Brésil : l’espoir vaincu par la peur

Olivier Warin, Entre les lignes, 8  novembre 2019 (Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse)

Le 1  janvier 2019, Jair Bolsonaro, capitaine de réserve de l’armée de terre, accédait à la présidence du Brésil après avoir remporté le deuxième- tour des élections avec 55% des voix face à Fernando Haddad, candidat du Parti des travailleurs (PT). Ce député inconnu hors de Rio jusqu’en 2017 n’avait fait approuver que deux projets de loi au cours d’une carrière politique de vingt-sept ans consacrée à pourrir les débats parlementaires par des hommages aux tortionnaires de la dictature, la défense des escadrons de la mort ou en menaçant de viol une députée qui lui avait tenu tête. Son élection a donc été vécue comme une douche froide par la gauche brésilienne et laisse craindre le pire pour les couches populaires, racisées, les femmes, LGBTQI+ ainsi que pour les militants des mouvements sociaux.

Au moment où j’écris ces lignes, le bilan des premiers mois d’un gouvernement qui semble naviguer à vue confirme les craintes : d’abord Bolsonaro se retrouve impliqué dans une affaire de fraude massive aux financements publics de campagne. Son parti a multiplié les candidatures fantômes aux élections municipales et législatives afin de réorienter les fonds vers la campagne présidentielle. Ces méthodes ont semble-t-il été transmises à ses trois premiers fils qui vivent également de la politique en exploitant les mêmes réseaux paramilitaires et corrompus. Le troisième, Flavio Bolsonaro, profitait de son mandat de député de l’assemblée de Rio pour détourner de l’argent public. À l’enrichissement personnel s’ajoute la participation au trafic de drogues, puisqu’un militaire qui accompagnait Bolsonaro au G20 de Tokyo a été arrêté par la police espagnole en possession de 39 kilos de cocaïne. Si ces comportements ne sont pas nouveaux – la corruption comme mode de gouvernement étant avérée pendant les années 1990 – il est ironique de constater qu’elle touche de plein fouet un candidat ayant basé sa campagne sur une dénonciation morale de la corruption, comme l’avait d’ailleurs fait le PT en son temps.

Pire encore, nous avons désormais des preuves que la violence qu’il distille à chacune de ses prises de parole ne se limite pas au registre discursif. Le 14 mars 2018, Marielle Franco, conseillère municipale chargée de suivre les opérations de maintien de l’ordre militaire dans la ville de Rio, ainsi qu’Anderson Gomes, son chauffeur, ont été exécuté·es en sortant d’une réunion politique. La police a depuis révélé les noms de leurs assassins. Il s’agit de deux anciens policiers membres d’une organisation criminelle paramilitaire qui impose sa loi sanglante et son racket dans de nombreux quartiers de la ville. L’un d’entre eux vit dans la même copropriété de luxe que la famille Bolsonaro. Un faisceau d’indices mène donc à penser que Bolsonaro lui-même serait impliqué dans le meurtre de cette militante de la cause des favelas, des populations noires et LGBTQI+. Au moment des faits, il avait été l’un des seuls politiciens à ne pas se prononcer sur ce crime barbare. Bolsonaro a par ailleurs soutenu publiquement et à plusieurs reprises l’action de ces groupes paramilitaires pourtant responsables de nombreuses exécutions et de disparitions. Le cas Marielle Franco a eu une répercussion importante du fait de son statut, mais il ne s’agit aucunement d’un événement isolé. En 2017 et 2018, quarante élus ont été assassinés dans l’ensemble du pays ainsi qu’au moins vingt-quatre syndicalistes, leaders communautaires (amérindiens, quilombolas (1)) ou paysans sans-terre.

Cette violence politique s’exerce dans un climat plus général de répression à l’encontre des populations noires habitantes des favelas qui représentent quasiment les trois quarts des victimes d’homicides. Cette tendance lourde, que le PT n’aura pas enrayée lors de son passage au gouvernement, semble même s’accélérer avec la banalisation de l’emploi de l’armée pour des missions de maintien de l’ordre. Pour la seule ville de Rio, l’Observatoire de l’intervention militaire (2) comptabilise cinq assassinats par jour depuis le début de l’année 2019. Face à la banalisation des agressions qui frappe le pays, Bolsonaro assume de combattre la violence par la violence : il dénonce les droits humains qu’il considère comme un instrument de défense des criminels et se fixe comme priorité d’armer les « bons citoyens » qui seraient alors en mesure de se faire justice eux-mêmes.

