De la gestion militaro-policière de la crise

SALVATORE PALIDDA, Médiapart, 8 avril 2020

 

Tous les pays ont choisi la gestion militaro-policière de la crise sanitaire et économique. C’est une dérive très inquiétante car cela pourra conduire à un Etat autoritaire pour imposer des mesures de politiques économiques et sociales pires que celles connues lors de la reconstruction de l’après-guerre et en Grèce. Cette dérive profite de l’impossible mobilisation populaire pour la contraster.

 

Une gestion militaro-policière de la crise sanitaire et économique plutôt qu’une sérieuse gestion purement sanitaire et économique était-elle indispensable? Pourquoi la sécurité sanitaire et économique doit être placée sous l’égide militaro-policière? Le confinement ne pourra pas être réalisé par sollicitation des autorités sanitaires appelant tout le monde à “sauver la vie de chacun et de tous”? Un appel soutenu par tout le monde sans besoin de contraintes militaro-policières-judicaires ? Et pour cela, ne serait-il urgent une santé publique en mesure de faire face non seulement au fléau Covid19 mais à toutes les maladies dues aux contaminations toxiques ou aux conditions de travail et de vie insoutenables, maladies qui provoquent la grande majorité de morts chaque année (presque 60 millions à l’échelle mondiale, en Allemagne 12 par mille, en Italie 11, en France, au Royaume Uni et en Espagne 9 etc.). Il est alors évident qu’il faudrait déconstruire tous les dommages provoqués par la gestion néo-libériste de la santé publique qui a misé sur la privatisation et les cadeaux aux industries pharmaceutiques et des soins, voir même à la mafia sanitaire. Logique néo-libériste qui a dévasté tous les secteurs essentiels (écoles, transports, protection de l’environnement, gestions des déchets etc. etc.).

Et pour ce qui est de la crise économique, ne serait-il plus efficace appeler à des mesures de protection d’un revenu juste pour des conditions de vie décentes pour tout le monde passant par l’abolition des privilèges des riches? N’est-il le souci des gouvernants de sauvegarder ces privilèges que conduira à imposer des mesures qui comme par le passé feront augmenter de plus en plus la richesse de la minorité des nantis et l’appauvrissement d’une très grande partie de la population?

Jamais une gestion militaro-policière de la crise sanitaire et économique pourra envisager un gouvernement égalitaire, solidaire et social de cette crise; il suffit de voir qu’actuellement aucune dépense militaire a été supprimée, au contraire la production d’armements n’a pas arrêté et vient d’être relancée dans presque tous les pays. En Italie, autant l’industrie parapublique (Leonardo-Finmeccanica) que les privées (notamment Beretta) ont pu continuer leur activité comme si elles pourraient être classées parmi les indispensables en temps d’urgence sanitaire.

Et c’est en Italie qu’on voit apparaitre les signes d’une poussée plus nette vers la dérive autoritaire. Par exemple la Commission de Garantie sur les grèves (cinq membres nommés par le Président de la République sur proposition des Présidents de la Chambre des Députés et du Sénat) devrait examiner seulement les suspensions de travail dans les services publiques essentiels; En revanche, dépassant ses taches institutionnels, a demandé «fermement» l’arrêt de toute sorte d’agitation sur tout le territoire national, avec un décret signé par son Président, le prof. Giuseppe Santoro Passarelli, qui envahit le champs du droit constitutionnel, sans trouver des critiques ni aucun obstacle.

Francesco Forte, économiste élève d’Einaudi (le premier président de la République italienne) et par celui-ci désigné à la chaire de Science des Finances, longtemps ministre dans les gouvernements de centre-gauche, bien que asse âgé (91 ans), est encore une autorité, mentor du pouvoir. Il a écrit un article éloquent à propos de la question de la gestion de la crise sanitaire et économique (dans Critica Sociale, revue du champs ex-socialiste). En réponse implicite à ceux qui proposent un gouvernement de tous avec à la tête Draghi, il souligne que l’actuelle gestion de la crise de la part du chef du gouvernement Conte est de fait illicite. Par contre, selon lui, la solution la plus limpide et même la plus fonctionnelle et plus démocratique (SIC!) serait celle d’appliquer une norme qui n’a jamais été appliqué. Il s’agirait –écrit-il- de faire valoir l’art. 87 de la Constitution et sa loi institutive de 1950 (guerre de Corée) et le décret relatif de 2010 portant sur les facultés et pouvoir du Conseil Supérieure de la Défense présidé par le président de la République Mattarella. Le titre de l’article de M. Forte est emblématique: “Mettre de l’ordre: Conseil de la Défense et de la Sécurité”. Dans le titre long il écrit d’emblée: “le régime de gestion monocratique du Président Conte est discutable et inadéquat. La Constitution offre à Mattarella la garantie de la sécurité nationale sanitaire et de la reconstruction. Maintenant qu’on est proche de la phase 2, celle de l’après urgence, des gros problèmes se présentent pour la nation, à cause de la haute et croissante dette publique e de la réduction de la production et donc des entrées publiques, tandis qu’augmentent les dépenses d’assistanat. Il y a un concret et dramatique « risque Italie ». … La récession prévue dans le premier semestre sera de 10%, trainant ainsi l’Italie vers un gouffre si on ne prépare pas dès maintenant des contre-mesures énergiques.

