CHILI : ASSEMBLÉES POPULAIRES ET CONSTITUTION

Francisca Márquez,2 décembre 2019

Auto-convocation

Depuis quelques semaines déjà, au Chili, sur les places, dans les bibliothèques, dans les casernes de pompiers, dans les universités ou dans les clubs sportifs du pays, sont apparues en grand nombre des assemblées populaires autoconvoquées – que les gens appellent « cabildos » [1]. Dans un mélange de spontanéité et de recherche consciente d’un chemin pour canaliser l’énergie sociale vers la construction d’un Chili meilleur, plus de deux cents assemblées populaires, citoyennes, territoriales ont vu le jour. Le 3 novembre dernier, plus de cent cinquante autres assemblées étaient programmées. Les questions discutées au cours de ces réunions concernent surtout la nouvelle Constitution et l’Assemblée Constituante, donc des revendications qui s’étaient exprimées d’abord dans les rues, lors des manifestations, par des slogans, des affiches et des banderoles. Ces assemblées sont des espaces qui visent à amplifier le sens et la force des événements en cours, face auxquels l’élite gouvernementale et entrepreneuriale a prouvé qu’elle n’a rien de mieux à proposer, et qu’elle ne proposera mieux que si la force des citoyens et du peuple les y contraignent.
C’est là l’évolution « naturelle » d’un mouvement, qui s’est élargi depuis qu’il a éclaté le 18 octobre : il s’est répandu comme une traînée de poudre tout au long du Chili. Il a réveillé une force endormie et souterraine, faite de rage, de malaise et de désir d’un pays différent. Face à cette évolution, ni « l’État d’urgence », ni le « couvre-feu », ni le « paquet social » (qualifié de « miettes ») n’ont été capables de dresser une digue. Pour la première fois depuis trente ans, une brèche massive et profonde s’est ouverte dans le système. Dans les jours et les semaines à venir, il faudra définir la direction que le mouvement prendra et les orientations qui seront en jeu. Sans pour autant quitter les rues, il faudra ouvrir la discussion, et chercher des alternatives qui soient à la hauteur d’une telle insurrection.

Prélude et raisons de l’explosion sociale

Le lundi 14 octobre 2019 vers midi, un groupe de lycéens, réagissant à la hausse du prix des billets du métro, décide de sauter par-dessus les tourniquets qui donnent accès aux quais de la station « Université du Chili ». Ils appellent alors les passagers à « evadir », c’est-à-dire à ne pas payer leur billet, comme manière de résister et de lutter. Dès ce moment, ils firent déjà preuve de leur audace, de leur force, et d’une solidarité déclarée avec les adultes, car les écoliers et les étudiants n’étaient pas directement concernés par cette hausse du prix. Ce n’était pas la première fois que les jeunes déclenchaient une mobilisation, mais jamais d’une telle ampleur. En 2006, les élèves de l’enseignement secondaires du Chili avaient lancé ainsi la « révolution des pingouins [2] » et, en 2011, les étudiants des universités et écoles supérieures avaient fait de même. Ce sont des hausses de prix qui avaient également servi de déclencheurs pour exprimer des demandes sociales plus larges et plus profondes : il s’agissait alors de protester contre les profits privés que réalisaient les établissements scolaires, contre leur marchandisation, et d’exiger que l’éducation, soit considérée comme bien d’intérêt général, gratuit et de qualité.
Aujourd’hui, le facteur déclencheur fut différent et il eut une surprenante capacité de rassembler, d’exprimer et de projeter une réalité et une subjectivité collectives enracinées de l’une ou l’autre manière dans la société. Le 6 octobre (quelques jours avant les événements rappelés ci-dessus à la station « Université du Chili »), l’entreprise « Métro de Santiago » (entreprise privée, à la propriété de laquelle participe l’État chilien) avait augmenté de 30 pesos (4 cents d’Euro) le prix du billet aux heures de pointe. Celui-ci passait ainsi à 830 pesos (US$ 1,2), ce qui est, pour les usagers, une valeur déjà élevée. Des études ont montré en effet que le coût de 50 voyages mensuels en métro, durant les heures de pointe, équivalait à 13,78% du salaire minimum, alors qu’il ne s’élève qu’à 5,71% à Buenos Aires, à 8,18% à Lima et à 7,97% à Mexico City ; à Medellin (Colombie), autre ville parmi les plus chères, il atteindrait 12,64%. Ces études montrent aussi que, sur les 240 jours de travail que comporte l’année, les usagers passent 15 jours complets dans un métro !