La liste des choix politiques désastreux pourrait être l’objet même de cette préface tant il est difficile de penser à un domaine de l’action de l’État qui n’aggrave pas dramatiquement les conditions de vie de la population. En Amazonie, Bolsonaro avait déjà l’habitude d’insulter les populations amérindiennes qu’il qualifie de fainéantes et d’être un obstacle à l’exploitation des ressources de la région. Il cherche désormais ouvertement à saper les bases de leur mode de vie en encourageant les incendies de forêt et l’accaparement illégal de leurs terres par des éleveurs ou des planteurs. Le désastre écologique que cela implique a été ressenti jusqu’à São Paulo puisque la ville a été recouverte pendant quelques jours d’une épaisse fumée noire. Face à cette situation, le gouvernement ne semble pas décidé à adopter une réaction à la hauteur des enjeux et rejette la faute sur les ONG internationales qui auraient provoqué les incendies. Le même genre de logique est désormais à l’œuvre alors que le Brésil connaît actuellement la plus importante marée noire de son histoire. Bien que l’origine de la fuite de pétrole n’ai pas encore été tirée au clair, le nombre de plages touchées ne cesse d’augmenter et atteint aujourd’hui un tiers du littoral brésilien. Face à ceux qui questionnent la faiblesse de la réponse gouvernementale face à l’ampleur de la catastrophe, Bolsonaro tente de faire diversion en dénonçant une improbable alliance du Venezuela et de Greenpeace afin de nuire au Brésil.

Pour terminer, le nouveau gouvernement souhaite réduire le rôle social et stratégique joué par l’État brésilien. Il s’agit non seulement de privatiser de nombreuses entreprises publiques, mais aussi de mettre au pas l’enseignement supérieur en lui imposant de drastiques réductions budgétaires ainsi qu’un contrôle idéologique sur les recherches produites. Le système de retraite n’échappe pas à cette marche forcée vers le néolibéralisme puisque le projet de réforme prévoit la mise en place d’un système par capitalisation qui mettrait les cotisations entre les mains des fonds de pensions.

Pourtant, malgré l’immense désarroi qui envahira toute personne dotée d’un semblant d’empathie vis-à-vis de ses semblables et d’attachement à la raison, force est de constater que le phénomène Bolsonaro ne tombe pas du ciel. Son élection s’inscrit dans une dynamique internationale lourde d’approfondissement du néolibéralisme, du conservatisme et de l’autoritarisme. Au Brésil un certain nombre d’évolutions sociales ont favorisé l’ascension de l’extrême droite. La « révolution religieuse » en cours en fait partie. La plus grande nation catholique du monde voit croître les Églises néopentecôtistes de manière très rapide depuis les années 1980. Ce changement est loin d’être anecdotique puisque leurs fidèles représentaient en 2010 un cinquième de la population et que cette dynamique ne semble pas s’essouffler. Bien que composée d’une myriade d’Églises relativement diverses et dépourvues de hiérarchie centralisée, celles-ci partagent un certain nombre d’éléments communs. Parmi ceux-ci, on peut noter la combinaison d’une grande liberté laissée aux formes prises par le culte, une valorisation exacerbée de l’accumulation matérielle considérée comme un signe d’élection donné par Dieu et un conservatisme rigoureux en matière de mœurs qui mènent certaines d’entre-elles à stigmatiser et à persécuter les personnes LGBTQI+ et les adeptes des religions afro-brésiliennes. Les principales Églises néopentecôtistes ont constitué des empires financiers et médiatiques qui étendent encore leur influence. Celle-ci ne s’exerce d’ailleurs pas uniquement parmi leurs fidèles : certaines Églises tentent ainsi d’investir les institutions représentatives en envoyant leurs membres concourir à des postes électifs. Parmi ces pasteurs politiciens on trouve notamment le gouverneur de l’État de Rio, le maire de Rio de Janeiro, ainsi que 91 députés fédéraux affiliés au groupe évangélique de l’Assemblée. Malgré leurs divergences, ils font front commun pour bloquer la légalisation de l’avortement, le développement de l’éducation sexuelle ou liée aux questions de genre. Le PT avait bien compris le pouvoir de ces institutions religieuses puisqu’il fut l’allié d’une des plus conservatrices d’entre elles : l’Église universelle du royaume de dieu, qui appela à voter pour lui de 2002 à 2016. En 2018, le même mécanisme fonctionna, cette fois en faveur de Bolsonaro qui a capitalisé le soutien que lui ont apporté de nombreux pasteurs très influents dans le pays.

