Brésil : la stratégie de choc

 

Nicolas Van Nuffel, Centre national de coopération au développement (Bruxelles), 21 mars 2018

Le 13e Forum social mondial, du 13 au 17 mars 2018, a marqué le retour de ce processus international au Brésil, pays où il a vu le jour. Il a été endeuillé par l’annonce de l’assassinat d’une conseillère municipale, proche des mouvements sociaux, à Rio de Janeiro. Ce crime est un indice de plus de la dérive antidémocratique que vit le plus grand pays d’Amérique latine depuis le renversement de Dilma Rousseff en 2016. Il a cependant été vécu par les participants au Forum comme une occasion d’éveil des consciences et de sursaut démocratique.

Les années P

Le pays le plus grand et le plus peuplé d’Amérique latine, dirigé par une junte militaire à partir de 1964, est revenu progressivement à la démocratie entre 1979 et 1989. L’Opération 11.11.11 avait d’ailleurs, à l’époque, soutenu la société civile brésilienne dans son accompagnement du retour à la démocratie. Après être passé comme beaucoup de pays latino-américains par une terrible crise de la dette, suivie d’une période d’hyperinflation puis d’un programme d’ajustement structurel mené par le ministre des Finances puis Président Fernando Henrique Cardoso, il a vu en 2002, pour la première fois de son histoire, un ouvrier, qui plus est originaire d’un des Etats les plus pauvres du pays, parvenir au pouvoir : Luís Inácio Lula da Silva, leader syndical et opposant historique à la dictature. Au moment de sa prestation de serment, de larges secteurs des élites économiques et politiques pariaient sur son échec rapide. Un dicton circulait à ce moment, qui disait : « Donnons-leur le pouvoir pendant quatre ans, nous aurons la paix pendant quarante ans. » Mal leur en a pris : le Parti des travailleurs a réussi à se maintenir à la présidence lors de quatre élections consécutives, Dilma Rousseff succédant en 2010 à Lula. Le Brésil a alors connu une période de croissance, alimentée par des politiques sociales telles que la hausse importante du salaire minimum, l’extension de la protection sociale ou la construction de logements sociaux. Une croissance alimentée surtout par le boom des matières premières et la découverte d’importants gisements de pétrole offshore, en particulier au large de l’Etat de Rio de Janeiro.

Ce développement a permis à une nouvelle génération de jeunes d’émerger, bien plus éduquée et bien mieux alimentée que les précédentes, et bien plus revendicative en matière de droits. En 2013 et 2014, face à une crise économique liée en bonne partie à la chute des prix sur les marchés des matières premières, cette jeunesse s’est soulevée pour protester contre le coût de l’organisation de la Coupe du monde de football. Sous le slogan « Não vai ter Copa » (« Il n’y aura pas de coupe du monde »), les manifestants sont sortis par milliers dans les rues pour réclamer l’accès à l’éducation, à la santé et aux transports en commun. Au-delà de ces revendications axées sur les droits sociaux, c’est aussi un ras-le-bol vis-à-vis de la corruption généralisée qui s’est peu à peu fait jour. Le problème est que, surfant sur ce thème de la corruption, un tout autre type de mouvements sociaux se sont progressivement emparés des mobilisations : issus des élites et flirtant parfois avec l’extrême-droite, qui réclame le retour des militaires au pouvoir, ils ont centré leurs revendications sur le départ de Dilma Rousseff, accusée de tous les maux.

Le renversement de Dilma

En octobre 2014 pourtant, celle-ci a été réélue avec 51,64% des voix. C’est à ce moment que les choses ont commencé à basculer. Vaincue pour la quatrième fois consécutive, la droite conservatrice a alors juré publiquement d’utiliser tous les moyens possibles pour empêcher la présidente d’aller au bout de son second mandat. Au début de l’année 2016, un processus d’impeachment fut lancé, en violation flagrante de la Constitution : ce type de procédure relève de l’action judiciaire et ne peut être intenté que pour une série limitée de crimes graves, or la manœuvre qui était reprochée à Dilma, à savoir des transferts illégitimes de dépenses entre deux années budgétaires pour améliorer artificiellement l’état des comptes publics, relève de l’irrégularité administrative. On connaît la suite : reconnue coupable, Dilma a été remplacée par son vice-président, Michel Temer, lui-même visé par plusieurs enquêtes pour corruption et qui s’est allié avec le principal parti de droite, celui-là même qui avait perdu les élections en 2016.

La stratégie de choc

Au-delà de ce renversement de majorité, c’est un changement complet de paradigme qui a suivi cette prise de pouvoir. On peut même parler de stratégie du choc, selon le terme utilisé par la journaliste et écrivaine Naomi Klein : réforme drastique du code du travail, libéralisation de l’accès à la terre pour les investisseurs étrangers, levée de la protection d’une série de réserves naturelles, privatisations et surtout le vote d’un amendement constitutionnel qui interdit toute augmentation des dépenses primaires pour les vingt prochaines années. Compte tenu de l’inflation et de la croissance, celui-ci fera passer, selon le Réseau brésilien pour l’intégration des peuples (Rebrip), les dépenses de santé et d’éducation de 20% à 12% du produit intérieur brut (PIB) dans les deux prochaines décennies.

Au mois de février dernier, le Président Temer, en mal de popularité, a passé une étape majeure dans la dérive antidémocratique : prétextant de l’insécurité qui règne à Rio de Janeiro (et qui n’a rien de nouveau), il a pris une décision inédite depuis la fin de la dictature militaire en suspendant les pouvoirs de police de l’Etat et en confiant à l’armée le rôle de garantir sécurité publique. C’est justement contre cette intervention militaire que Marielle Franco s’était soulevée, ce qui pourrait être l’une des explications de sa mort.

Nul doute que cette mort aura marqué le 13e Forum social mondial, qui s’est tenu à Salvador de Bahia du 13 au 17 mars. Mais plus largement, c’est la crise profonde de la démocratie brésilienne qui a été la trame de ce Forum. Alors que des délégations venues d’un peu partout sur la planète débattaient de justice fiscale, de commerce international ou de transition écologique et sociale, les Brésiliens remplissaient surtout les tentes et les auditoires d’ateliers consacrés à la crise nationale. Avec un point marquant : la présence importante de cette nouvelle génération de jeunes qui, ayant bénéficié de l’accès à la santé et à l’éducation, est bien mieux préparée que les précédentes pour revendiquer ses droits.

 

 

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