Changer la société n’est plus une option

FABIEN ESCALONA, Médiapart, 28 mars 2020

Le sociologue Razmig Keucheyan explore les pistes ouvertes par la crise sanitaire pour repenser nos besoins. Le défi à relever est double : les satisfaire de manière égalitaire, mais limiter ceux qui ne sont pas soutenables. 

 

Qu’est-ce qu’une activité « essentielle à la Nation » ? Ce débat, ouvert par la crise sanitaire et la suspension de la vie sociale ordinaire, renvoie à la question des besoins individuels et collectifs à satisfaire en priorité. Une question qui avait été effacée par la trompeuse ère d’abondance dont nos générations sont issues, et qui perdurera bien après le pic de la pandémie.

À l’heure où la destruction du vivant et des ressources planétaires compromet de façon évidente la survie de notre espèce dans des conditions dignes pour tous, l’idée de besoins illimités, à combler « quoi qu’il en coûte », ne tient plus. Razmig Keucheyan, professeur de sociologie à Bordeaux, a justement consacré un livre à la théorisation des besoins humains et aux moyens politiques de les maîtriser.

Nous lui avons demandé si la situation présente lui semblait ouvrir des pistes intéressantes. Et si un bagage théorique marxiste, qu’il assume pleinement, reste un équipement adéquat pour penser une autolimitation des besoins.

La ministre Muriel Pénicaud s’est félicité d’être parvenue à un accord pour remettre au travail le secteur du BTP, qui s’interrogeait sur le sens de la poursuite de son activité. N’y a-t-il pas un flou gouvernemental sur la notion d’activité « essentielle à la Nation » ?

Razmig Keucheyan : Il y a à l’évidence une volonté de préserver une activité économique ordinaire qui ne relève pas de la lutte sanitaire ou de la satisfaction des besoins vitaux de la population. Je l’interprète comme une résistance intellectuelle typique de « l’ancien monde (néolibéral) » chez les élites dirigeantes. Le paradoxe de la période actuelle, c’est que ces mêmes élites prennent parallèlement des mesures d’exception qui laissent entrevoir un ordre social différent.

En quoi consiste cette « autre logique » qui vous semble émerger à l’occasion de la crise sanitaire ?

Je goûte assez peu le lexique guerrier employé par nos dirigeants, mais je prends au sérieux l’idée que nous vivons une conjoncture exceptionnelle, donnant lieu à des mesures d’exception. L’hégémonie de l’économie de marché continue à exister, mais on entraperçoit ce que serait un système différent, c’est-à-dire un système de planification.

Dans un tel système, on part des besoins à satisfaire et on met en mouvement l’appareil productif dans ce but. Pour schématiser, on peut soutenir qu’à l’inverse, le capitalisme produit d’abord et suscite des besoins artificiels afin d’écouler les marchandises déjà produites.

Les temps de guerre sont propices à un éloignement de la logique capitaliste et à l’adoption d’une logique de planification. Typiquement, on contrôle les prix sur les denrées cruciales, on réquisitionne des entreprises, et on se met à réfléchir en nature plutôt qu’en prix. Par exemple, durant la guerre de 1914-1918, combien de kilos de charbon étaient indispensables à chauffer un appartement de taille moyenne à Paris, afin d’opérer une distribution égalitaire.

Même si la dimension capitaliste continue à prévaloir durant la crise sanitaire qu’on vit, j’observe qu’on parle de matériel de protection sanitaire en quantités plus qu’en prix, et qu’on sépare en partie les revenus des citoyens et leur activité productive réelle. De telles mesures renvoient à la priorité donnée à la satisfaction des besoins plutôt qu’à la solvabilité des gens. Cela me paraît très utile pour la suite, face au changement climatique. Tout l’enjeu est en effet de répartir de façon égalitaire une consommation de ressources qui doit être soutenable.

Le risque est celui d’une définition paternaliste des besoins légitimes, sous prétexte d’aliénation des masses. Comment les distinguer de ceux qui seront considérés comme insoutenables ? 

À part un petit nombre de besoins absolus incontournables (dormir, se nourrir, se protéger du froid), les besoins évoluent historiquement et se discutent politiquement. Il n’y a pas d’autre choix viable que de s’en remettre à la délibération collective.

Pour comprendre ce que cela peut signifier, il faut partir de situations concrètes. Prenons le cas du voyage, développé par la politiste Mathilde Szuba. Il s’agit d’une activité profondément inégalitaire (on voyage d’autant plus qu’on a des revenus), qui participe en même temps du caractère insoutenable de notre mode de développement. Imaginons qu’on en fasse un droit politique comme le droit de vote, avec un nombre de kilomètres autorisé par an ou par décennie, sans lien avec les revenus. Cela permet de déterminer démocratiquement des contraintes et des limites, en fonction des impératifs écologiques, mais sans les faire peser sur les catégories subalternes de la population.

Au fond, c’est la même logique que le rationnement, et le contraire de mécanismes du type « marché carbone », où l’on pourrait échanger des droits à voyager, et entériner ainsi des logiques inégalitaires.

Dans votre livre sur Les Besoins artificiels (La Découverte, 2019), vous proposez une stratégie politique pour en arriver à ce point où l’on délibèrerait sur un pied d’égalité des besoins à satisfaire sous contrainte écologique. Vous estimez notamment que la mobilisation doit se faire simultanément dans la sphère de la production et dans la sphère de la consommation. 

