Bolivie : les contradictions de la « révolution » pragmatique d’Evo Morales

Maëlle Mariette , Le Monde diplomatique, septembre 2019

 

 «Beaucoup de chefs d’entreprise de l’agro-industrie ne vous le diront pas, mais ils reconnaissent en privé que leurs affaires n’ont jamais été aussi florissantes que depuis l’accession au pouvoir d’Evo Morales [en 2006]. » M. Isidoro Barrientos Flores, président du syndicat des petits producteurs agricoles de l’Oriente et proche du président bolivien, poursuit : « Le gouvernement a dû conclure un pacte avec le secteur agro-industriel de Santa Cruz [la riche capitale économique] à la suite de sa tentative de coup d’État, en 2008, lorsque la région a menacé de faire sécession. C’est l’une des raisons pour lesquelles les structures néolibérales se maintiennent dans le pays. »

Ces propos de M. Barrientos Flores illustrent la voie politique suivie par M. Morales. D’un côté, un objectif de redistribution des richesses par le biais d’un renforcement de la demande et du marché intérieur (lire « La gauche bolivienne a-t-elle enfanté ses fossoyeurs ? »). De l’autre, la volonté de ne pas susciter l’opposition d’acteurs économiques capables de menacer la stabilité du pays.

Une telle stratégie n’est possible que si l’accroissement de la richesse nationale permet à toutes les franges de la population de s’élever, bien que dans des proportions diverses. Cela a été le cas en Bolivie au cours des dernières années, ce qui contribue à expliquer la longévité au pouvoir de M. Morales, élu en 2006 et réélu deux fois depuis.

Emprunter une telle voie limite néanmoins certaines ambitions, comme les objectifs de justice sociale proclamés à l’origine par le premier président indigène d’Amérique latine et par son vice-président, l’intellectuel Àlvaro García Linera. Ce dernier plaide que la politique menée concourt à une « révolution marxiste », avant d’ajouter que ce processus de changement doit être « progressif et méthodique, afin de garantir son succès et sa pérennité ». Certains critiques estiment toutefois qu’après treize années de mise en œuvre, cette « révolution » frappe surtout par un pragmatisme qui perpétue l’ordre des choses autant qu’il le transforme.

La stratégie de conciliation de M. Morales s’illustre dans la modération dont son gouvernement fait preuve dans sa lutte contre l’économie informelle, qui représente 60 % du produit intérieur brut (PIB) et 70 % des emplois (1). Les commerçants et micro-entrepreneurs, qui, comme beaucoup de membres des classes populaires, ont porté M. Morales au pouvoir, ont commencé à prendre leurs distances avec lui lorsqu’il a souhaité encadrer leur activité dans le but de lutter contre l’informalité. Ils concèdent que l’État les a aidés — par exemple en construisant des routes qui leur ont permis d’accéder à de nouveaux débouchés dans le pays, renforçant ainsi, plus largement, le marché intérieur. Mais ils ne lui pardonnent pas de les considérer « comme des délinquants capitalistes qui vivent sur le dos du pays », expliquent-ils. La raison de leur mécontentement ? Le renforcement des contrôles fiscaux sur les marchandises. M. Galo Carrillo, ex-leader syndical des bouchers de La Paz, se désole : « Si on ne fait pas de factures, on écope de sanctions qui peuvent aller jusqu’à la fermeture de notre boutique. Le problème, c’est que les grossistes, eux, ne nous font pas de factures. C’est injuste ! Le gouvernement commence par ceux qui sont tout en bas, comme nous, les vendeurs au détail. »

Il prévient alors que si le pouvoir « s’entête » à vouloir augmenter l’imposition de son activité, il y aura des manifestations. « Au début des années 2000, lorsque le président néolibéral Jorge “Tuto” Quiroga Ramírez a voulu mettre en place un impôt sur la vente en gros de viande, nous avons décrété une grève qui a duré plus d’un mois. Les étals du pays n’étaient plus approvisionnés, rappelle-t-il. Nous avons fait plier le gouvernement, qui a immédiatement retiré sa mesure. » Comme le tissu économique bolivien repose sur les petites entreprises, qui contrôlent le marché, l’approvisionnement et la distribution de tout le pays (2), l’État risque beaucoup en engageant la lutte contre l’informalité. Mais il se priverait d’importantes rentrées fiscales et d’occasions de redistribution et d’investissement en y renonçant.

Tout en dénonçant la dimension corporatiste de ce genre de mobilisations, M. Eduardo Lohnhoff, fonctionnaire, estime qu’il faudrait, de manière générale, soutenir davantage l’activité locale de ces petites entreprises plutôt que de « passer son temps à aider les grandes », avec l’idée de faire faire un saut industriel et technologique à l’économie. Le fait que le pourcentage d’imposition des petites entreprises demeure supérieur à celui des grandes signifie selon lui que ces dernières bénéficient d’une «  espèce de sauf-conduit » qui constitue une « inversion des valeurs ». Il conclut toutefois par cette observation : « Pour la stabilité du pays, il faut bien passer des accords avec les grandes sociétés. »

Le cas de la province amazonienne pauvre et isolée du Beni est particulièrement éclairant pour comprendre une action à double face, où le gouvernement ménage les grands exploitants agricoles tout en s’efforçant d’améliorer les conditions de vie et de travail des petits paysans, parfois encore réduits à la condition de péons. Dans cette province située dans la région de l’Oriente, où règnent les ganaderos, ces grands propriétaires d’élevages bovins et porcins, l’État intervient davantage qu’il ne l’avait jamais fait avant l’arrivée au pouvoir de M. Morales.

