COVID-19 au sud : l’enjeu de la souveraineté sanitaire

François Polet, CETRI, 21 septembre 2020

 

La crise du covid a mis à nu les faiblesses de politiques sanitaires excessivement dépendantes des importations. Si la « souveraineté sanitaire » est le nouveau mot d’ordre en Europe, le principe progresse aussi parmi les nations en développement, premières victimes du « nationalisme vaccinal » que génère la course au vaccin. Les conditions du développement d’une production nationale de produits médicaux font l’objet d’une réflexion renouvelée.

La crise sanitaire a spectaculairement mis à jour la dangereuse situation de dépendance dans laquelle les pays d’Europe et d’Amérique du Nord se sont placés en jouant le jeu de la mondialisation économique en matière d’approvisionnement en produits médicaux. Au-delà des masques et du matériel de protection, dont la pénurie est une cause majeure de la réponse catastrophique des pouvoirs publics à la progression de la pandémie, la production de matières premières pour la fabrication de médicaments de première nécessité a été massivement délocalisée par les Big Pharma en Chine et en Inde ces vingt dernières années, exposant les pays importateurs à de potentielles ruptures de stock en cas de dérèglement des circuits d’approvisionnement. Dans ce domaine comme dans d’autres, les chaînes de valeur internationales ne constituent pas des phénomènes surnaturels, capables de s’adapter miraculeusement aux aléas de leur environnement, elles dépendent de chaînes de production physiques dont le fonctionnement est vulnérable aux « chocs » environnementaux, sanitaires ou politiques.

La « folie » d’une telle situation, dénoncée depuis plusieurs années par les professionnels du soin, est désormais reconnue jusque par les adeptes de la mondialisation heureuse. Le « rapatriement » ou la « relocalisation » de la production et la récupération d’une « souveraineté » en matière d’approvisionnement sanitaire, autant de concepts bannis de la doxa néolibérale, se sont imposés dans les discours publics. L’avènement d’une « industrie sanitaire européenne » permettant de réduire la « dépendance européenne » a été un axe majeur de l’initiative franco-allemande pour la relance européenne du 18 mai 2020. Six jours plus tôt, les ministres européens de la santé réunis autour de la future stratégie pharmaceutique européenne avaient décidé de faire de la réduction de la dépendance aux pays extra-européens un objectif prioritaire de cette politique commune, en se donnant les moyens de « produire des médicaments essentiels au sein de l’UE ». [1]

NE PAS DÉPENDRE ENTIÈREMENT DE L’INTERNATIONAL

S’agissant des pays du Sud, le débat international s’est centré sur la question de l’accès des pays pauvres au futur (hypothétique) vaccin. Face à l’autre course au vaccin, non pas celle qui oppose les firmes pour la conquête du marché du covid, mais celle qui se joue entre États pour l’accès au remède, nombre de voix se sont élevées pour dénoncer l’égoïsme des pays riches, dont les autorités ont « pré-acheté » des millions de doses des vaccins en phase de test les plus prometteurs afin de soutenir financièrement la recherche,… mais aussi de se garantir un accès prioritaire à la production. Contre le « nationalisme vaccinal » unanimement décrié, les organisations internationales plaident pour la constitution du futur vaccin en « bien public mondial », qui soit « accessible, abordable et disponible » à l’ensemble de la population mondiale dans le cadre d’une « distribution équitable ». Le leadership de l’alliance Gavi [2] dans l’initiative « COVAX » (Covid 19 Vaccine Global Access), le principal mécanisme financier international dédié à l’accès des pays pauvres au vaccin, laisse néanmoins présager l’adoption de schémas financiers et juridiques dominés par les intérêts commerciaux des multinationales, notamment en matière de protection des droits de propriété intellectuelle sur les technologies développées. [3]

Un certain nombre de responsables politiques et scientifiques des pays du Sud estiment que l’accès de leur population aux médicaments essentiels ne peut dépendre entièrement de processus politiques internationaux complexes et incertains. Cette préoccupation déborde les grands producteurs de génériques que sont la Chine, l’Inde et le Brésil (dont les démêlés avec les grandes multinationales autour du respect des droits de propriété intellectuelle ont connu une forte médiatisation au début du millénaire). L’existence d’un lien stratégique entre la possession d’une capacité de production propre et l’accès rapide aux vaccins pour le plus grand nombre a notamment été prise au sérieux dans les pays asiatiques exposés à l’épidémie de SARS de 2003. Ainsi la Thaïlande a adopté en 2007 un « cadre de stratégies pour l’accès aux vaccins contre les pandémies de grippe » comprenant comme stratégie de long terme la construction d’une usine de fabrication de vaccins, seule manière de ne pas dépendre de circuits d’approvisionnement « non fiables » au départ des pays occidentaux. Cette usine, pilotée par une entreprise publique (la Govermnent Pharmaceutical Organization) a vu le jour en 2011.

Germán Velásquez, conseiller spécial en Politique et santé au South Centre (Genève), estime que la crise du covid doit être considérée par les pays du Sud comme une opportunité pour progresser dans la direction d’une plus grande souveraineté sanitaire [4]. L’ancien coordinateur du Programme d’action sur l’accès aux médicaments des pays en développement au sein de l’OMS place cette question dans une perspective historique. La production nationale de médicaments par les pays en développement est débattue dans les enceintes onusiennes, en particulier l’Assemblée mondiale de la santé (assemblée générale de l’OMS), depuis les années 1970. L’OMS, dont la préoccupation première est d’élargir l’accès des populations pauvres aux soins de santé, a traditionnellement été défavorable à cette idée. Pour des raisons de coût essentiellement : du fait d’économies d’échelle insuffisantes et de la nécessité d’importer une bonne partie de la technologie, de l’équipement, de l’expertise et des matières premières, les médicaments fabriqués à l’échelle nationale risquent fort d’être plus chers que les médicaments importés, avec pour conséquences un moindre accès pour les pauvres ou une augmentation des dépenses publiques de santé. Produire chez soi serait donc contre-productif pour la plupart des pays en développement, une vue soutenue par la Banque mondiale [5] .