Par ailleurs, l’extrême droite a su utiliser à son profit la faiblesse du travail de mémoire sur la période de la dictature militaire qui sévit de 1964 à 1985. En effet, comme dans d’autres pays, la « redémocratisation » a été pilotée par les militaires eux-mêmes. Ils ont alors empêché que les exactions de la période soient publiquement dénoncées, notamment par la mise en place de la loi d’amnistie renvoyant dos à dos les 400 assassinats politiques, les innombrables actes de torture perpétrés par l’État et les actions des différents groupes de résistance armée à la dictature. Encore aujourd’hui, de nombreuses infrastructures publiques portent le nom de dictateurs et le mythe d’une dictature « douce », dans le cadre d’une société moins corrompue et violente, trouve encore de nombreux relais.

Au-delà de ces éléments, l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro est aussi le fruit de l’échec d’une stratégie politique : celle qu’a choisi le Parti des travailleurs au pouvoir de 2003 à 2016. C’est de cette stratégie dont Fabio Barbosa dos Santos dresse un bilan sévère mais indispensable à un moment où le camp de l’émancipation subit un sérieux revers.

L’élection de Lula en 2002 a été un symbole fort : ancien ouvrier métallurgiste, il avait animé les énormes grèves de la banlieue industrielle de São Paulo en 1979 et 1980. Au début des années 1980, il avait aussi été une des figures de proue de la lutte pour le retour de la démocratie, alors que le pays subissait une dictature militaire depuis 1964.

À l’origine, le PT avait pour cheval de bataille la réduction des inégalités et la lutte contre la dépendance économique du Brésil vis-à-vis des pays du capitalisme central. L’arrêt du remboursement de la dette contractée vis-à-vis des organismes multilatéraux constituait alors une de ses revendications centrales. Pour mener à bien ce combat il avait, tout au long des années 1980 et 1990, revendiqué une pratique politique, sinon autogestionnaire du moins attachée à la participation directe des masses. Il s’agissait alors de construire le pouvoir populaire qui mènerait à un gouvernement des travailleurs. Cela passait par un mode d’élaboration des politiques publiques basé sur des conseils populaires, dont le budget participatif mis en place à la mairie de Porto Alegre constitue l’exemple le plus connu et le plus abouti (3). Cette pratique a d’ailleurs été reprise par de nombreuses grandes villes à travers le monde, se réduisant en chemin à un gadget ne permettant jamais aux habitant·es de peser directement sur les orientations de fonds de la politique municipale. La construction du pouvoir populaire s’incarnait aussi dans la dynamique du Forum social mondial (FSM) dont la première édition s’est également tenue à Porto Alegre en 2001. Il s’agissait de créer une plateforme d’échanges et de coordination entre mouvements sociaux de différents pays afin d’opposer une résistance au néolibéralisme et à l’impérialisme.

Or, ce que masquait la victoire de Lula en 2002, c’est que le PT n’était déjà plus le parti anti-establishment qu’il avait commencé par être. Son ambition de renouvellement des pratiques politiques avait déjà été largement diluée au nom du pragmatisme et de la gouvernabilité. Lula lui-même porte une part de responsabilité importante : il utilisa sa position de leader du parti pour mettre en avant son courant (l’articulação) qui défendait la transformation du PT en un parti électoraliste au dé-triment de la gauche du parti attachée à la mobilisation populaire et au renforcement des luttes. Finalement, les victoires aux élections locales, tout comme les trois défaites aux élections présidentielles (1989, 1994 et 1998) eurent le même effet de normalisation sur le PT, qui adopta de plus en plus ouvertement les règles du jeu politique que ses fondateurs pensaient combattre. Et cette tendance n’aura fait que s’approfondir au cours des treize années passées à la tête de l’État brésilien.