Le régime de gestion actuel ne suffit pas ; il n’est pas en mesure de s’insérer dans l’intrigue européenne et dans celle de ses politiques fiscales et monétaires. Et, last but not least, il est trop peu représentatif de la nation (la majorité politique effective est différente de celle du gouvernement … le parti de Renzi n’a pas encore lâché). Il faut une cabine de régie différente et seule la Présidence de la République, de manière démocratique, peut la donner, car expression de l’unité et de l’identité nationale. Le Président de la République, est élu par le Parlement à majorité qualifiée (outre que par les délégués des Régions) ne représente pas seulement la majorité, mais toute la nation. Et il existe, comme prévu par la Constitution un organisme collégial coordonné par la présidence de la république, démocratique, ouvert à nouveau membres, dénommé “Conseil Suprême de Défense”, qui est un organisme de relief constitutionnel préposé à l’examen des problèmes généraux politiques et techniques concernant la sécurité et la défense nationale. Le terme “sécurité nationale” apparait, en tant que tel, beaucoup plus large que celui de “protection civile”: soit parce que la “sécurité nationale” inclut “la protection civile” soit parce que la protection civile ne concerne pas toute la nation, mais seulement les partie frappées par l’urgence”.

Or, ce Conseil suprême de défense est né pour la défense militaire national en cas de guerre et ensuite a été élargi à la sécurité nationale, comme défense par rapport aux dangers venant de l’intérieur -selon Forte : “terrorisme, opposition politique violente, criminalité organisée, immigration incontrôlé, clandestine ou apatride” (SIC! Même l’immigration selon lui!). Mais maintenant –selon cet éminent économiste et commis d’Etat- il y aurait «un saut de qualité: la sécurité des personnes et de la vie associée extra-économique et économique, est compromise par un virus insidieux, qui implique immédiatement la notion de sécurité nationale. Et de même en va pour la notion de “défense nationale”, qui fait référence à la défense de l’Italie par rapport aux “ennemis », qui est emblématisée par le tricolore et l’hymne national, qui maintenant sont partout dans l’Italie de l’urgence». Et voilà que Forte dramatise l’enjeu : «Il y a en effet un danger pour l’indépendance nationale étant données les conditions d’un désastre économique et financier qui pourra nous conduire à l’asservissement économique et à la déprédation de notre appareil de grands et moyennes entreprises, de technologies, de notre patrimoine culturel. Il faut mette en relief le fait que le Conseil supérieur de défense n’est pas un organisme technocratique, mais un organisme démocratique et que le rôle que le président de la République y exerce n’est pas un rôle autocratique, mais un rôle de guide et coordination démocratique». Forte ajoute que le Conseil supérieur de la défense et de la sécurité a une composition large qui englobe le chef du gouvernement, les Ministres des Affaires Etrangers, de l’Intérieur, de l’Economie et des Finances, de la Défense er du Développement Economique, le Sous-secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil des ministres, le Secrétaire général de la Présidence de la République, le Chef de l’Etat Major des Forces Armées, le Secrétaire du Conseil suprême de la défense. En passant il est à noter que l’actuel secrétaire, le général Mosca Moschini, par le passé avait couvert des importants postes de commandement dans les structures militaires de l’Union Européenne; pour lui garder un poste prestigieux on lui a conféré le rôle de Conseilleur du Quirinal (l’équivalent de l’Elysée), à la place du général Corsini, ce qui a incendié la controverse au sein des forces armées. Selon les circonstances dans ce Conseil de Défense et de Sécurité on peut appeler à participer aussi d’autres ministres, chefs d’Etat majeur de chaque Force armée, le Commandant général des Carabiniers, le Président du Conseil d’Etat, ainsi que d’autres acteurs et personnalités ayants des compétences particulières dans différents champs ou secteurs. Le Conseil Supérieur de la Défense et de la Sécurité pourrait être convoqué par le Président de la République dans des sessions spécifiques concernant la Sécurité Nationale en relation à la pandémie dans la phase 2. Enfin M. Forte signale que «le Parlement n’a pas été appelé per le gouvernement pour adopter des mesures extraordinaires spécifiques sanitaires, juridiques et économiques pour cette urgence; on a adopté un instrument anomale, faisant recours à la loi du 10 Mars 2017, sur la protection civile, sur la base des normes du code de la protection civile. Le modèle actuellement en fonction a des grosses criticités, car il est à la limite de la démocratie en tant que régime commissarial à guide monocratique du chef du gouvernement et inapproprié pour sa nature, puisque il fait référence aux désastres naturels et territoriaux voir à des urgences spécifiques, pas des urgences nationales. En outre il n’est pas adopte dans toute son extension, mais de manière partiale, avec des effets négatifs soit sur le taux de mortalité, que sur le taux de croissance du PNB». Passant en revue les taches de la Protection civile, Forte met en relief des grosses lacunes largement dénoncées au cours de ces deuz dernières semaines. En conclusion, Forte insiste sur l’illégitimité de la gestion actuelle de la pandémie de la part du chef du gouvernement et de la Protection Civile y compris ce qui concerne les mesures de confinement. Il affirme enfin que “la phase 2 ne peut pas être confiée à un grand frère, comme dans le « 1984 » de George Orwell”. Il faut dire que M. Forte ne manque pas de culot accusant le chef du gouvernement de pratiquer une gestion orwellienne alors que lui propose un régime présidentiel avec une connotation militaro-policière encore plus marquée.