L’ENJEU DE L’APPROPRIATION DES TECHNOLOGIES

Le retour en grâce de la notion de politiques industrielles [6] a contribué, avec les premières pandémies du millénaire, à modifier la perception des conditions de possibilité, avantages et inconvénients du développement d’une industrie pharmaceutique nationale dans les pays en développement. Ainsi l’Assemblée mondiale de la santé de 2008 a adopté une Stratégie mondiale [7] visant à baser la recherche et l’innovation sur les « besoins », en particulier les besoins non satisfaits des pays en développement, plutôt que sur les « marchés ». Cette Stratégie met particulièrement l’accent sur le développement de la recherche et développement dans les pays en développement et la promotion des transferts de technologie (Nord-Sud et Sud-Sud) dans l’objectif de soutenir la production de produits sanitaires dans ces mêmes pays en développement [8] .

Dans le cadre de cette stratégie, un projet de recherche de grande ampleur sur les transferts de technologies médicales vers les pays en développement a été mené par la CNUCED [9] . La démarche a consisté à étudier et comparer les modes d’appropriation de ces technologies dans huit pays en développement aux profils diversifiés : de l’Argentine, qui possède un tissu industriel compétitif, à l’Ouganda, en passant par la Colombie, l’Éthiopie, la Jordanie, le Bangladesh, la Thaïlande et l’Indonésie. Les trois principales leçons de ces études de cas sont les suivantes. Tout d’abord, la production locale est faisable dans les pays en développement, en ce compris les pays les « moins développés ». Il n’y a donc pas lieu d’exclure des pays a priori du fait de leurs caractéristiques économiques. Ensuite, l’accès à la technologie est un aspect essentiel de la concrétisation d’un projet productif de médicaments ou vaccins à bas coût. Cet accès dépend de l’existence de partenariats entre entreprises nationales et entreprises étrangères, du Nord ou du Sud, éventuellement adossés à des accords entre États, ainsi que de l’action de réseaux internationaux de centres de recherche permettant une circulation des savoirs, mais également d’un environnement international favorisant une interprétation souple du principe de flexibilité des droits de propriété intellectuelle.

Enfin l’étude de la CNUCED a démontré que la production nationale pouvait contribuer à l’amélioration de l’accès aux médicaments pour les plus pauvres, en contribuant à la concurrence et à la baisse des prix sur le marché national et en se centrant sur la production de génériques correspondant aux pathologies locales, alors que les grands exportateurs de génériques (Inde, Brésil) ciblent de plus en plus les marché occidentaux. L’accumulation de compétences et de capitaux dans ce secteur productif de pays en développement permet en outre d’entrevoir une augmentation des efforts de recherche et développement sur les maladies négligées par les grands laboratoires du Nord, davantage centrés sur les blockbusters [10] que sur les grands enjeux de santé publique des pays pauvres.

NOTES

[1https://www.euractiv.fr/section/sante-modes-de-vie/news/lue-veut-une-strategie-pharmaceutique-pour-faire-face-aux-penuries-de-medicaments/

[2] Alliance public-privé créée en 2000 par la fondation Gates en vue de coordonner la coopération entre multinationales, États et organisations internationales dans le financement des campagnes de vaccination massives dans les pays pauvres. Le modus operandi de Gavi consiste à mettre en commun les contributions financières d’une multitude de partenaires en vue de négocier avec les compagnies pharmaceutiques le développement et l’achat de vaccins à prix réduit, par le recours à des achats garantis (advance market procurement).

[3] Adopté en 1994, l’Accord de l’OMC sur les droits de propriété liés au commerce (ADPIC) a pour vocation d’harmoniser la législation sur les droits de propriétés dans l’ensemble des pays membres. Il prévoit des « flexibilités » afin de permettre la production de génériques avant l’expiration des brevets dans les pays en développement sous certaines conditions. L’interprétation de ce que ces « flexibilités » permettent de produire et/ou exporter concrètement a fait l’objet de nombreux conflits entre les pays émergents et les laboratoires pharmaceutiques (soutenus par les gouvernements occidentaux) ces vingt dernières années, notamment dans le cadre de la lutte contre le sida.

[4] Velásquez Germán (2020), « Re-thinking Global and Local Manufacturing of Medical Products After COVID-19 », Research Paper 118, South Centre, septembre.

[5] Warren Kaplan et Richard Laing (2005), « Local production of pharmaceuticals : industrial policy and access to medicines – an overview of key concepts, issues and opportunities for future research », HNP discussion paper, Washington DC, Banque mondiale.

[6] Voir le numéro d’Alternatives Sud de juin 2019 consacré à la réhabilitation des politiques industrielles dans les pays en développement – Quêtes d’industrialisation au Sud (Paris, Syllepse). Lire également l’ouvrage le plus illustratif de ce tournant : Stiglitz J. et Lin J. Y (2013), The Industrial Policy Revolution, Basingstoke, Palgrave MacMillan.

[7] « Stratégie mondiale et Plan d’action pour la santé publique, l’innovation et la propriété intellectuelle »

[8] Elément n°4 de la Stratégie.

[9] CNUCED (2011), Local Production of Pharmaceuticals and Related Technology Transfer in Developing Countries, Genèves, CNUCED.

[10] Médicaments générant un milliard de dollars de chiffre d’affaires.