Chine : l’enfer des Ouïghours

RACHIDA EL AZZOUZI, Médiapart, 22 NOVEMBRE 2020

Tortures, déportations, campagne de « rééducation », travail forcé, violences sexuelles, stérilisations et avortements massifs sous la contrainte… L’ampleur et la sophistication de la répression de la minorité musulmane par le pouvoir chinois sont de plus en plus documentées.

Gulbahar Jalilova sort une pile de documents de son sac. Il y a là une lettre des autorités chinoises annonçant à sa famille qu’elle est « une terroriste », et des images glanées sur Internet « pour nous donner une idée » : une minuscule cellule surpeuplée de détenues, une chaise d’interrogatoire métallique appelée « chaise du tigre » qui sert d’instrument de torture en Chine et qui fait la fierté de policiers chinois sur Douyin (la version chinoise originale de TikTok, le réseau social prisé par des milliards d’adolescents à travers le monde).

Elle exhibe aussi un petit cahier qu’elle serre contre sa poitrine, il contient « le cauchemar de [sa] vie ». Elle l’a méticuleusement noirci de 67 noms. Les visages de ses « sœurs dans l’horreur ». 67 femmes ouïghoures entre 14 et 80 ans avec lesquelles elle a vécu « en enfer » : un an, trois mois et dix jours dans un camp d’internement chinois dans le Xinjiang, à l’extrême ouest de la Chine, de mai 2017 à septembre 2018.

« Toutes ces femmes m’ont fait jurer que si je sortais un jour vivante de cet enfer, je devais porter leur voix, je devais dénoncer. » Gulbahar Jalilova lutte contre l’émotion, les larmes. Elle est un peu fébrile, resserre son foulard fleuri noir et gris, culpabilise d’être « celle qui a eu de la chance dans le malheur », elle se dit qu’elle a été libérée parce que la Chine n’avait pas le choix : elle est une Ouïghoure du Kazakhstan voisin, pas une ressortissante chinoise.

Le 12 octobre dernier, cette mère de trois enfants, âgée de 56 ans, a foulé le sol d’« une démocratie », d’un « pays de droits humains » : la France. Elle est tombée dans les bras de Dilnur Reyhan, une jeune sociologue devenue le visage de la cause ouïghoure dans l’Hexagone. Exilée depuis 16 ans à Paris, celle-ci se bat pour que le monde ouvre les yeux sur la persécution des siens. Voilà des mois que les deux femmes guettaient ce jour.

Après deux ans d’exil en Turquie, terre de refuge pour des milliers de Ouïghours, qu’elle a fuie sous pression d’agents à la solde de Pékin (qui ne craint pas de persécuter les Ouïghours à l’étranger), Gulbahar Jalilova demande l’asile en France. Elle espère y être en sécurité, même si la boule au ventre ne la quitte pas.

« Lorsqu’ils m’ont relâchée, ils m’ont menacée. “Si tu te tais et que tu ne dis rien, on va bien t’accueillir ici, si jamais tu oses raconter ce que tu as vécu ici, la Chine est le pays le plus puissant au monde, nous avons le bras très long, on va te retrouver là où tu es et on va te tuer.” »

Gulbahar Jalilova a été l’une des premières et rares victimes à témoigner il y a deux ans de l’enfer concentrationnaire infligé aux minorités musulmanes en Chine, aux Ouïghours précisément, une ethnie turcophone, qui vit depuis des siècles dans le Xinjiang, aux portes de l’Asie centrale.

Emprisonnée dans 25 m2 avec une quarantaine d’autres détenues, une lourde chaîne aux pieds qui entaillera sa chair, Gulbahar Jalilova a survécu à 15 mois d’endoctrinement forcé dans un camp de « rééducation » pour femmes à Ürümqi, la capitale du Xinjiang.

Torturée, violée, soumise à une contraception forcée, elle montre combien les femmes sont les premières victimes de cette implacable répression. Attaquer leur corps, les humilier, les violer, c’est frapper, anéantir la dignité de tout un peuple.

Longtemps, la communauté internationale a fermé les yeux sur la persécution de cette minorité qui pratique l’islam sunnite. Mais elle ne peut plus continuer de le faire aujourd’hui : d’après les ONG et chercheurs qui documentent la répression dans le Xinjiang, un à trois millions de Ouïghours seraient parqués dans des camps, hors de tout cadre judiciaire, sous couvert de lutte contre l’extrémisme, le terrorisme et le séparatisme. Soit le plus grand internement de masse du XXIe siècle.

Tortures, déportations, campagne de « rééducation », travail forcé, enfants arrachés aux parents, violences sexuelles, stérilisations et avortements massifs sous la contrainte, c’est-à-dire entrave à la naissance, l’un des critères du crime de génocide, interdiction de pratiquer la religion musulmane, destructions de mosquées et de cimetières… Les informations et les images qui parviennent à filtrer à l’extérieur du pays révèlent l’ampleur et la sophistication des politiques répressives dans cette « région autonome » (il en existe quatre autres, le Guangxi, la Mongolie-Intérieure, le Ningxia et le Tibet, où vivent des minorités ethniques), grande comme trois fois la France.