Sautes d’humeur de l’élite gouvernementale

On peut trouver sans peine, depuis 1975, une grande quantité d’exemples du discours des « élites » capitalistes chiliennes qui reflètent leur distance vis-à-vis de la société et du monde populaire. Leur souci constant de ne pas être accusées de « populistes », soi-disant fondé sur une raison technocratique, scientifique et non idéologique, a été l’une des raisons de leur attitude. Celle-ci indiquait leur conviction que, s’il est vrai que le Chili avait bien quelques problèmes – généralement attribués à l’insuffisance de sa croissance économique –, tout était cependant « sous contrôle ». Rien n’était plus significatif à cet égard que les termes « Oasis chilien », employés par le président de la République, face aux conflits qui secouaient les autres pays du sous-continent. Il se plaisait à rappeler que le Chili est membre de ce « club des meilleurs » qu’est l’OCDE, et qu’il accueillerait bientôt le prochain sommet des pays de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation), et puis, celui de la COP 25 (« Conférence des Parties »).
Cependant, au cours des derniers mois (donc, depuis l’actuel gouvernement), cette attitude distante envers le peuple s’est accentuée jusqu’à l’exagération, y ajoutant une touche de mépris, qui n’a pas manqué d’être soulignée par les graffitis et les slogans des manifestants ; ceux-ci n’ont pas cessé de rappeler que leur mouvement est une lutte pour la dignité : « Et le peuple, où est-il ? Il est ici, dans la rue, exigeant la dignité » !
C’est depuis le cercle restreint des « gens de la haute », qu’au cours de ces derniers mois, les ministres et les parlementaires se sont permis de donner aux Chiliens quelques « conseils ». Ils ont exprimé leurs étroites références spatiales et culturelles de catholiques du XIXe siècle, éloignés de la réalité et des sentiments du « commun des mortels ». Ces derniers ne peuvent les avoir compris que comme une accumulation de provocations. J.A. Valente, ministre de l’économie, s’était plaint de ce que les gens le stigmatisaient comme un « prétentieux » (ce qui, selon lui, n’était pas vrai, car il n’avait connu l’Europe que quand il avait déjà trente ans) ! De plus, il proposait aux Chiliens en général de diversifier leurs investissements, car il « ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier » : il vaut mieux investir une partie au Pérou, une autre en Argentine, et une autre encore aux États-Unis. À propos d’autres demandes adressées à l’État, un autre ministre avait déclaré : « il est habituel d’entendre des groupes qui protestent et exigent de l’État qu’il prenne en charge des problèmes qui sont ceux de nous tous. Tous les jours, je reçois des réclamations de gens qui veulent que le Ministère répare le toit d’une école, ou d’une salle de classe dont le sol est abîmé. Et ils me demandent : « si vous manquez d’argent, pourquoi ne jouez-vous pas à la loterie ? » « Mais enfin : pourquoi est-ce moi qui, depuis Santiago, dois m’occuper de faire réparer toit d’une salle de sport ? »
Encore récemment, après qu’a été publié l’« Indice des prix de consommation » (IPC) du mois de septembre, et après que les gens se sont plaints de ce qu’il ne reflétait pas correctement l’augmentation réelle du coût de la vie du monde populaire et des classes moyennes, le Ministre des Finances a conseillé qu’au cours de ce mois, « on offre beaucoup de fleurs, car leur prix avait baissé ». En une autre occasion, il avait demandé aux mères de famille de « prier pour qu’on trouve une solution à la guerre commerciale ». Face aux longues filles d’attente dans les hôpitaux, le Ministre de la santé avait expliqué qu’elles étaient dues aux gens qui s’y rendaient non seulement pour voir un médecin, mais pour se rencontrer entre eux et mener leur vie sociale. Le ministre du logement, lors d’une session du Sénat, affirma que la majorité des Chiliens sont propriétaires d’une maison ou d’un (ou deux) appartement(s), « ce qui constitue notre grand patrimoine ». Et le plus explicitement offensif de ces commentaires méprisants émanant de l’élite fut celui de la sénatrice Jacqueline Van Rysselberge qui déclara que « n’importe quel pouilleux croit avoir le droit d’insulter les gens qui travaillent dans les services publics ». C’était là sa manière de répondre à la mise en question, déjà depuis quelques mois, des rémunérations des parlementaires chiliens (qui sont les plus élevées du monde).
Et, finalement, quelques jours seulement avant le début de la révolte, le nouveau ministre de l’économie, J.A. Fontaine, juste après que le prix du billet de métro ait été augmenté, invitait les usagers à « se lever de bon matin » (comme si ce n’était pas déjà ce qu’ils font) pour prendre le métro « aux bonnes heures », quand le billet coûte moins cher (même s’il a, lui aussi, été augmenté). Toutes ces allusions désobligeantes avaient récemment fait l’objet de commentaires sur les réseaux sociaux et suscité l’indignation des internautes, ce qui aurait notamment été une des raisons du remplacement de certains de ces ministres.
La tension entre le gouvernement et la société civile atteignit un sommet le 18 octobre : tandis que la capitale du pays devenait le théâtre d’une véritable explosion sociale, le Président Piñera eut la mauvaise idée d’aller tranquillement manger une pizza dans un quartier riche de la capitale, pour fêter l’anniversaire d’un membre de sa famille. C’est alors que la révolte, la colère et le feu envahirent la ville. Les réseaux sociaux, comme dans tous les cas antérieurs, jouèrent leur rôle de dénonciateurs et de divulgateurs. Le Président revint précipitamment à la Moneda (siège du gouvernement), se demandant sans doute comment son pays avait pu passer d’une « oasis de paix » à une telle violence, et supposant que ce serait probablement exceptionnel. À partir d’alors, les idées de dignité, de peuple et de réveil commencèrent à faire l’unité entre les forces populaires dispersées.