Les contradictions et les impasses de la stratégie de conciliation de classe et de gestion bienveillante du néolibéralisme proposée par le PT ne se révélèrent pas immédiatement. La croissance stable et soutenue de la « décennie dorée » permit à Lula de mettre en place des politiques de lutte contre la malnutrition, la misère et l’analphabétisme. Celles-ci lui attachèrent une partie des classes populaires et de l’opinion de gauche tout en lui octroyant les faveurs des organismes multilatéraux ainsi que de la presse internationale. C’est à ce moment-là que s’est construit le mythe de l’âge d’or luliste vers lequel le Brésil devrait aujourd’hui revenir et auquel une partie de la gauche française et brésilienne adhèrent encore. Paradoxalement, certains commentateurs sont moins critiques aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a dix ans. L’incarcération inique de Lula tend à focaliser les discours sur sa libération et non sur son bilan.

Comme ce fut le cas dans le reste de l’Amérique latine, le Brésil renoua dans les années 1990 avec la démocratie formelle, qui s’accompagna cependant du développement du néolibéralisme. C’est l’articulation de ces deux projets politiques qu’il faut analyser pour comprendre les continuités des gouvernements du PT avec ceux qui les ont précédés. La démocratie libérale et l’orthodoxie macroéconomique ont été les piliers communs aux différents gouvernements des années 1990 et 2000. En ce sens, on peut considérer que l’avènement de Bolsonaro incarne l’effondrement du premier de ces piliers. Elle est la conséquence de la mise à jour de la stratégie de la bourgeoisie brésilienne qui passe de la conciliation à la guerre de classe. L’idéal démocratique-libéral d’intégration des classes populaires et des minorités est abandonné, alors que la matrice néolibérale des politiques économiques sort renforcée de cette alternance politique.

Pourtant, pointer ces continuités et notamment la permanence du néolibéralisme dans ses variantes plus ou moins brutales depuis la « redémocratisation » ne doit pas nous mener à penser qu’il n’y a pas eu de différences entre les gouvernements progressistes et les gouvernements de droite.

Il est possible d’affirmer que les politiques sociales mises en place par la gauche ont eu un effet sur les conditions de vie des plus pauvres. Dans un contexte aussi inégalitaire que celui du Brésil, de modestes augmentations de revenus peuvent entraîner d’importants changements quant aux modes de vie des catégories populaires. En particulier l’éradication de la faim et la généralisation de l’accès à certains biens d’équipement comme le frigidaire sont des données importantes.

L’accent mis par le PT sur le développement des politiques publiques dans le nord et le nord-est du pays est également à mettre à son actif. Comment ne pas lier la plus grande résilience du vote en sa faveur dans ces régions historiquement très pauvres avec le développement de politiques d’électrification, de scolarisation et de transferts de revenus ?

Enfin, le PT aura mis en place des politiques de compensation historique à destination des Noir·es et Amérindien·nes, principalement par le biais de quotas sociaux-raciaux à l’université et dans la fonction publique. Ces politiques de représentation n’ont pas été suffisantes pour transformer les rapports de domination structurels. Elles permettent cependant d’élargir significativement le recrutement de ces prestigieuses institutions jusqu’alors quasiment réservées aux Blancs et de donner des débouchés professionnels à ces nouveaux diplômés de l’enseignement supérieur.

En bref, si le PT n’a pas mis en cause le néolibéralisme pas plus qu’il n’a renforcé le pouvoir populaire, on peut cependant reconnaître qu’il a su, un temps, dégager des marges de manœuvre afin de procéder à une certaine redistribution des fruits de la croissance. Le problème c’est que sans mise en cause du capitalisme, les marges de manœuvre étroites demeurent très dépendantes des stratégies de la bourgeoisie. Elles s’avèrent rapidement réversibles, comme c’est clairement le cas depuis 2013.

Il ne s’agit pas de poser la question en termes moraux  ’est-à-dire de savoir si Lula a ou non trahi le peuple – mais de faire le bilan d’une stratégie et d’une pratique politique, de déconstruire le discours de la conciliation de classe en montrant ses contradictions et surtout ses impasses. Le livre de Fabio Barbosa dos Santos permet justement de mener cette réflexion, en articulant la dimension globale et spécifique de ce processus, que ce soit dans le temps (vague conservatrice, néolibéralisme, recul de la gauche) et dans l’espace, en traitant des spécificités de l’État autocratique bourgeois dans le cadre du capitalisme périphérique.

