Brésil : comment Bolsonaro militarise la lutte contre la pandémie

Brazil's right-wing presidential candidate for the Social Liberal Party (PSL) Jair Bolsonaro gestures in front of the Brazilian flag as he prepares to cast his vote during the general elections, in Rio de Janeiro, Brazil, on October 7, 2018. Polling stations opened in Brazil on Sunday for the most divisive presidential election in the country in years, with far-right lawmaker Jair Bolsonaro the clear favorite in the first round. About 147 million voters are eligible to cast ballots and choose who will rule the world's eighth biggest economy. New federal and state legislatures will also be elected. / AFP PHOTO / Mauro PIMENTEL

JEAN-MATHIEU ALBERTINI, Médiapart, 6 août 2020

 

« Personne ne veut témoigner, les fonctionnaires du ministère ont même peur de publier des papiers scientifiques », se désole anonymement une médecin qui travaille en lien avec le ministère de la santé. Depuis la prise de fonction du général Eduardo Pazuello comme ministre intérimaire mi-mai, le climat s’est tendu en interne.

Les réseaux sociaux du personnel sont surveillés et certains craignent même d’utiliser des masques, par crainte d’être catalogués comme opposants au gouvernement. Le président Jair Bolsonaro rechigne à en porter et s’efforce d’en limiter l’usage obligatoire par une série de veto posés début juillet. Son nouveau ministre de la santé ne trouve rien à redire à ce propos.

La situation était différente avec ses deux prédécesseurs, tous deux tombés en pleine pandémie, après avoir particulièrement irrité Jair Bolsonaro. Mais avec le général Pazuello, fini les petits commentaires critiques, les soutiens aux mesures d’isolement ou les réserves vis-à-vis de la généralisation de la distribution de chloroquine.

Discret et discipliné, ce petit homme trapu s’est taillé une solide réputation de gestionnaire au cours de sa carrière dans l’armée, mais n’a aucune expérience dans le domaine de la santé. En avril, quand il était numéro deux du précédent ministre, il a dû prendre des cours pour connaître l’organigramme de son ministère.

Cela ne l’a pas empêché de multiplier les gaffes, notamment en affirmant que les asymptomatiques ne contaminaient personne. Pour l’ancien ministre de la santé, Henrique Mandetta, interrogé par le journal Globo, l’action des militaires « est absurde. Ils ont décrédibilisé ce ministère. Est-ce que ce sont les médecins qui font la guerre ? Non, ce serait comme remplacer les joueurs de la “selecão” par onze colonels à la Coupe du monde… »

Sous le mandat du général, le nombre de décès a explosé sans qu’aucune stratégie nationale efficace ne soit mise en place. Le pays est le deuxième le plus touché après les États-Unis avec plus de 2,7 millions de cas et près de 95 000 décès.

Les pouvoirs locaux doivent gérer la pandémie sans la coordination de l’État fédéral et le gouvernement rechigne en plus à les financer : seulement 39 % des aides promises ont été distribuées aux gouverneurs. Rio de Janeiro et le Pará, dirigés par des adversaires politiques du chef d’État brésilien, reçoivent moins que d’autres États de taille similaire, malgré la gravité de leur situation sanitaire.

Le gouvernement assure que les critères de distribution sont « techniques », mais même le journal conservateur Estadão soupçonne Jair Bolsonaro, dans un édito daté du 17 juillet, de profiter de la pandémie pour régler ses comptes sans égard pour les victimes collatérales.

La pandémie s’étend maintenant à plus de 97 % des municipalités du pays. Dans un premier temps concentrée à Rio et São Paulo, elle a ensuite touché les capitales plus pauvres du Nord et Nordeste. Le virus atteint maintenant toute la façade ouest du pays et n’épargne pas l’intérieur des terres. Le nombre de décès quotidiens stagne à un niveau très élevé, en moyenne mille morts par jour.

Après quatre mois d’une quarantaine molle, la lassitude a gagné une bonne partie des Brésiliens qui adhèrent de moins en moins aux mesures d’isolement tandis que certaines régions ont autorisé une réouverture des commerces trop ample et trop rapide.

À Rio de Janeiro, la tendance à la baisse encourageante de début juin a laissé place à une inquiétante nouvelle augmentation des cas.

Face à cette situation, le gouvernement fonde presque exclusivement sa stratégie sanitaire sur la chloroquine. Quelques jours après sa prise de fonction, le ministre intérimaire a autorisé la généralisation de ce médicament dont l’efficacité n’a toujours pas été prouvée scientifiquement.