« Les grands propriétaires de l’Oriente continuent d’avoir des travailleurs en situation de servage, de péonage, nous explique M. Carlos Javier Cavero, à la tête de l’Inspection du travail pour la province. Le ministère du travail de ce gouvernement a réussi à s’imposer dans ces endroits. Grâce à nos brigades mobiles, nous pénétrons dans les haciendas et écoutons les problèmes des travailleurs. Puis nous allons voir les ganaderos pour essayer de trouver des solutions à l’amiable et pour faire appliquer le droit du travail. Nous obligeons les propriétaires à dédommager les paysans exploités. Ainsi, rien que pour l’année 2018, il y a eu 1 152 plaintes déposées par des travailleurs dans le Beni, et nous avons récupéré 865 314 bolivianos [110 200 euros] en leur faveur. Avant, les gens ignoraient la plupart du temps leurs droits, et on ne leur reconnaissait même pas celui de travailler dans des conditions dignes. » Wilder Molina, sociologue, confirme que « jamais auparavant il n’y a eu une telle présence physique et financière de l’État dans le Beni ». Et si les ganaderos et leur fédération, qui occupaient toutes les positions de pouvoir locales avant 2006, se mobilisèrent d’abord radicalement contre le gouvernement et son projet d’État plurinational, les choses ont évolué depuis quelques années : l’administration « a tout de suite travaillé très fortement avec eux et avec les gens du secteur entrepreneurial. Ils ont construit une relation très étroite ».

Mais l’accession à la tête du pays de l’ancien syndicaliste cultivateur de coca a également profité aux petits paysans — l’une de ses plus solides bases électorales —, notamment à travers diverses mesures leur permettant d’améliorer leurs exploitations. Ils ont reçu des machines agricoles, des tracteurs, des engrais, des semences et des animaux reproducteurs, tandis que l’État construisait — surtout dans l’Oriente — des systèmes d’irrigation, ainsi que des routes et des ponts leur permettant d’écouler facilement leur production sur les marchés. De façon tout aussi décisive, le gouvernement de M. Morales a créé en 2007 une « Banque du développement productif » grâce à laquelle les petits travailleurs et les producteurs agricoles peuvent emprunter facilement, à des taux bas et avec des modalités de remboursement adaptées aux cycles agricoles. « Ces prêts nous ont beaucoup aidés. Avant, on ne pouvait pas emprunter, car la production de tomates, c’est comme la loterie : tu perds, tu gagnes, tu perds, tu gagnes…, explique Mme Valeria Mamani, une paysanne de la communauté montagneuse de Khola, dans le sud de la province de La Paz. Le prix des tomates varie beaucoup, d’un jour à l’autre. Ces prêts sont adaptés à nous pour les échéances de paiement, et les intérêts sont bas. » M. Sergio Fernández, un petit producteur de maïs de Montero, dans l’Oriente, souligne pour sa part que, en vertu d’une loi votée il y a cinq ans, les taux d’emprunt ont été divisés par trois dans l’ensemble des établissements bancaires pour les petits et moyens producteurs agricoles. De plus, « cette loi impose aux banques de consacrer au moins 60 % de leurs ressources à des crédits productifs ou destinés à la construction de logements sociaux ».

Le soutien au monde paysan ne se résume pas à des facilités matérielles. En créant l’Entreprise d’aide à la production d’aliments (Emapa) en 2007, le gouvernement a voulu stabiliser le marché intérieur des produits agricoles en achetant au meilleur prix la production des petits et moyens agriculteurs, forçant ainsi les agro-industriels à leur offrir des rémunérations plus justes. Pour le vice-président Àlvaro García Linera, «  en fixant les règles du jeu, l’État établit un nouveau rapport de forces qui donne plus de pouvoir aux petits producteurs. La richesse est mieux redistribuée afin d’équilibrer la puissance du secteur agro-industriel. Cela génère de la stabilité, ce qui permet une économie prospère et profite à tout le monde ».

Emapa vise également à faciliter la commercialisation de la production des agriculteurs sur le marché intérieur et à l’étranger. M. Jorge Guillén, qui dirige la structure pour la région de Santa Cruz, nous explique : « Lorsqu’il y a un excédent de production pour le marché national, comme en ce moment avec la viande de bœuf, il est permis d’exporter sans aucun droit de douane. Aux gros producteurs revient alors l’exportation, tandis que les petits se chargent du marché intérieur. » Reconnaissant que « cela profite indéniablement aux grands producteurs », il ajoute toutefois qu’« il y a actuellement des agro-industriels boliviens qui exportent de la viande de bœuf en Chine ou en Europe en raison de cette surproduction ».