Dénommée « Turkestan oriental » par les Ouïghours, la région, entre montagnes et déserts, peuplée d’ethnies majoritairement musulmanes (des Ouïghours mais aussi des Kazakhs, Kirghizes, Ouzbeks, Tadjiks), fait l’objet d’une campagne de sinisation forcée depuis le milieu du XXe siècle. Une politique d’assimilation féroce, doublée d’une colonisation intérieure massive des Hans, l’ethnie majoritaire en Chine (plus de 92 % de la population).

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les Hans représentaient à peine 6 % des habitants de la province en 1949. Aujourd’hui, ils ne sont pas loin de dépasser les Ouïghours, estimés à quelque 11 millions et installés là depuis le VIIIe siècle. Souvent pauvres et paysans, la Chine leur offre terres et logements gratuits pour coloniser la province.

Rebaptisée Xinjiang (qui signifie en chinois « nouvelle frontière ») par l’empire chinois qui l’a annexée au milieu du XVIIIe siècle, la région, qui a toujours été un espace sensible, couvre près d’un sixième de la Chine. Depuis son annexion par la Chine, les révoltes et les insurrections indépendantistes y sont récurrentes.

Éminemment stratégique par son emplacement (frontalière de huit pays) et par son sous-sol riche en ressources naturelles (or, pétrole, uranium, gaz), la province séparatiste est au carrefour des anciennes routes commerciales de la Soie et au cœur du projet pharaonique des « Nouvelles routes de la soie » dans la partie terrestre, une initiative géopolitique et économique du président chinois Xi Jinping pour relier la Chine au reste du monde et lier le reste du monde à la Chine.

« Depuis son arrivée au pouvoir [fin 2012 – ndlr], Xi Jinping développe le concept de “rêve chinois” et il compte sur le projet gigantesque de nouvelle route de la soie pour y parvenir, explique Dilnur Reyhan qui préside l’Institut ouïghour d’Europe et enseigne à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales). Ce projet passe d’abord par la région ouïghoure. Aux yeux du pouvoir chinois, notamment de Xi Jinping, la différence culturelle, ethnique, religieuse des Ouïghours qui ne veulent pas se siniser devient un obstacle absolu dans le succès de son projet. Voilà pourquoi le régime mène cette politique d’anéantissement de la population ouïghoure. »

Derrière les murs étroits des cellules où elle a échoué, où jamais la lumière du jour n’a filtré car les fenêtres sont inexistantes ou condamnées, Gulbahar Jalilova a vu « des femmes mourir, d’autres devenir folles ».

Son témoignage détaille quinze mois et dix jours de privation des droits humains les plus élémentaires, de crimes contre l’humanité, de méthodes totalitaires pour réprimer une ethnie, une langue, une religion.

Sa vie bascule un matin de mai 2017. Depuis une vingtaine d’années, Gulbahar Jalilova commerce dans l’import-export entre Almaty au Kazakhstan, où elle vit, et Ürümqi, où elle se rend régulièrement pour son business, quand des policiers l’interpellent à son hôtel et la conduisent dans un bâtiment de la Sécurité d’État. Le début du cauchemar. On lui confisque son passeport kazakh, lui crée une carte d’identité chinoise, l’interroge sur sa pratique de l’islam, celle de ses enfants, l’accuse d’avoir versé 17 000 yuans (environ 2 200 euros) à un Ouïghour à l’étranger, une histoire montée de toutes pièces, s’indigne-t-elle.

Elle finit à Sankan, une ancienne prison pour hommes reconvertie en centre de « rééducation politique » pour femmes. Elle découvre la torture, le lavage de cerveau, l’interdiction de parler ouïghour, de prier, le haut-parleur qui vocifère et intime plusieurs fois par jour de célébrer la superpuissance chinoise, Xi Jinping, le Parti communiste. Les punitions pour forcer aveux et repentance, comme lorsque la chaîne qui entrave leurs pieds nuit et jour est attachée à l’une de leurs mains par une menotte, les empêchant de se tenir totalement debout ou allongées.

Gulbahar Jalilova décrit la surveillance, la suspicion constante. Les multiples tests biométriques (reconnaissance faciale, prélèvements d’ADN, empreintes digitales). Les repas à base d’eau et de pain. Les maladies de peau à cause de l’hygiène impossible. L’odeur pestilentielle est permanente car elles sont réduites avec ses codétenues à faire leurs besoins dans un recoin sans porte de la cellule, au vu et au su de chacune et des caméras.

Elle replonge dans les traumatismes à vif, confie douloureusement comment un garde de 27 ans a introduit de force son sexe dans sa bouche parce qu’elle refusait de signer un document en mandarin, langue qu’elle ne sait pas lire. C’était dans une pièce en sous-sol sans caméras, lors d’un énième interrogatoire sur cette chaise du tigre dénoncée par les Nations unies, qui immobilise les bras, le buste, les jambes, maintenant les suppliciés dans une position intenable pendant des heures, des jours, quand ils ne sont pas soumis à des séances d’électrocution.