Le geste est apprécié par le président qui ne rate pas une occasion d’apparaître avec une boîte de comprimés en main, surtout depuis qu’il a confirmé être positif au Covid-19 le 7 juillet. Les laboratoires des militaires en produisent massivement, plus de 3 millions de cachets à ce jour, dont un tiers n’a toujours pas trouvé de destinataires.

L’armée n’hésite donc pas à distribuer les comprimés : 66 000 ont été livrés début juillet à un groupe d’autochtones yanomami, dans le nord du pays. La vaste opération de communication a déclenché une enquête du ministère public fédéral (MPF), qui suspecte les militaires d’avoir exposé inutilement des individus particulièrement vulnérables, car très éloignés de tout centre de soins.

Par ailleurs, même si le général Pazuello a été alerté de leur imminente pénurie via une note interne il y a deux mois, d’autres médicaments et antibiotiques indispensables à l’intubation des patients Covid-19 font défaut. Pourtant, l’argent ne manque pas : son ministère a dépensé à peine 30 % du budget disponible pour lutter contre la pandémie. Une sous-utilisation qui interroge jusqu’au Tribunal des comptes de l’Union (TCU).

Début juin, le général Pazuello a aussi tenté de maquiller les bilans quotidiens des victimes du Covid-19. Face au tollé, il a reculé, mais a depuis imposé une opacité malvenue en pleine pandémie. Ses apparitions sont rares, les points-presse quotidiens sur l’évolution des contaminations ont été supprimés…

Même si la sous-évaluation des cas reste massive, le ministre par intérim considère que les « tests ne sont pas essentiels ». Les kits de tests PCR sont souvent livrés incomplets et sur l’objectif de 70 000 examens quotidiens annoncé, seuls 20 % sont effectivement réalisés.

Exaspéré par la gestion erratique des militaires, Gilmar Mendes, un des 11 juges de la Cour suprême, les a durement critiqués lors d’un débat en ligne le 11 juillet : « On ne peut plus tolérer ce qui se passe au ministère de la santé. La stratégie est de diminuer le rôle du gouvernement fédéral pour rejeter la responsabilité sur les États et les municipalités. L’armée est en train de s’associer à ce génocide. »

Cette déclaration a fait vaciller Pazuello et irrité les militaires présents au gouvernement, mais Jair Bolsonaro a réitéré sa confiance envers le général et les tensions entre les pouvoirs sont redescendues.

« Il y a bien une politisation de la stratégie sanitaire », confirme Dario Pasche, infirmier et membre de l’association brésilienne de santé collective (Abrasco). « À mesure des nominations, le gouvernement de Bolsonaro a amplifié l’incapacité du ministère à agir. Ce ministre faible n’est pas une déficience politique, mais bien une stratégie souhaitée pour imposer son agenda négationniste de la pandémie. »

Une partie de l’armée s’inquiète d’être associée au fiasco sanitaire, quand une autre pense devoir intensifier sa présence dans le gouvernement. Dès mars, le général Braga Netto, ministre de la Casa Civil (l’équivalent d’un premier ministre), a commencé à empiéter sur les prérogatives du ministère de la santé.

Après le limogeage d’Henrique Mandetta, il a mis sous tutelle les points-presse, puis a imposé de plus en plus de militaires en remplacement de technocrates spécialisés. Ils sont aujourd’hui vingt-cinq nommés à des postes clés et plus de trois cents dans le reste du ministère (six mille dans l’ensemble du gouvernement.) « Ce n’est plus un gouvernement civil aidé par des militaires, c’est un gouvernement militaire », estime Dario Pasche.

Contrairement à d’autres ministères comme celui de l’éducation, paralysé par une gestion idéologique, celui de la santé était jusqu’ici relativement épargné par ce type d’interférence.

Mais en position de force, les militaires s’y sont imposés et ne tolèrent aucune voix dissonante. « Ils ont importé leur sens de la hiérarchie qui fonctionne sûrement bien dans une caserne, mais pas dans ce ministère où le dialogue est fondamental, soupire l’infirmier. Le système de santé brésilien se fonde sur le consensus, mais aujourd’hui, alors même que les militaires naviguent à l’aveugle, celui qui n’est pas d’accord est limogé ! »

L’équilibre complexe et durable de ce ministère central est bouleversé par des réformes brusques qui s’étendent au-delà de la question du Covid-19, et c’est tout le fragile système de santé brésilien qui risque de s’effondrer.