Abus et impunités

Ce ne sont pas seulement les phrases blessantes qui, par leur agressivité symbolique, ont usé la patience des gens. Durant toute la période de la démocratie post-dictatoriale (donc, depuis 1990), des histoires d’abus, concernant particulièrement les grandes entreprises, se sont accumulées. De là est venue l’expression « non pas trente pesos, mais trente ans », que l’on pouvait lire sur beaucoup de calicots et de graffitis durant les jours suivants. Parallèlement, on sentait bien que les auteurs des abus restaient semi-impunis (ou ne l’étaient pas du tout, ou par des peines légères). La liste des fraudes est très longue : les évasions fiscales de certaines entreprises « fantômes » de Lucksic, de Piñera (notamment de l’entreprise Penta) ; la collusion des entreprises d’élevage de volaille (1996-2010), de celles du papier hygiénique (2010-2011), des celle des entreprises pharmaceutiques (2007-2008), de la corporation multinationale des magasins nord-américains Wallmart (2010-2014) ; le cas de l’Isapre Banmédica [3] (2008-2013) ; celui de la Société chimique et minière du Chili (SQM : 2010-2014) ; le cas CAVAL, du fils et de la belle-fille de l’ex-présidente Bachelet (2 015) ; le non-paiement des impôts immobiliers de l’une des résidences secondaires du président Piñera (1989-2019). Entre 1996 et 2019, selon une étude de l’économiste Javier Ruiz Tagle, l’évasion fiscale et la corruption d’entreprises et d’institutions auraient coûté au Service des Impôts internes une perte de 4 982 millions de dollars ! En outre, il faut signaler aussi l’argent détourné (ou obtenu dans des conditions obscures) par les hauts officiers des Forces Armées (pots-de-vin, achat d’avions…) ; le détournement des fonds institutionnels de la Gendarmerie chilienne (Paco Gate, 2000-2019) ; la fraude et détournement par l’Armée chilienne des « Fonds publics de la Loi de Réserve du Cuivre » [4] (Milico-Gate).
Les autorités de l’État ont toujours présenté les détournements et le niveau inimaginable de corruption, de malversations, de pièges, d’abus de biens publics, de délits d’initiés… comme de petites fautes exceptionnelles, commises dans des institutions dont on pouvait supposer qu’elles obéissaient à des principes respectables. C’était soi-disant le fait de quelques entrepreneurs ou dirigeants malhonnêtes. Mais le pays, lui, allait bien : il était le plus « propre » de toute l’Amérique latine ! La faible légitimité sociale de ce discours se perdait totalement quand, après être passés par le monde inextricable des procédures et des tribunaux, ceux-ci annonçaient des « peines » plus proches de l’impunité que de la punition. Ainsi se répandit la conviction fondée qu’il y avait deux justices : que si l’on prend comme référence (notamment) le « Cas Penta » (entreprise financière appartenant à un politicien), « la prison était pour les pauvres » et les « cours d’éthique pour les riches ». En effet, l’entreprise en question devint un exemple type d’impunité des entrepreneurs : ses dirigeants furent condamnés à quatre ans de prison sous caution (transformés en liberté surveillée) ; à une amende de 857 millions de pesos chacun (ce qui correspondait à la moitié de la valeur qu’ils avaient détournée) ; et… à suivre des cours d’éthique à l’université Adolfo Ibañez (qui forme des ingénieurs de gestion d’entreprises) !