Or le Brésil, comme presque tout le reste de l’Amérique latine, voire du monde, est repassé à droite. Il faut dès lors se demander quels sont les mécanismes qui vont permettre aux populations opprimées et exploitées de conserver les quelques avancées dont elles ont pu bénéficier durant les années 2000. C’est de cette manière que l’on peut évaluer les tactiques politiques, à l’aune de leur efficacité stratégique : nos pratiques politiques servent-elles les buts que nous nous sommes assignés ? Dans ce cas précis, la participation politique institutionnelle a-t-elle permis de renforcer l’autonomie des dominé·es dans leur capacité d’organisation et de transformation sociale ?

Le PT s’est engagé dans des pratiques de gestion de l’État et du néolibéralisme qui ont mené à une démobilisation progressive du camp populaire. L’hyperpersonnalisation du gouvernement et l’autonomisation de Lula vis-à-vis de la base de son parti ; l’affaiblissement de la politisation et de la combativité des mouvements sociaux ; le développement de la consommation sans acquisition de droits collectifs ; le soutien apporté aux secteurs parmi les plus conservateurs de la société brésilienne que sont notamment l’agrobusiness et les Églises néopentecôtistes sont autant de choix qui ont fragilisé les capacités d’organisation et de défense à long terme de la population quand les dominants repassent à l’offensive.

Afin de mettre en perspective le contexte brésilien et de présenter la situation pour le lectorat francophone, il n’est sans doute pas inutile de rappeler que le Brésil est peuplé par 220 millions d’habitant·es, dont 52% d’afrodescendant·es, noir·es ou métisses, encore largement relégué·es dans les couches dominées d’une société profondément inégalitaires. N’oublions pas que le pays a été le destinataire de près de la moitié des personnes déportées dans le cadre de la traite négrière et que la fondation esclavagiste du pays a laissé des marques profondes dans la structure sociale.

Cette fédération est composée de vingt-six États disposant chacun d’importants pouvoirs discrétionnaires et soucieux de conserver une relative autonomie. Le président de la République, aussi puissant soit-il, doit composer avec cet échelon de pouvoir qui est loin d’être accessoire dans la production et la mise en application des politiques publiques. Par ailleurs, le jeu politique institutionnel se caractérise par le grand nombre de partis représentés. Un certain nombre d’entre eux sont appelés « physiologiques » : sans idéologie ni projet politique particulier, ils monnaient leur soutien à des gouvernements divers en échange d’accès à des budgets publics ou de places dans l’appareil d’État. Ils se retrouvent donc parfois en position de faiseur de roi au sein d’une Assemblée très fractionnée. Le système est rendu plus complexe encore par la faible fidélité partisane des élus. Jair Bolsonaro est d’ailleurs un représentant typique de ce fonctionnement puisqu’il est passé par neuf partis au cours de sa carrière.

Ce présidentialisme de coalition, qui oblige le gouvernement fédéral à passer des alliances larges et souvent contre nature, constitue un élément essentiel pour comprendre la chute du PT : ne disposant pas de la majorité absolue à l’Assemblée fédérale, il opta d’abord pour une stratégie de corruption active, versant des pots-de-vin aux députés « physiologiques » afin de maintenir sa coalition. Ceci déboucha en 2005 sur le scandale du Mensalão (4) qui décapita le parti, acculant à la démission plusieurs de ses dirigeants historiques, et amena Dilma Rousseff sur le devant de la scène. Économiste, cette ministre peu connue du grand public succédera à Lula comme présidente du Brésil en 2010.

Ce triomphe présidentiel masquait le fait que la base du gouvernement à l’assemblée s’ouvrait toujours plus largement aux alliances avec le centre et la droite. Parmi ceux-ci, l’influence du Parti du mouvement démocratique brésilien -parti de centre-droit héritier de l’opposition autorisée à la dictature – ira croissante pendant la présidence de Dilma Rousseff, ce qui contribuera à imprimer une direction toujours plus conservatrice aux politiques menées. Le coup d’État qui la destituera en 2016 profita d’ailleurs à son colistier, membre de ce parti. Après avoir assuré l’intérim présidentiel jusqu’aux élections de 2018, Michel Temer a été rattrapé par les scandales qui émaillent sa longue carrière dans le marigot de la corruption politique. Il se consacre désormais à sa défense juridique.

