Canada : le grand ami de l’Arabie saoudite

KELSEY GALLAGHER, Jacobin, 2 mars 2021
À l’approche des élections fédérales canadiennes de 2015, Justin Trudeau avait promis aux électeurs une vision renouvelée de la politique étrangère canadienne, y compris l’augmentations des budgets destinés à l’aide étrangère, le déploiement de Casques bleus canadiens de l’ONU et la mise de l’avant d’une perspective féministe. Sous Trudeau, le Canada était censé être un courtier de paix et un phare des valeurs progressistes.
Mais qu’est-ce s’est passé depuis l’avènement du gouvernement Trudeau ?
Le Canada a exporté plus d’armes à l’étranger qu’à n’importe quel moment de son histoire. Certaines de ces ventes d’armes ont été dirigées vers les régimes les plus répressifs du monde.
Le principal client d’armes du Canada, à l’exception des États-Unis, est l’Arabie saoudite, un régime qui est le chef d’une coalition qui a commis des violations du droit international humanitaire bien documentées – y compris le ciblage aveugle de civils – dans la guerre civile au Yémen. En approuvant l’exportation d’armes vers le régime saoudien, le gouvernement Trudeau est complice de telles atrocités.
Armer Riyad
En 2014, le gouvernement conservateur du Canada a négocié la vente de centaines de véhicules blindés légers (VBL), fabriqués par la société General Dynamics Land Systems-Canada (GDLS-C), pour la Garde nationale saoudienne. D’une valeur de 14 milliards de dollars, ce contrat d’armement était le plus important de l’histoire du Canada .
Même si le gouvernement conservateur a orchestré l’accord, ce sont les libéraux qui ont en fait donné le feu vert aux livraisons d’armes. Des documents gouvernementaux publiés en avril 2016 démontrent que le ministre des Affaires étrangères de Trudeau, Stéphane Dion, a officiellement approuvé l’exportation des VBL plus de quatre mois après l’arrivée au pouvoir des libéraux. La note décrit l’Arabie saoudite, un État qui utilise les exécutions de masse comme moyen de répression politique, comme un « partenaire clé pour le Canada » et un « leader régional promouvant la sécurité et la stabilité régionales ».
À la suite de l’assassinat du journaliste dissident Jamal Khashoggi par des agents saoudiens en octobre 2018, le Canada a gelé les exportations d’armes vers l’Arabie saoudite. Cependant, cette pause n’a affecté que les nouveaux permis d’exportation. Cela n’a empêché aucun des VBL qui avaient déjà reçu des autorisations de quitter le sol canadien. En fait, les exportations ont même augmenté de 111% pendant  cette période d’environ un an et demi.
Pendant ce temps, le Canada a adhéré au Traité sur le commerce des armes, le premier cadre international contraignant pour contrôler le commerce et le transfert des armes classiques. Par conséquent, l’armement par le Canada d’États qui pourraient abuser des armes canadiennes est devenu une violation du droit international (même si cela constituait déjà une violation du droit canadien).
Une enquête ordonnée par le gouvernement canadien à la suite du meurtre de Khashoggi a déterminé que les armes exportées ne présentaient « aucun risque substantiel » d’être utilisées en violation du droit international humanitaire, de faciliter la violence sexiste ou de faire l’objet de détournement – le transfert illicite d’un système d’arme à partir de son utilisation finale ou de son utilisateur final spécifié. Malgré des preuves pour contredire ces conclusions politiquement commodes, les exportations vers les Saoudiens se sont poursuivies.
L’Arabie saoudite a fourni des garanties écrites selon lesquelles les VBL canadiens ne seraient utilisés qu’à des fins de sécurité intérieure. Mais il existe de nombreuses photographies et vidéos de ces VBL détournés vers le conflit au Yémen. Le détournement est illégal en vertu du droit canadien et international, et en principe, le fait de reconnaître ce détournement devrait obliger les autorités canadiennes à révoquer toute autre autorisation d’exportation à la partie fautive.