Inégalités matérielles et inégalités des chances

Tout ce qui précède (ce mépris élitiste, ces abus, cette corruption, cette impunité) a pour base et, en même temps a construit, une inégalité socio-économique extrême, qui est celle que le mouvement de protestation dénonce. Cette inégalité n’est pas simplement le résultat d’une conjoncture passagère : elle est le mode de reproduction de l’économie et de la société. Ce que la majorité des gens perçoit, c’est que la société chilienne comporte un groupe extrêmement riche, qui habite des zones et un monde exclusifs et qui est composé des gens les plus privilégiés et plus certains groupes qui configurent le groupe privilégié plus largement. Les données le confirment : selon une étude de la CEPAL (2 017), 1% de la population du pays possède 26,5% des revenus, alors qu’en contrepartie, 50% des familles les moins riches ne détiennent que 2,1% de ceux-ci. L’inégalité se situe d’abord dans les salaires : la moitié des travailleurs touchent un salaire égal ou inférieur à 400 000 pesos par mois (US$ 562). Le revenu moyen est très supérieur au revenu médian , ce qui signifie que ceux qui gagnent plus que le revenu moyen sont beaucoup moins nombreux que ceux qui gagnent moins [5] . Tel est le « piège du salaire moyen » : si l’on prend un pays dont le revenu national brut par tête d’habitant est de 25 000 US$ (ce qui est le cas du Chili en 2019), un pourcentage majoritaire de sa population ne disposera que de 7 000 US$ par tête [6].
La conséquence majeure de cette inégalité de revenus – qui est produite et qui produit l’inégalité de richesse – est qu’elle entraîne des différences importantes d’accès à des services comme la santé, l’éducation, le logement, les pensions… Tout cela apparaît clairement dans les rues, soit dans la grande diversité des calicots « standardisés » (comme : « No + AFP » [7] ), soit dans les graffitis (comme : « Grand-Père, je me bats pour ta pension »). Avec le développement de l’éducation, une grande quantité de jeunes ont été diplômés de l’enseignement supérieur (universités et instituts professionnels) au cours des dernières décennies. Avant que soit mise en œuvre (sous la présidence de Michelle Bachelet) la gratuité pour les six déciles les plus pauvres des étudiants, une grande quantité de jeunes professionnels (et leurs familles) s’étaient fortement endettés pour financer leurs études. C’était là le résultat d’une éducation privatisée (qui profitait clairement aux banques). C’est avec un tel degré d’endettement accumulé, qu’ils durent affronter un marché du travail, alors que celui-ci était précaire. Par ailleurs, la génération des retraités sous le régime de la capitalisation individuelle a elle, aussi, augmenté. Chacun d’eux reçoit une pension différente, selon ce qu’il a accumulé. Avec ces revenus, souvent insuffisants, il doit s’arranger pour financer une vie digne de nom. Dans un tel contexte, ni l’idée d’un « ruissellement », ni celle d’un « pays de cocagne », ni les discours prometteurs d’égalité (qu’on entend périodiquement) ne sont encore crédibles.

