les grands propriétaires terriens de Santa Cruz, espérant diviser la droite entre « modérés » (tel le gouverneur de la province Rubén Costas) et les « radicaux » comme Luis Fernando Camacho, chef du « Comité civique », celui-là même qui a joué un rôle important lors du coup d’État.  Cette évolution explique en partie pourquoi la résistance populaire contre le coup a été assez timide. Certes la répression était assez forte pour intimider les mouvements. Mais ceux-ci étaient un peu désemparés par les hésitations du pouvoir. Tout cela a permis à la droite de se faufiler au pouvoir.
Avenirs en question
Si les élections ont lieu tel qu’évoqué auparavant, il est probable que le MAS remporte la majorité au congrès. Cela pourrait être plus chaud au niveau de la présidence, bien que, tel qu’évoqué précédemment, Arce soit en avance dans les sondages. Le problème de la droite reste son éparpillement. La présidente issue du putsch, Jeanine Áñez, est contestée par la droite dure de Camacho. Entre les deux se trouve l’ancien président Carlos Mesa, qui est arrivé deuxième aux élections de 2019. Cette dispersion pourrait aider le MAS, de même que la malgestion de la pandémie par le gouvernement qui explique le mécontentement de la majorité de la population. La carte sur laquelle semblent capitaliser les droites toutes confondues est une campagne dirigée contre le « dictateur » Evo Morales, accusé par les médias (majoritairement de droite) d’être un terrible « communiste » en même temps qu’un abuseur sexuel[5]. Il est vrai que Morales depuis le début de la campagne a commis plusieurs faux pas. Au bout du compte, la droite veut empêcher le candidat du MAS à la présidence d’obtenir au moins 40 % (et 10% de plus que son plus proche adversaire), ce qui éviterait un second tour, ouvrant ainsi la porte à une coalition des droites derrière un seul candidat, probablement Mesa.
Évidemment, la diabolisation de Morales est endossée par les États-Unis et par les gouvernements de droite en Amérique latine, notamment la Colombie et le Brésil. Pour Washington et Brasilia surtout, le retour du MAS au pouvoir serait un sévère échec. Néanmoins, pour toutes sortes de raisons , les appuis venant des forces de la réaction extérieure jouent un rôle relativement modeste actuellement dans la crise politique actuelle.
Autre facteur ayant une influence, la COVID-19 a fourni au gouvernement dit de transition un nouveau prétexte pour justifier la militarisation de l’État et le recours à des mesures de répression policière plus sévères. Pendant que les droits des civils et des autochtones ont considérablement été réduits, des centaines de milliers de citoyens ont été mis en quarantaine. Beaucoup parmi ceux qui œuvrent dans le secteur informel n’ont pas d’autre choix que de se débrouiller pour joindre les deux bouts, dans un contexte où la nourriture est rare, en particulier dans les hautes terres, ce qui entraîne un climat très instable. Le ministre de l’intérieur, Arturo Murillo, un ancien propriétaire d’hôtel, a menacé de décréter l’état de siège dans les régions qui refusent la quarantaine, dont beaucoup sont majoritairement autochtones et qui sont également souvent des bastions de la MAS[6].
Il faut dire que l’impact de la pandémie s’ajoute aux sérieuses difficultés économiques causées par la récession et la diminution des prix des ressources naturelles sur les marchés internationaux. Cette source importante de revenus est en partie tarie, ce qui fait que le gouvernement, celui des putschistes mais même celui du MAS avant le coup, a beaucoup moins de marge de manoeuvre.
La balle est dans le camp du MAS
Le véritable enjeu reste cependant la capacité du MAS de se repositionner. Des mouvements populaires, telle la très importante Fédération des travailleurs paysans de Cochabamba, affirment qu’il faut tout faire pour bloquer la droite, ce qui veut dire se mobiliser pour le MAS. Plus proches du candidat à la vice-présidence David Choquehuanca que du successeur désigné par Evo Morales, Luis Arce, les organisations espèrent que le MAS a appris de ses erreurs et que, dans l’éventualité d’un nouveau mandat, il aurait comme priorité de rétablir la confiance avec les secteurs paysans et autochtones et réduire la dépendance face aux industries extractivistes. L’autre défi sera également de travailler en solidarité avec les peuples de l’hémisphère qui résistent à l’actuelle vague de droite.
[1] Le scrutin a été reporté en mai, puis en juin, puis en septembre et maintenant en octobre.
[2] Sur les détails du coup, voir l’article de Nicole Fabricant et Bret Gustafson, dans Catalyst, juin 2020.
[3] Voir Pablo Solon, « Quelques réflexions critiques, autocritiques et propositions sur le processus de changement en Bolivie, Systemic Alternatives, mars 2019, < https://systemicalternatives.org/2016/03/21/quelques-reflexions-autocritiques-et-propositions-sur-le-processus-de-changement-en-bolivie/>.        
[4] Nicole Fabricant et Bret Gustafson, article cité.
[5] Morales se présente comme sénateur. La droite essaie de le coincer dans diverses procédures judiciaires relatives à des allégations de violences sexuelles ou encore de collusion avec le « terrorisme international ».
[6] Voir Richard Fidler, “Bolivia’s perfect storm, Pandemic, Economic Crisis, Repressive Regime”, Life on the Left, 8 août 2020.