Je lance une hypothèse, encore vague à ce stade, qui consisterait à monter des associations de producteurs-consommateurs. En travaillant sur les associations de consommateurs au début du XXe siècle, je me suis rendu compte qu’elles étaient très proches des syndicats du monde du travail, à l’inverse de la distance qui prévaut aujourd’hui. Grèves et boycotts pouvaient par exemple être lancés conjointement. Ces associations considéraient que les consommateurs avaient une responsabilité politique à l’égard des producteurs.

Je pense qu’il faut recoller ce que le XXe siècle a décollé. On pourrait créer, sur les lieux de travail et dans les quartiers, des associations de ce type. Elles rappelleraient la tradition des conseils dans ce qu’elle a de plus vivant, et viendraient radicaliser la démocratie représentative existante, sans la supprimer.

La question de l’échelle pour repenser les besoins est cruciale. Il y a besoin d’agir rapidement et massivement, mais les associations que vous évoquez seront nécessairement localisées. D’un autre côté, on sait ce que la centralisation à outrance peut avoir de désastreux. 

Il ne faut pas à tout prix choisir entre deux options caricaturales : un municipalisme qui se désintéresserait du niveau global de l’action publique et un État agissant de façon verticale et autoritaire. Je sais bien que la planification au XXe siècle a pris des formes bureaucratiques détestables. C’est pourquoi ses nouvelles formes doivent mettre en tension l’échelon local et global. Il s’agit d’une difficulté pratique mais pas d’une impossibilité logique.

Je m’inscris dans une tradition intellectuelle, incarnée par des théoriciens comme Antonio Gramsci ou Nicos Poulantzas, qui estiment que l’État n’est pas un bloc monolithique mais un champ de bataille stratégique, utile pour des actions cruciales comme la limitation des émissions de gaz à effet de serre. Gramsci disait que « les crises affaiblissent les déterminismes » : elles ouvrent des possibilités de réorienter des institutions qui nous paraissent aujourd’hui coercitives et gangrenées par la logique productiviste et consumériste.

Avant de trouver la bonne architecture institutionnelle pour repenser démocratiquement les besoins, il faut triompher d’un obstacle de taille : la puissance de séduction de l’univers de la marchandise. La crise sanitaire actuelle vous semble-t-elle propice à sa remise en cause ? 

La crise sanitaire fournit l’occasion d’insister sur la relocalisation de nombreuses activités. Mais cette question ne doit pas être posée seule, il faut aussi militer pour produire autre chose, autrement. Je pense ici à l’extension obligatoire de la garantie des objets, qui incitera à en fabriquer des plus robustes, et à la réparation plutôt qu’à l’achat de remplacement.

Plus généralement, je crois qu’il ne faut pas tomber dans le piège d’une culpabilisation individuelle. La sobriété ne peut s’organiser que collectivement. La limitation de la publicité est une modalité qui évite de faire peser sur chaque personne la responsabilité de notre mode de vie. Elle consiste en un dispositif collectif qui fait reculer la place prise par l’imaginaire marchand, qui nous éloigne de la civilisation du jetable et de la rotation rapide des produits.

Estimez-vous que des acteurs politiques puissent s’emparer efficacement de ces thèmes, à court terme ? 

Il faut reconstruire un programme commun de la gauche autour de la réorientation de notre appareil productif. Les conditions intellectuelles commencent à être réunies et la crise sanitaire va peut-être en révéler davantage la nécessité. Cette base de discussion peut réunir large, de la gauche issue du mouvement ouvrier à l’écologie politique. Reste ensuite à opérer la connexion avec les mouvements sociaux, ce qui n’a jamais rien d’automatique.

Il y a des pas dans la direction d’une autre logique, comme cette proposition d’un Green New Deal émise par la gauche états-unienne en plein renouveau. On peut lui reprocher un aspect « techno-optimiste » mais le cap est le bon, c’est-à-dire celui de la justice environnementale, qui impliquera très vite – entre autres – un contrôle démocratique de la finance.

En exergue de votre ouvrage, il y a une formule de Marx : « Une révolution radicale ne peut être que la révolution des besoins radicaux. » Le même philosophe a aussi rêvé d’une société reposant sur le principe « à chacun selon ses besoins ». Quand on est influencé par le marxisme, est-ce qu’on est bien équipé pour affronter le défi de l’autolimitation et de la rupture avec le productivisme ? 

L’exergue du livre souligne ce que j’ai déjà rappelé, à savoir que les besoins sont historiques. La politique peut donc s’exercer, et leur démocratisation est possible. En résumé, il y a la possibilité et la nécessité de délibérer pour mettre au jour une structure des besoins « universalisables », compatibles avec le bien-être humain et la préservation du système-Terre.

Pour le reste, un marxisme intelligent doit être ouvert au dialogue avec d’autres traditions et en intégrer des idées. « À chacun selon ses besoins » doit s’entendre dans le contexte d’une société différente, dans laquelle les besoins matériels ont cessé d’être un problème et les rapports sociaux capitalistes ont été dépassés. Mais j’admets volontiers que ce n’est pas la formule la plus éclairante de Marx, ni que ce dernier ait eu raison sur tout ou réponse à tout. Il faut affronter les problèmes du temps présent avec tout ce qu’on a appris depuis.