Canada : la surexploitation des migrants dans l’agriculture

Alors que les gouvernements canadien, mexicain et guatémaltèque visent à resserrer les protocoles de prévention sanitaire et les mesures de protection des travailleurs et travailleuses agricoles temporaires au Canada dans le contexte pandémique, ces derniers continuent à dénoncer des irrégularités dans les exploitations agricoles québécoises

Les travailleurs étrangers temporaires (TET) subissent le contrecoup de la pénurie de main-d’œuvre dans les fermes, étant moins nombreux au pays cette année en raison de la pandémie de COVID-19. Conditions inadéquates d’hébergement, horaire de travail excessif et restriction pour sortir de la ferme lors des journées de congé; voilà quelques exemples de leurs alertes.

Semaine de 100 heures

Il est 5 h 30. Avec une gourde d’eau froide dans la main et une casquette sur la tête, Juan quitte le dortoir qu’il partage avec 12 autres travailleurs guatémaltèques dans la ferme maraîchère où il travaille depuis une dizaine d’années à Sainte-Clotilde-de-Châteauguay. Il se rend d’un pas rapide aux champs situés à quelques centaines de mètres du dortoir, où il passera de 12 à 16 heures à cueillir «jusqu’à 45 laitues par minute».

Son employeur accueille plus d’une centaine de travailleurs chaque saison. Toutefois, près de la moitié manquent à l’appel cette année. «Cette année le travail est beaucoup plus ardu», nous dit début juillet le travailleur guatémaltèque dans la cinquantaine, qui préfère ne pas être identifié par son vrai nom. Il est près de 23 h quand il nous rejoint au téléphone. On sent la fatigue dans sa voix.

«Nous avons reçu des dizaines d’appels de travailleurs et travailleuses des fermes à travers la province qui dénoncent travailler trop d’heures, sept jours par semaine.»

«La semaine dernière nous avons travaillé de 6 h à 22 h du lundi au vendredi, samedi jusqu’à 20 h et une demi-journée dimanche. On est épuisés, mais on peut difficilement refuser de faire les heures supplémentaires que le patron nous le demande» dit-il. Juan avoue ressentir la pression de son employeur, affirmant que lui et ses collègues craignent ne pas être rappelés pour travailler l’année suivante s’ils refusent de travailler les heures supplémentaires, étant alors considérés comme «rebelles» ou «peu productifs».

La clause I.3 du contrat des travailleurs étrangers temporaires stipule que l’employeur «peut demander» au travailleur de prolonger son horaire de travail au-delà de 8 h par jour afin de «s’adapter aux besoins cycliques du secteur agricole». Il est toutefois précisé que les travailleurs «ne devraient pas excéder cet horaire si cela implique un préjudice pour leur santé ou leur sécurité.»

«Nous avons reçu des dizaines d’appels de travailleurs et travailleuses des fermes à travers la province qui dénoncent travailler trop d’heures, sept jours par semaine», dit Michel Pilon, coordonnateur du Réseau des travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ). L’Union des producteurs agricoles (UPA) a dû intervenir, «suggérant fortement» aux fermiers de ne faire travailler les employés qu’un maximum de 12 h par jour.

Moins de 32 h de congé

Travaillant sept jours consécutifs, Juan n’a qu’une demi-journée par semaine pour faire ses emplettes, préparer ses repas pour la semaine suivante, contacter sa famille et se détendre.

La Loi sur les Normes de Travail établit pourtant que l’employeur doit accorder aux travailleurs une période de repos hebdomadaire d’au minimum 32 heures consécutives, précisant néanmoins que «lorsqu’il est absolument nécessaire de terminer le travail agricole», cette période de repos peut être reportée à la semaine suivante.

Or, Juan nous confie ne jamais avoir eu droit à deux journées consécutives de repos, même lorsque sa période de congé hebdomadaire est réduite à moins de 24 heures. Le consulat guatémaltèque a contacté l’employeur début juillet. «Plusieurs travailleurs ont corroboré avoir eu droit seulement à une demi-journée de congé les deux dernières semaines, indique la consule du Guatemala à Montréal Alondra Morales. L’employeur a convenu de réduire désormais les heures supplémentaires des travailleurs pour leur accorder les congés auxquels ils ont droit.»

Ne pouvant pas respecter la distanciation physique recommandée par la Santé publique, Juan et ses collègues craignent une flambée de COVID-19 comme celle apparue dans le sud-ouest de l’Ontario avec des centaines de cas, qui a entraîné la mort de trois Mexicains.