Complaisances politiques et gifles de clown

En certaines occasions, la sphère politique peut être celle qui réduit les inégalités socio-économiques : elle est alors un remède contre les tendances pures et dures du marché et les stratégies privées qui visent à concentrer les richesses et les revenus. Cependant, dans le cas chilien, ce n’est pas ce qui s’est passé. Les politiciens sont devenus un groupe assimilé aux privilégiés : dans leur cas, les revenus importants dont ils bénéficient (leurs honoraires de parlementaires) leur assurent un niveau de vie élevé et l’accès à tous les services privés. Un autre fait encore révèle cette politique élitiste : les « cadeaux » financiers que font les entrepreneurs aux politiciens. Ils ont atteint un niveau si élevé qu’il a fallu, récemment, édicter des normes pour réguler les relations entre les patrons d’entreprise et les personnalités politiques : cette réglementation a donné lieu à un financement public. Cependant, celui-ci n’a pas mis fin à ces pratiques : les entrepreneurs ont conservé une importante capacité d’influer sur le monde politique : ceux qu’on prétendait « réguler » ont capturé leurs « régulateurs » !
Pour toutes ces raisons, les réponses politiques, normalement attendues et sollicitées face aux revendications sociales, n’eurent pas l’envergure morale suffisante pour être crédibles : elles ne furent pas capables, à court terme, de prendre en charge l’ampleur des demandes de la population, et encore moins de mettre en œuvre les réformes profondes que ces demandes impliquaient. La « classe politique » était largement considérée comme complice des coupables, et non comme un acteur autonome, capable de concevoir et de promouvoir un « bond en avant » vers l’égalité et la dignité.

Les jeunes dans la mobilisation sociale

La mobilisation sociale révèle des questions émergentes : une génération qui veut prendre possession de sa destinée, qui déploie sa capacité d’action et son audace, qui veut laisser sa marque dans l’histoire, qui se sert de la rue, de l’espace urbain pour exercer sa capacité de résistance et de rébellion. Ceux qui marchent dans les rues sont des jeunes de moins de 30 ans, qui résistent aux bombes lacrymogènes, aux jets des canons à eau, aux tirs de balles en caoutchouc qui les aveuglent, aux tortures et aux viols qui suivent leur arrestation… Ils sont nés après 1997 (année de la débâcle économique et des grandes pluies qui ont laissé voir la pauvreté dans le pays). Ces jeunes n’ont pas vécu la dictature, ni même la transition « dans la mesure du possible » à la démocratie. Mais, débordant « leur » temporalité directe, ces jeunes se sont soulevés, ils ont actualisé la mémoire historique et rassemblé les époques. Ils utilisent un langage dans lequel sont présents leurs grands-parents, leurs parents, et une lecture au présent de leur histoire. Les calicots qu’ils portent contre leur poitrine et collent sur les murs racontent des histoires d’abus, dans leur famille, dans leur quartier peuplé de gens pauvres. C’est là tout un héritage de lutte, un héritage culturel, un héritage politique, qui s’incarne dans les deux chansons emblématiques de leur mouvement de protestation : Le droit de vivre en paix (de Victor Jara) et Le bal de ceux qui sont de trop (de Los Prisioneros) !
Victor Jara a écrit cette chanson en 1969 et elle fut lancée en 1971 pour protester contre l’intervention sanglante des USA au Vietnam :

El derecho de vivir,
Poeta Ho Chi Minh,
que golpea desde Vietnam
a toda la humanidad,
ningún cañón borrará
el surco de tu arrozal.
El derecho de vivir en paz.

Le droit de vivre,
Poète Ho Chi Minh,
qui frappe depuis le Vietnam
l’humanité tout entière,
Aucun canon n’effacera
le sillon de ta rizière.
Le droit de vivre en paix.