 

Stérilisations et avortements forcés des femmes dans les camps, soit une entrave aux naissances

« Nous ne sommes pas des êtres humains pour eux […]. Le plus choquant, pour moi, fut lorsqu’une jeune femme a été amenée dans notre cellule. Elle venait d’accoucher et d’être arrachée à son bébé. Elle ignorait où son bébé avait été amené. Du lait coulait de ses seins. Les policiers lui ont donné un médicament qui a stoppé son lait. »

Gulbahar Jalilova témoigne aussi d’un virage génocidaire de plus en plus documenté : l’entrave aux naissances. Dès son arrivée au camp, elle est soumise à des tests urinaires pour s’assurer qu’elle n’est pas enceinte. « J’ai vu des femmes forcées à être avortées. Tous les dix jours, ils venaient nous prendre du sang, on n’avait pas le droit de dire non ou de poser des questions. Ils nous donnaient des médicaments qu’on ne connaissait pas une fois par semaine. J’avais alors 52 ans et j’avais toujours mes règles. À partir du moment où j’ai pris ces médicaments, je n’ai plus jamais eu mes règles. Jusqu’à ma sortie, je n’ai vu aucune femme avoir ses règles. »

Ces derniers mois, malgré un contrôle poussé à l’extrême de la population et de l’information pour taire la vérité, les témoignages comme celui de Gulbahar Jalilova, les documents, les rapports, les enquêtes, les preuves s’accumulent et révèlent un système de terreur d’une violence inouïe orchestré par le gouvernement chinois.

Les révélations sur les stérilisations forcées massives des femmes dans et hors des camps, ainsi que plus largement le contrôle extrêmement coercitif des naissances, sonnent l’heure pour les ONG, les chercheurs, les activistes, de reconnaître un crime de génocide, l’entrave des naissances en étant, dans la Convention de 1948 des Nations unies, l’un des cinq critères.

L’ONU définit le génocide comme un crime commis « dans l’intention de détruire, ou tout, ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux », notamment par des mesures « visant à entraver les naissances au sein du groupe ». 

Dans une étude publiée en juin 2020 par la Jamestown Foundation sur la stérilisation forcée des femmes ouïghoures, l’anthropologue allemand Adrian Zenz, l’un des premiers chercheurs à alerter l’opinion sur la persécution des Ouïghours, a révélé l’ampleur de l’arme démographique en se basant en grande partie sur des documents internes au gouvernement chinois, qui ont fuité au cours de l’année 2019, et sur des témoignages de femmes.

Il parle d’une « vaste stratégie de domination ethno-raciale » et décrit en une trentaine de pages comment les femmes ouïghoures sont contraintes de se faire stériliser par différents moyens (pose forcée de stérilet, ligature des trompes de Fallope, etc.), sous peine d’être envoyées dans les camps d’internement. Il cite un district qui a planifié en une année la stérilisation de plus d’un tiers des femmes en âge de procréer, des préfectures qui programment des tests de grossesse obligatoires tous les 15 jours.

80 % des stérilets posés en Chine le seraient dans le Xinjiang, alors que la région représente moins de 2 % de la population chinoise. Ce qui explique la chute de 84 % en trois ans, entre 2015 et 2018, de la croissance démographique de la population ouïghoure, statistiques officielles révélées par la fuite de documents de l’État-parti chinois.

La Chine réfute « des allégations sans fondement », se félicitant d’un Xinjiang « stable et harmonieux ». Les diplomates chinois relaient cette parole sur les réseaux sociaux à l’étranger, diffusant ainsi sur Twitter des vidéos de Ouïghours dansant pour montrer à quel point ils vivent heureux sous le règne de l’État-parti.

En juillet, Qelbinur Sidik Beg, une enseignante ouïghoure d’une cinquantaine d’années, exilée en Europe, livrait un témoignage glaçant dans Libération sur les atrocités qui ont cours dans l’antre du goulag chinois (tortures à l’électricité, la chaise, le gant, le casque, le viol anal avec un bâton), femmes violées en réunion par les cadres hans, « parfois à l’aide de matraques électriques dans le vagin ou l’anus », « détenus si gravement torturés qu’on devait les amputer d’un bras ou d’une jambe ».

Elle expliquait notamment comment, en 2017, elle avait subi lors d’un rendez-vous médical obligatoire l’implantation d’un stérilet alors qu’elle se trouvait recrutée par les autorités chinoises pour enseigner à des pairs « non éduqués » le pinyin (transcription latine du mandarin) dans deux camps de « rééducation » à Ürümqi.

Selon plusieurs études fouillées de l’Institut politique stratégique (ASPI), un centre de recherche australien indépendant (qui reçoit des fonds du ministère de la défense, ce qui lui vaut les attaques de Pékin et de ses médias), le Xinjiang abriterait ainsi plus de 380 lieux de détention. Un chiffre qui ne cesse de prendre de l’ampleur, qui serait en hausse de 40 % par rapport aux précédentes estimations. D’autres sources les estiment entre 500 et 1 000.