Pendant les années Lula (2003-2009), l’entrée massive de capitaux étrangers et la hausse du cours des matières premières sur les marchés internationaux ont dégagé des marges de manœuvre que le gouvernement a utilisé pour mettre en place des politiques sociales sans s’attaquer aux privilèges des classes dominantes. Si la grande pauvreté a reculé nettement, Lula aimait répéter que les banquiers n’ont jamais gagné autant d’argent que pendant sa présidence.

L’erreur fondamentale du PT est d’avoir cru que cette situation allait perdurer éternellement. Or la conciliation de classe n’est possible que dans des circonstances économiques très spécifiques. Lorsque la situation se retourne à partir de 2012, il faut décider qui paiera l’addition : l’ajustement est alors réalisé sur le dos des catégories populaires. La question devient plus brûlante encore à partir de 2015, puisque le PIB par tête chute de 4,5%, puis de 4,4% l’année suivante, inversant la tendance au recul de la pauvreté. La lutte des classes étant une constante historique, les stratégies gagnant-gagnant ne peuvent être que temporaires. La capacité à porter une politique en faveur des classes exploitées dépend donc fortement de l’état du rapport de force social, que le PT aura négligé au profit de la seule politique institutionnelle.

Cette dégradation de la situation économique amena le gouvernement de Dilma Rousseff à réaliser de premières coupes dans les programmes sociaux. Dans ce contexte, l’augmentation des prix des transports publics provoqua les grandes mobilisations en faveur de la gratuité des transports en commun de 2013. À l’ampleur de ces manifestations, dont les revendications sont allées en se diversifiant fortement, dénonçant notamment les dépenses liées à l’organisation de la coupe du monde de football, le pouvoir répondit par la répression, ce qui marqua un tournant dans sa relation avec sa base populaire. Bien que la force brute n’ait pas été exercée principalement par les forces fédérales, le gouvernement s’en est clairement montré complice, allant ainsi à l’encontre de la posture de dialogue privilégiée jusqu’alors par le parti.

Au retournement de la conjoncture économique et aux manifestations de masse s’ajoutent les révélations de l’enquête anticorruption Lava Jato (lavage express). Commencée en 2014, elle montre qu’au moins depuis le début des années 1990, la compagnie pétrolière publique Petrobras s’arrangeait avec les principales entreprises de construction brésiliennes qui lui surfacturaient leurs prestations en échange de pots-de-vin destinés au financement des campagnes politiques ou à l’enrichissement personnel des bénéficiaires. Inspirée par son alter ego italienne Mani Pulite (5), l’instruction évolue à la limite de la légalité en diffusant des extraits de dossiers sensibles aux médias, notamment des enregistrements illégaux de conversations de la présidente et de Lula. Les conglomérats médiatiques firent alors leurs choux gras de ces soi-disant révélations, en amalgamant à dessein la corruption et le PT, ce qui joua sans doute un rôle dans le rejet viscéral dont le parti a fait l’objet lors des élections de 2018.

L’opération Lava Jato a certes mené à la condamnation de politiciens et d’entrepreneurs corrompus de tout bord, mais elle fut volontairement utilisée contre le PT à plusieurs reprises, sans base légale solide pour le faire. Un moment emblématique de cette utilisation partisane de la justice fut l’emprisonnement de Lula en 2018. Accusé d’avoir reçu un appartement comme pot-de-vin de la part de l’entreprise OAS, il fut condamné sur la base de témoignages déposés en échange de remise de peine par des collaborateurs de ce géant du BTP déjà condamnés pour faits de corruption. À ce moment-là, il était clair que la justice faisait tout pour empêcher Lula, qui caracolait en tête des sondages, de se présenter à nouveau à l’élection présidentielle. Sergio Moro, le juge qui dirigeait l’opération, est ensuite devenu ministre de la justice du gouvernement Bolsonaro, après lui avoir permis de se faire élire en mettant hors-jeu son principal concurrent. Le travail d’investigation des journalistes de The Intercept Brasil a permis de montrer – grâce à l’analyse des conversations téléphoniques de divers magistrats – que Moro et le procureur Deltan Dallagnol avaient volontairement orienté l’opération anticorruption afin d’écarter le PT du pouvoir.