Cinquante ans plus tard, au Chili, cette chanson s’est spontanément transformée en un hymne qui s’écoute et se danse partout, de la Place d’Italie à toutes les places des quartiers. Un groupe de musiciens et de chanteurs en a fait un « remake » en actualisant les paroles :
«  Le droit de vivre sans peur, dans notre pays, en conscience et unité, avec toute l’humanité. Aucun canon n’effacera le sillon de la fraternité et le droit de vivre en paix, dans le respect et la liberté, avec un nouveau pacte social, dignité et éducation, qui ne fasse pas d’inégalités. La lutte est une explosion ! »
Cependant, la chanson, telle qu’elle se chante dans les espaces publics est bien l’original : elle s’oppose à la déclaration de guerre du président de la République.
Los Prisioneros ont écrit « Le Bal de ceux qui sont de trop  » en 1987, quand la dictature n’était pas encore terminée, et que les jeunes qui, aujourd’hui, marchent dans nos rues n’étaient pas encore nés. Les paroles dénoncent l’exclusion extrême : les faux et cyniques espoirs suscités chez les jeunes ; l’éducation qui sélectionne et reproduit les divisions sociales :

Es otra noche más de caminar
Es otro fin de mes sin novedad
Tus amigos se quedaron igual que tú
Este año se les acabaron
los juegos… los 12 juegos
Unanse al baile de los que sobran
Nadie nos va a echar de menos,
Nadie nos quizo ayudar de verdad.

C’est une nuit de plus à marcher,
C’est une autre fin de mois sans nouvelle.
Tes amis sont restés pareils que toi.
Cette année, ils ont épuisé
les jeux… les 12 jeux.
Entrez dans la danse de ceux qui sont de trop,
Personne ne va nous regretter,
Personne n’a voulu vraiment nous aider.

L’actualité des paroles est évidente. Son auteur, Jorge Gonzalez, a dit récemment qu’il trouvait bien « triste que l’on doive encore continuer à la chanter ». Cette chanson a été créée dans les mêmes conditions que celles qu’on retrouve encore aujourd’hui : sous le couvre-feu et les tirs des fusils.
Avec cette actualisation des hymnes pour la paix, pour la reconnaissance sociale et la justice (et du même coup, des dominateurs qui les entravent), réapparaissent massivement certains mots de notre histoire longue, comme le mot « peuple » : « le peuple uni, jamais ne sera vaincu ». Ces mots reviennent pour rappeler que certaines luttes continuent, mais aussi qu’elles se réinventent dans le présent, avec des forces et des convictions nouvelles. Ceux qui les reprennent sont des jeunes qui, pour la première fois de leur vie, apprennent ce que c’est qu’un couvre-feu et un État d’urgence, et voient mourir leurs semblables sous les balles des fusils ou sous la botte d’autres jeunes, militaires ou policiers, aussi jeunes qu’eux et victimes eux aussi des mêmes inégalités : « Militaire pauvre, tu tues d’autres pauvres, pour protéger les riches ! » Jeunes aussi, ceux qui, mal dissimulés sous leur capuche, participent pour la première fois à l’incendie de banques, de stations de métro, d’autobus publics, de mobiliers urbains…
Le « paquet de mesures » limitées, prises à la va-vite par le gouvernement, n’épuise évidemment pas la profondeur de la rage et de la mobilisation. Les pillages de supermarchés continuent et ils attaquent de front la société, et, dans une large mesure devrait être compris comme une réponse à la longue liste des pillages impunis, commis par la classe privilégiée. Ces jeunes ont ouvert et élargi une vanne, que personne ne sait au juste comment elle se refermera – ou, pour le dire mieux, vers quels nouveaux événements elle nous entraînera. Ce que l’on sait, pourtant, c’est qu’elle a libéré l’expression, comme s’il s’agissait d’un carnaval ou d’un grand spectacle collectif, où les cris, les sauts, les pierres disent avec audace et violence, ce qui était tu depuis des années : assez d’abus, assez de cette domination écrasante qui produit des « Chilis » si différents et montés les uns sur les autres.