Cependant, seule une nouvelle dénonciation des TET pourrait permettre au consulat de savoir que l’employeur ne respecte pas son engagement. Mme Morales signale le fait que le programme des TET guatémaltèques n’est pas un programme gouvernemental, contrairement au Programme des travailleurs agricoles saisonniers mexicains (PTAS), et donc, limite le pouvoir du consulat d’être en contact avec tous les travailleurs en sol québécois, étant donné que ce sont les recruteurs privés qui établissent les contrats directement avec eux.

M. Pilon du RATTMAQ soutient qu’il est abusif de «demander» aux employé.es de travailler plus de 12 h par jour. «Les employeurs sont en train de brûler la chandelle des travailleurs par les deux bouts, lance-t-il. Il risque d’y avoir des accidents de travail si cela continue.»

Sorties contrôlées

«Après notre quart de travail dimanche, on nous a emmenés faire notre épicerie, poursuit Juan. Toutefois, on nous a dit que nous avions une heure pour faire nos emplettes et que nous ne pouvions pas aller dans les autres magasins à côté du supermarché, car le patron ne veut pas que la COVID-19 entre dans la ferme. Pourtant, dans la ferme il y a des travailleurs qui ne résident pas sur place, tant aux champs qu’aux bureaux et ils sont libres de sortir où ils veulent pendant leurs journées de congé. Pas nous autres.»

Le cas de Juan est loin d’être isolé. Des TET de plusieurs fermes à travers la province ont contacté le RATTMAQ pour dénoncer des situations semblables. Le coordonnateur Michel Pilon dit avoir soulevé à la Commission des droits de la personne le fait que plusieurs employeurs confinent les employés à la ferme une fois qu’ils ont fini leur quart de travail.

«Nous avons identifié 14 employeurs jusqu’à présent, dit-il. Pourtant, si les travailleurs veulent aller se promener à vélo ou prendre une marche tout en gardant la distanciation sociale, je ne vois pas pourquoi ils ne pourraient pas le faire.»

Ne pouvant pas respecter la distanciation physique recommandée par la Santé publique, Juan et ses collègues craignent une flambée de COVID-19 comme celle apparue dans le sud-ouest de l’Ontario avec des centaines de cas, qui a entraîné la mort de trois Mexicains.

M. Pilon soutient qu’il y a même des employés qui ont eu des mesures disciplinaires pour avoir quitté la ferme. «Ça ne marche pas, les règles qui s’appliquent aux Québécois devraient être les mêmes qui s’appliquent aux travailleurs étrangers!» Le représentant de la CNESST a qui nous avons parlé a souligné que cette question ne relève pas du mandat de cette entité. Même son de cloche lorsque nous avons contacté la direction de la santé publique.

L’organisatrice communautaire du Centre de Travailleurs et Travailleuses Immigrant.e.s (CTI) à Montréal Viviana Medina exprime que la pandémie a mis en évidence l’inefficacité des politiques et les protocoles de protection que l’État a mis en place pour les employés agricoles étrangers. «Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Les entités chargées de surveiller l’application des normes de travail et de santé publique ne font pas ce qu’il faut pour protéger leurs droits.»

Logement encombré malgré les règles

Juan soulève une autre problématique chez son employeur. Chaque saison, il partage une chambre avec un autre travailleur dans les résidences de l’exploitation agricole, mais cette année sa situation est bien différente.

«En sortant de la quarantaine, moi et 12 autres de mes collègues avons été transférés au dortoir de la ferme, dit-il. Le patron nous a dit qu’il avait besoin de nos chambres pour pouvoir isoler d’autres collègues arrivants.»

Les 13 travailleurs guatémaltèques se trouvent donc actuellement logés dans un espace équipé avec une quinzaine des lits superposés, ce qui ne leur permet pas de respecter la distanciation physique minimale recommandée par la Santé publique. Juan indique qu’une trentaine de personnes occupent ce dortoir en temps normal. «Le patron nous a dit en plus qu’un groupe de quinze ou seize travailleurs mexicains se joindrait dès la fin de leur quarantaine. Cela m’inquiète beaucoup, car nous y serons alors une trentaine».

Ne pouvant pas respecter la distanciation physique recommandée par la Santé publique, Juan et ses collègues craignent une flambée de COVID-19 comme celle apparue dans le sud-ouest de l’Ontario avec des centaines de cas, qui a entraîné la mort de trois Mexicains.