C’est la rencontre de ces différents éléments qui rend caduque la stratégie de compromis avec l’aile droite de la coalition. Le PT n’ayant pas d’alternative à proposer, il fut renversé. Dilma Rousseff est donc destituée en 2016, à la suite d’une procédure marquée par son sexisme, durant laquelle peu de députés firent l’effort de chercher des arguments juridiques pour motiver leur décision. La plupart d’entre eux affirmèrent voter pour Dieu, leur famille ou leur club sportif. L’impeachment (6) portait officiellement sur une question de sous-évaluation du déficit ayant été pratiquée par tous les gouvernements antérieurs. Il est ironique de constater que Dilma Rousseff aura payé pour la multiplication des scandales de corruption au plus haut niveau, alors même qu’elle tenait une ligne de conduite plus ferme face à celle-ci que ses prédécesseurs. En effet, elle n’avait pas hésité à relever de leurs fonctions de hauts fonctionnaires proches du PT cités dans des affaires de corruption. Par ailleurs, son nom n’est apparu à ce jour dans aucune procédure judiciaire. Ce qui est loin d’être le cas de beaucoup de députés qui votèrent pour la renverser et dont certains ont depuis été condamnés.

Après l’impeachment, la guerre de classe, en germe durant le second gouvernement Rousseff, est clairement assumée. D’abord par Michel Temer, qui assure l’intérim, puis par Bolsonaro. Il s’agissait désormais non plus d’inclure par la consommation mais de maintenir les privilèges par le recours à la répression. Cela signe la fin du projet social porté par la Constitution de la Nouvelle République (7) fondée en 1988. C’est également la fin d’un projet de Brésil en tant que puissance, dont Fabio Barbosa dos Santos montre les aspects s’apparentant à une forme d’impérialisme régional. Bolsonaro semble avoir clairement choisi de se mettre à la remorque des États-Unis, que ce soit à propos du très controversé déménagement de l’ambassade brésilienne en Israël à Jérusalem ou de la visite rendue à Donald Trump dès le début de son mandat.

Si le jugement porté par Fabio Barbosa dos Santos peut paraître sévère, il a le mérite de secouer la gauche, alors même que face à la crise, le PT ne semble pas parvenir à se réinventer et à transformer les pratiques qui l’ont pourtant conduit dans l’impasse. Son groupe parlementaire a, par exemple, soutenu la candidature de Rodrigo Maia, représentant de l’extrême droite, à la présidence de l’Assemblée, dans l’espoir de maintenir sa position dans le jeu politique institutionnel. Si l’éradication de la faim est une prémisse nécessaire à tout projet de transformation sociale, il est impossible de pérenniser cette dynamique sans que le pouvoir populaire ne prenne forme. C’est dans cette optique qu’était né le PT. C’est aussi ce qui donnait du sens aux gestions municipales des années 1990 et aux différentes éditions du FSM. C’est l’abandon de ce projet qui l’aura fait plonger, avec les conséquences que la population brésilienne subit aujourd’hui. Dans cette perspective, les leçons à tirer de cette expérience historique résonnent bien au-delà du cas brésilien.

Fabio Luis Barbosa Dos Santos : L’espoir vaincu par la peur. De Lula à Bolsonaro

Traduit du portugais (Brésil) par Olivier Warin

Editions Syllepse, Paris 2020, 176 pages.


(1) Ce sont des communautés fondées au début de la colonisation par des esclaves marrons. Aujourd’hui, la reconnaissance par l’Etat de leur droit à gérer ces territoires fait l’objet de luttes politiques.

(2) Organisme faisant partie de l’université Candido Mendes. Il se donne pour but de rendre public et d’analyser les violations des droits humains qui découlent du déploiement de l’armée dans le cadre du maintien de l’ordre dans l’Etat de Rio de Janeiro.

(3) Pour aller plus loin on peut consulter l’article « Budget participatif », Encyclopédie de l’autogestion, tome 1, Paris, Syllepse, 2019.

(4) Le PT avait alors choisi de détourner des fonds publics afin d’acheter le vote des députés en faveur de leurs politiques.

(5) « Mains propres » en français, elle mène à la fin de la 1ere République italienne et à l’avènement de SilvioBerlusconi.

(6) C’est le nom donné au Brésil au processus de destitution du chef de l’exécutif par l’assemblée et le sénat.

(7) La Nouvelle République désigne la période qui s’ouvre avec la redémocratisation. En 1985, les militaires rendent le pouvoir aux civils, ce qui débouchent sur l’adoption d’une nouvelle constitution en 1988.