Le jour d’après

Peu à peu, le pouvoir en place – toujours menaçant, sur la défensive et tiraillé par la force et la sympathie que suscitent les mobilisations – a fini par accepter qu’il s’agissait de quelque chose de sérieux !
Sa première réaction fut d’affronter le mouvement comme une affaire d’ordre public : ainsi commença la réponse du gouvernement. Il en vint à fermer toutes les stations du métro de Santiago, qui transporte trois millions de personnes chaque jour. Déjà, le vendredi 18 octobre, le gouvernement a commencé à durcir les peines pour les détenus et invoqué la Loi de Sécurité de l’État ; le samedi 19, il décréta l’État d’urgence pour une grande partie de Santiago. Le Président nomma le général de division Javier Iturriaga comme responsable de la sécurité de la capitale chilienne : il déploya 500 militaires pour contrôler les seize axes principaux de la ville et en particulier les zones de conflit. Le lendemain, Valparaiso (centre nord), Rancagua (centre sud), Concepción (sud), Coquimbo, La Serena (nord proche), furent inclus dans l’État d’urgence. Tout cela, en affirmant que ce qui se passait était surtout le fait de vandales, et qu’il convenait, selon le chef du gouvernement, de les combattre comme on le fait quand on est en guerre (« nous sommes en guerre » déclara-t-il). Mais, loin de réussir, cette tactique a échoué à contenir les manifestations.
Peu à peu, et s’ajoutant à la réaction ci-dessus, le gouvernement proposa une « solution sociale », qui partait de la « reconnaissance » des faits et qui admettait une certaine responsabilité pour « n’avoir compris qu’il y avait un profond malaise » chez une grande partie de la population chilienne. Ce malaise était vu comme le « reflet de cet autre monde dans lequel cette population habite » et par « le regard de classe » avec lequel elle voit la réalité.
C’est ainsi que, pour faire preuve de compréhension, le gouvernement prit quelques mesures sociales qui devaient soulager la population et lui « donner de l’air » pour l’aider à affronter les « fumées de l’explosion ». Le samedi 19, il suspendit la hausse du prix des billets du métro de Santiago (la loi permet d’annuler une hausse mais pas de la réduire). Il annonça aussi la hausse de 20% de la pension minimale – ce qui, pour la majorité des retraités signifiait une augmentation de 30.000 pesos (moins de 5 US$) –, ainsi qu’un « revenu minimum garanti » (financé par l’État) élevé à 350.000 pesos. À la télévision, le nouveau ministre du développement social, Sébastián Sichel, appelait aussi les patrons d’entreprise à ne pas penser seulement à leurs bénéfices !
La réaction à ce « paquet de mesures sociales » – importantes selon la technocratie néolibérale orthodoxe – fut immédiate et très claire : ce n’était que « des miettes » et ce n’est pas cela que demande le mouvement social. Cette proposition des dirigeants politiques n’a fait qu’agrandir la brèche entre l’élite gouvernementale et le peuple. Cette « solution techno-sociale », dans un contexte de violente répression, a échoué, elle aussi, malgré les promesses de la compléter en renonçant à certains projets de l’exécutif, qui augmenteraient encore les inégalités, comme notamment, la réforme fiscale (qui aurait rendu les riches encore plus riches).
Comprenant alors qu’elle n’arrivait à rien, l’élite politique gouvernante comprit que, pour affronter cette situation incontrôlable, elle aurait besoin d’une aide politique. Et, puisque le gouvernement était formé par une coalition de droite, elle appela à une unité politique élargie. « Ceci est une situation qui a besoin de la plus large unité nationale possible » disaient alors les gouvernants.
Le nouveau cabinet ministériel qui fut alors formé, et l’invitation faite à des partis, concrétisèrent cette nouvelle ligne. Hélas ! Le nouveau cabinet n’apporte rien de nouveau et fut un fiasco. D’abord parce que, comme nous l’avons dit déjà, la classe politique, dans son ensemble, n’a plus d’autorité morale (le Congrès est l’institution la moins bien évaluée par la société civile) ; ensuite, parce que certains partis refusèrent de dialoguer à cause de la répression policière et militaire, qui suscitait l’indignation sur les réseaux sociaux,
Entre-temps, le mouvement formulait de nouvelles revendications, qui se consolidaient, comme la question des fonds de pension (AFP) et de la santé publique, ou comme le prix des péages excessifs que réclament les concessionnaires des autoroutes. Ces exigences allaient bien au-delà de mesures marginales, et ne pouvaient être traitées que structurellement. Ainsi, les enjeux du mouvement s’élargissaient à des acteurs nouveaux.
C’est précisément ce contexte de contestation de plus en plus large des réalités socio-économiques, qui est à l’origine de la prise de conscience de la nécessité d’un « nouveau Pacte social » – ou plus simplement, d’un Pacte social tout court, car beaucoup de gens ont fait remarquer que, sous le régime du capitalisme néolibéral (qui, dès le début, a été mis en place par la dictature militaire), ce pacte n’avait jamais existé. C’est justement cette nécessité de créer et d’instituer un pacte social, permettant des changements suffisamment structurels dans le champ socio-économique, qui a incité des groupes sociaux de plus en plus larges (des classes moyennes et populaires, et même au-delà) à réclamer une nouvelle Constitution et, par conséquent, une Assemblée constituante.
C’est alors que les « Cabildos », ces assemblées populaires locales, apparurent comme des espaces qui ouvraient la possibilité d’un processus plus solide, partant de la base, capable de cimenter des expériences et des contenus possibles pour, à la fois, proposer une réponse et une solution à la mobilisation sociale et construire un nouveau pays. C’est le moment où s’ouvrent les possibilités de faire un bond en avant sur diverses questions : la question sociale dans un nouvel « État social » ; la question de la démocratie et de la manière de la pratiquer ; la question économique et des différentes formes de propriété ; la question des Indigènes et de leur autonomie ; la question de la décentralisation des pouvoirs dans les régions et les territoires ; la question environnementale et la manière de traiter la nature…
Cela peut paraître beaucoup, mais les grandes transitions historiques se caractérisent toujours par l’amplitude de leur regard sur le monde et par la relecture de leur époque. Les sociétés qui se proposent des réorientations peuvent se donner le temps pour les faire, afin de bien faire attention au sens de ce qu’elles entreprennent. Des petits changements ne feraient que laisser le conflit latent : si un grand pas est solide, un petit ne mène à rien.