«Le besoin de nourrir ma famille me pousse à la quitter pour venir travailler malgré le risque que cela représente, dit le travailleur. Mais je ne m’attendais pas à devoir partager un dortoir avec une douzaine de personnes dans le contexte actuel.» La CNESST affirme être intervenue auprès de l’employeur de Juan le 5 mai dernier afin de «vérifier si les mesures de prévention pour réduire et contrôler les risques reliés à la COVID-19 de la santé publique avaient été mises en place», tel que prévu par l’article 51 de la Loi sur la santé et sécurité du travail (LSST). Or, plusieurs dizaines de travailleurs sont arrivés à la ferme depuis cette date.

Dans le cadre de la COVID-19, la CNESST établit que l’employeur est responsable de loger les TET au maximum deux par chambre et distancés d’au moins deux mètres afin de minimiser le risque de transmission virale qui augmente avec la densité de personnes.

«L’employeur nous a indiqué au téléphone respecter toutes les normes minimales d’espacement dans les résidences», dit Mme Morales.

Or, le témoignage de Juan diffère de cette affirmation.

Le coordonnateur du RATTMAQ Michel Pilon souhaite que le gouvernement resserre les règles applicables à l’hébergement des travailleurs et travailleuses agricoles. «Un règlement similaire à celui mis en place pour l’hébergement des employés lors de la construction des barrages à la Baie-James devrait être établi pour ceux dans les fermes. Si c’est bon pour les Québécois, pourquoi ce ne serait pas bon pour les étrangers?»

«Il y a beaucoup de place à l’amélioration du système. Il faut continuer à démontrer qu’il existe des situations problématiques dans les fermes pour réussir à changer les choses.»

Viviana Medina signale quant à elle que la problématique de l’hébergement persiste depuis longtemps. «Faute d’espace pour pouvoir offrir un logement digne et convenable, les employeurs hébergent souvent un grand nombre de travailleurs dans une même maison, voire une même pièce. Cette situation a favorisé l’apparition de foyers d’infection de COVID-19 comme ceux survenus dans plusieurs exploitations agricoles en Ontario ou chez Vegpro International au Québec en mai dernier.»

Peur des représailles

Lors de son point de presse le 22 juin à la suite du décès du troisième travailleur agricole mexicain emporté par la COVID-19 en Ontario, le premier ministre Justin Trudeau a déclaré «qu’il y aurait des conséquences pour les employeurs qui ne respectent pas les règles pour l’accueil et la protection des employés pendant et après la quarantaine.»

Quelques jours auparavant, il affirmait «qu’il était temps de trouver des moyens pour mieux protéger les travailleurs agricoles étrangers, durement touchés par la pandémie en raison de logements surpeuplés, de conditions de travail et de santé dangereuses et d’un statut d’immigration précaire.»

La consule générale du Guatemala à Montréal Guisela Godínez nous a indiqué que le consulat ne possède pas un registre de tous les Guatémaltèques embauchés par les fermes québécoises. «Nous comptons donc sur les travailleurs mêmes pour nous appeler s’ils ont besoin d’aide.»

Son homologue mexicain Alejandro Estivill Castro dit également «compter sur les travailleurs ou sur toute autre personne ou entité pour sonner l’alarme si les conditions de sécurité pour leur protection ne sont pas respectées dans les fermes.»

Toutefois, la majorité d’entre eux n’ose pas dénoncer aux autorités l’abus ou les irrégularités dans les fermes, craignant de subir des représailles de la part de leur patron, perdre leur emploi ou être expulsés du programme pour les années à venir, tel qu’il est arrivé à plusieurs de leurs confrères dans le passé. Ils préfèrent donc faire appel aux organismes voués à la défense de leurs droits comme le RATTMAQ et le CTI.

Le RATTMAQ à lui seul reçoit de 30 à 50 appels ou messages de travailleurs.euses agricoles par jour. «La majorité nous appelle pour avoir de l’information générale sur leurs droits pendant la quarantaine ou autre, mais plusieurs nous contactent directement pour déposer une plainte. Il y a beaucoup de place à l’amélioration du système. Il faut continuer à démontrer qu’il existe des situations problématiques dans les fermes pour réussir à changer les choses.»

Les chiffres à ce jour

Près de 11 000 travailleurs et travailleuses agricoles étrangers sont arrivés en sol québécois depuis le début de la pandémie, provenant majoritairement du Guatemala et du Mexique, et en moindre nombre du Honduras.

Près de 50 cas d’employés étrangers temporaires infectés par la COVID-19 ont été rapportés jusqu’à présent dans sept fermes au Québec. 25 cas ont été rapportés en Colombie-Britannique et plus de 1 000 au sud-ouest de l’Ontario.