Si ces mesures ont considérablement amélioré les conditions de vie et de travail des petits travailleurs et des exploitants agricoles, la grande réforme agraire promise, approuvée à travers un référendum par près de 80 % de la population en 2009, n’a jamais vu le jour. Elle devait pourtant « éradiquer » le latifundisme — le système des exploitations immenses — en réduisant la taille maximale des propriétés n’ayant pas de « fonction économique et sociale » à 5 000 hectares, le reste devant alors être réparti entre petits travailleurs agricoles et autochtones sans terre. En 2009, le gouvernement a scellé un pacte avec le secteur agro-industriel afin de mettre fin aux pressions de cette oligarchie, qui compromettaient jusqu’à la mise en place de la nouvelle Constitution. Il s’est contenté de régulariser la situation de nombreux indigènes et petits paysans en leur attribuant des titres fonciers pour les terres qu’ils exploitaient depuis de nombreuses années.

Quand on l’interroge sur cette stratégie de conciliation, M. Raúl García Linera, qui joue le rôle informel de conseiller à la vice-présidence, résume les choses ainsi : « Le gouvernement a adopté une attitude très pragmatique, bonne puisqu’elle fonctionne bien. Mais nous savons que c’est une chose de dire que les choses fonctionnent, et une autre de dire que la situation est idéale. Il n’y a pas eu de réforme agraire, mais nous avons obtenu une amélioration des conditions de vie, une régularisation des travailleurs, de meilleures conditions de production et une plus grande richesse pour le pays. Ça n’est pas rien ! »

Quid du fait que le pouvoir n’ait réformé ni le code du travail, ni la fiscalité, ni la loi sur l’héritage ? Il a « déjà traité des sujets très délicats. Il faut sans cesse négocier. La Constitution [votée en 2009] en est un parfait exemple. Il a fallu discuter avec la droite pour la faire approuver, en y intégrant ses intérêts. Le texte approuvé n’a rien à voir avec celui proposé par l’Assemblée constituante. Il y a un faisceau de forces en présence qu’on ne choisit pas, et on doit faire avec ». Puisque cette Constitution est l’une des seules du monde à condamner la discrimination en raison de l’orientation sexuelle ou du genre, et qu’une loi ultérieure de 2013 établit la possibilité pour tout un chacun de déterminer d’autorité son genre sur sa carte d’identité, il semblerait donc que ces forces se soient moins opposées aux avancées sociétales qu’à celles qui auraient touché au cœur de l’ordre économique.

Pour surmonter l’antagonisme entre, d’un côté, les intérêts des petits travailleurs et exploitants agricoles (et, plus généralement, des classes populaires) et, de l’autre, ceux des grands exploitants agricoles (et, plus généralement, des élites boliviennes), le gouvernement semble donner la priorité au développement productif, si possible en minimisant sa dépendance vis-à-vis des puissances extérieures. Et plus précisément à l’accroissement de la richesse nationale que ce développement permet, combiné à la dynamisation de la demande sur le marché intérieur.

Il est en effet possible, dans ces conditions, de mettre en place de fortes politiques de redistribution qui, en retour, contribuent à la dynamique nationale. Le développement économique de la Bolivie a permis de financer plusieurs mesures qui continuent d’assurer une forte popularité au gouvernement : la Renta Dignidad (ou minimum vieillesse) pour les plus de 60 ans ; le bon Juana Azurduy (du nom de la révolutionnaire Juana Azurduy de Padilla, 1780-1862), qui assure la prise en charge complète des frais médicaux aux femmes enceintes et à leur enfant jusqu’à sa première année, afin de faire baisser la mortalité infantile ; le bon Juancito Pinto (du nom d’un enfant héros de la guerre du Pacifique, 1879-1884), une aide versée jusqu’à la fin du secondaire aux parents dont les enfants sont scolarisés, afin de lutter contre la désertion scolaire, ou, plus récemment (en mars 2019), le Système unique de santé (Sistema Único de Salud, SUS), qui offre à tous les Boliviens la gratuité des soins médicaux.

Cette perspective productiviste — qui fait office de « dépassement » des antagonismes sociaux — est clairement explicitée par M. Luis Arce, ministre de l’économie depuis 2006, parfois désigné comme l’architecte du modèle économique bolivien. « On ne redistribue pas la pauvreté : on redistribue la richesse, explique-t-il. La grande vertu du modèle économique productiviste mis en place par l’État, c’est que l’on fait grossir le gâteau à redistribuer aux Boliviens. » Reste à savoir jusqu’où il est possible de faire grossir la part du gâteau reçue par la majorité des Boliviens lorsqu’il faut que continue à croître celle d’une insatiable minorité.

 (1) « Mujeres y hombres en la economia informal : un panorama estadistico » (PDF), Organisation internationale du travail (OIT), Genève, 2018 ; Leandro Medina et Friedrich Schneider, « Shadow economies around the world : What did we learn over the last 20 years ? », Fonds monétaire international (FMI), Washington, DC, 2018.

(2) À El Alto par exemple, ville périphérique de La Paz qui incarne plus que toute autre le dynamisme de l’économie populaire, plus de 90 % des entreprises comptent moins de quatre employés.

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