Cet article a été traduit en français par Guy Bajoit, président du CETRI, sociologue et professeur émérite de l’université catholique de Louvain (Belgique).


Notes

[1] « Cabildo » : mieux vaut ne pas traduire ce vieux mot espagnol, qui désigne une assemblée locale de personnes ayant à délibérer et à prendre des décisions communes. Au Moyen Âge, il désignait les « chapitres » (réunion des chanoines des cathédrales ou des moines des monastères) ; plus tard, il désigna les mairies ou conseils municipaux. De là vient l’expression « avoir voix au chapitre ». En réinventant les « cabildos », le peuple chilien reprend la parole : il dit dans quelle société, dans quel pays, il veut vivre !

[2] Ainsi appelé parce que leur uniforme scolaire, blanc et bleu foncé, les fait ressembler à … des pingouins !

[3] Mutuelle privée.

[4] Le cuivre est le principal produit d’exportation du Chili. Une loi autorise l’armée à prélever 10% des recettes pour ses propres besoins.

[5] Autrement dit, plus de la moitié de la population gagne moins que le revenu moyen et moins de la moitié gagne plus ; cela est dû au fait qu’une petite partie de la population perçoit un salaire très élevé, ce qui tire la moyenne vers le haut.

[6] Le Coefficient de Gini du Chile est de 0,466, tandis que celui de Haïti est de 0,411. Ce coefficient mesure les inégalités internes de chaque pays en les situant entre “0” (égalité parfaite) et “1” (inégalité complète). Le Chili est donc encore plus inégalitaire encore que Haïti.

[7] AFP = Association Fonds de Pension. Ce sont des entreprises privées, créées sous la dictature, qui récoltent les cotisations et administrent les pensions. Avec leurs réserves, elles réalisent des placements. Les usagers leur reprochent d’être au service de leurs actionnaires, d’être souvent corrompues et de ne pas tenir leurs promesses envers leurs bénéficiaires pensionnés.