Il est assez peu probable que le président Mattarella puisse s’exprimer au sujet des propos de M. Forte qui pour l’instant n’ont suscité aucune réaction. Mais le sens et le but de ces propos semblent viser un tournant nettement au service de ce que demande le patronat et les milieux néo-libéristes, à savoir une reprise de toutes les activités économiques sans aucun obstacle. Entre autres, le chef fasciste-raciste de la Ligue, Salvini, n’a pas hésité à demander non seulement une amnistie de tous les délits d’affaires et des infractions aux normes diverses de la part des entreprises mais aussi l’abolition de toute les normes et sanctions inhérentes la fraude fiscale, les constructions illicites etc. Par ailleurs, l’Autorité Garante des grèves a ouvert nombre de procédures judiciaires pour sanctionner les agitations syndicales en défense de la santé des travailleurs exposés aux dangers de Covid19, sans dispositifs de protection; non seulement l’organisation de l’union Syndicale de Base (USB), enracinée dans le transport et l’Administration publique, mais aussi d’autres représentants des syndicats traditionnels ont été frappées par des injonctions «administratifs» et mise en garde. Toujours dans le même sens va aussi la demande la norme que dans le décret du gouvernement pour la règlementation de l’urgence on prévoit ce que de fait est un bouclier pénal, à savoir la protection du « comportement managérial ou administratif » de la direction générale et précise que les problèmes dus à la « proportion entre les ressources humaines et matérielles disponibles » ne leur sont pas imputables. En revanche les médecins risquent de se retrouver devant les tribunaux.

Entre temps, de plus en plus nombreuses sont les témoignages et même les documents signés pas nombre de professionnels de la santé dénonçant les maladresses de la gestion de la pandémie, l’occultation de la réelle dimension des décès et cela notamment en Lombardie région championne de la dérive néo-libériste dans la santé publique pendant plus de trente ans de gouvernements des droites.

De leur part les forces de police ne cessent pas les contrôles des gens dans la rue par des agents à pieds ainsi que par des dispositifs parmi lesquelles les drones et les contrôles des portables. Depuis le début (11 mars), ont été contrôlées 4.859.687 personnes et 2.127.419 activités commerciales. Les violations des interdictions anticontamination ont été 176.767, dont 115.738 plantes pour violation de l’article 650 du code pénal (« inobservance des mesures de l’Autorité) et 61.029 pour violations administratives, après le 26 mars en vertu du décret de loi 19/2020, qui a modifié la discipline des sanctions.

Mais ces contrôles n’empêchent pas que plus de 50% des activités économiques sont en fonction, et pas seulement celles indispensables, ce qui oblige les travailleurs à risquer d’être contaminés et de devenir contagieux.

Au cours de ces derniers jours, presque tous les médias insistent sur la nécessité de passer à la phase 2 entendue comme réouverture de toutes les activités alors que la plupart des autorités sanitaires y sont opposés. Mais on continue à dire que la pandémie diminue ce qui est assez peu crédible vu la quasi certitude que le nombre de morts effectives dépasse largement celui officiellement enregistré par les structures sanitaires qui désormais n’hospitalisent presque personne (preuve en est qu’il y a un légère diminution des patients en thérapie intensive et ceux en isolement alors qu’il y a augmentation des gens en isolement domiciliaire auxquels il faudrait ajouter tous les contaminés qui ne sont pas identifiés -selon les propos des dirigeants de la gestion nationale eux-mêmes, probablement 10 fois plus que les cas identifiés). Selon les dernières données fournies par le président de l’Insee italien seulement dans les premiers 21 jours de mars au Nord les décès ont plus que doublé par rapport à la moyenne de 2015-19. Et dans certains cas comme Bergame les décès ont presque quadruplé passant d’une moyenne de 91 cas en 2015-2019 à 398 en 2020. De même il y a des situations particulièrement alarmantes dans la province de Brescia ainsi qu’une majeure augmentation des décès des hommes et des personnes de plus de 74 ans.