Le Canada a également vendu d’autres armes aux Saoudiens, notamment des milliers de fusils de précision fabriqués à Winnipeg. Ces armes ont elles aussi été détournés illicitement, dans ce cas, vers les forces militaires du gouvernement yéménite aligné sur l’Arabie saoudite.
Changement à Washington
L’Arabie saoudite a depuis longtemps un appétit vorace pour les armes occidentales. Selon l’ Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), entre 2015 et 2019, le royaume a été le plus grand importateur d’armes au monde, les États-Unis étant son principal fournisseur.
Depuis le début de la guerre au Yémen et le meurtre de Khashoggi, un certain nombre d’États européens – dont l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, le Danemark, la Finlande, la Grèce, la Belgique et les Pays-Bas – ont réduit ou révoqué leurs exportations d’armes vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, un allié de la coalition saoudienne au Yémen.
La nouvelle administration américaine les a maintenant rejoints. Le secrétaire d’État Antony Blinken, lors de son premier point de presse le 27 janvier, a annoncé une suspension des ventes d’armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis pour des dizaines de milliards de dollars.
Ce gel des armements constitue un renversement de la politique de l’administration Trump. Le changement de politique est dû en grande partie à des années de lobbying de la part des défenseurs du contrôle des armements et des organisations pacifistes, avec le soutien de l’aile progressiste du parti démocrate.
Deux jours après l’annonce de Blinken, l’Italie a mis fin à ses exportations de bombes intelligentes vers la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. Début février, le Parlement européen a réitéré son appel aux États membres pour qu’ils approuvent une interdiction des armes à l’échelle de l’UE aux membres de la coalition.
Nus ne pouvons pas être sûrs que les vents du changement auront un effet durable. Tout gel à long terme des exportations d’armes américaines vers l’Arabie saoudite semble peu probable à ce stade. La suspension actuelle – dans le cadre d’un «réexamen» – est implicitement temporaire.De plus, le gel ne semble pas inclure les armes qui ont déjà reçu l’approbation mais qui n’ont pas encore quitté les États-Unis. Ces armes pourraient valoir des centaines de millions de dollars, et elles sont toujours susceptibles de se rendre en Arabie saoudite et aux EAU. Il convient également de noter que le gel ne s’applique qu’à une catégorie non définie d’armes « pertinentes ». Cela semble ne couvrir que le matériel qui facilite les frappes aériennes, et les armes américaines qui ont été utilisées au Yémen.
Le Canada isolé
En juin 2020, le Canada a échoué dans sa tentative d’obtenir  un siège au Conseil de sécurité des Nations Unies. De nombreux commentateurs ont vu l’essor des ventes d’armes du Canada à l’Arabie saoudite comme une des raisons de cet échec.
En septembre 2020, le Groupe d’experts éminents des Nations Unies sur le Yémen – le même groupe d’experts qui a identifié les armes américaines comme alimentant directement la guerre – a accusé le Canada de « contribuer à perpétuer le conflit » en fournissant des armes aux Saoudiens. Seuls quatre autres pays ont mérité cette « distinction ».
En décembre 2020, un député libéral canadien, Adam Vaughan, a finalement demandé la fin des exportations d’armes vers l’Arabie saoudite.  Au début de février de cette année, le chef du NPD, Jagmeet Singh, a de nouveau appelé le gouvernement canadien à arrêter les exportations de VBL vers l’Arabie saoudite. Pour préserver les emplois des travailleurs du GDLS-C, Singh a exhorté le gouvernement à acheter des VBL pour les Forces armées canadiennes.
Les ventes d’armes canadiennes ne sont pas nouvelles – le pays vend des armes depuis des décennies. Ce qui est nouveau, c’est le volume vertigineux de ces exportations et le rôle démesuré qu’elles jouent dans certains des conflits les plus meurtriers d’aujourd’hui. Le gouvernement Trudeau a exporté plus d’armes vers des États accusés de crimes de guerre que tout autre gouvernement canadien.