De multiples débats au « Sommet des peuples » à Buenos-Aires (8-13 décembre 2017)

Christophe Aguiton

Le sommet ministériel de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de Buenos-Aires a été l’occasion de nombreuses rencontres de militants venus du monde entier, mais surtout d’Amérique Latine. Dans le contexte de la crise générale des gouvernements de gauche en Amérique du sud, ces débats se sont inscrits dans la suite de ceux qui se poursuivent depuis près de deux ans lorsque que des rencontres de ce type sont possibles, comme à Montréal, lors du FSM d’août 2016, à Buenos-Aires en septembre 2016 ou à Porto Alegre en janvier 2017.

Lors de ces différents débats des dizaines et des centaines de militants sud-américains de gauche, issus des mouvements sociaux, des syndicats, des forces politiques et des milieux académiques ont cherché à identifier les causes de ces crises et les leçons à en tirer pour les expériences à venir. A chaque fois, trois grandes questions ont été au cœur des discussions.

C’est d’abord le degré de « rupture » à envisager, tant avec les systèmes politiques et économiques nationaux qu’avec les marchés financiers ou commerciaux, ainsi qu’avec les puissances dominantes, en particulier les États-Unis. Ensuite, le modèle de développement à construire, avec les contradictions et tensions entre les politiques extractivistes, qui ont dans tous ces pays permis de financer les programmes sociaux, et les efforts nécessaires pour changer de modèle en s’appuyant sur des notions comme le « buen vivir » ou les « droits de la nature ». Et enfin les moyens d’approfondir une réelle démocratie politique et sociale alors que, trop souvent, c’est autour d’un « fuerte liderazgo » que se sont construites les expériences de gauche sur le continent.

Mais si l’on a retrouvé tous ces débats à Buenos Aires, en parallèle au sommet de l’OMC, ils se sont enrichis des réflexions sur le contexte particulier dans lequel se trouve cette région du monde. Ce contexte est celui d’une réorganisation des politiques gouvernementales avec l’arrivée de gouvernements de droite dans les deux pays clés d’Amérique du sud, le Brésil et l’Argentine, combinée avec l’ouverture d’un « grand jeu » diplomatique et commercial face à la crise de la mondialisation libérale et aux zig-zag de la politique étrangère des Etats-Unis.

Dernière précision pour situer la réunion de Buenos Aires. Si les militants latino-américains venaient de mouvements très divers, les argentins présents étaient ceux qui s’identifient comme venant de la « gauche indépendante », des intellectuels, des petits courants politiques et associatifs et des secteurs de la CTA, la centrale de gauche en Argentine, qui ne sont liés ni aux groupes trotskystes, puissants dans ce pays, ni aux courants péronistes de gauche, eux-aussi implantés et influents.

L’Argentine est connue pour l’importance de sa tradition trotskyste, avec deux organisations principales, « Partido Obrejo » (PO), particulièrement sectaire, et le PST, issu du courant moréniste, qui commence lentement à s’ouvrir à d’autres mouvements. Ils ont formé le FIT, Front de gauche et des travailleurs, qui a une réelle base sociale et obtient des résultats électoraux significatif, 7% lors des dernières élections à Buenos-Aires, par exemple. Les péronistes de gauche sont ceux qui se revendiquent des Kirchner, Nestor et Cristina, qui ont l’un après l’autre dirigé le pays jusqu’à l’élection de Macri. S’ils ont perdu les dernières élections face à la droite, ils représentent un poids militant et électoral important dans le pays.

Les politiques des nouveaux présidents, Temer au Brésil et Macri en Argentine, sont similaires. Leurs priorités sur le plan économique et social sont la poursuite des politiques extractivistes, en particulier agricoles, et la volonté de réformer à la fois le marché du travail et le système de retraite. Une spécificité argentine cependant : devant le poids de la dette publique Macri ne veut pas seulement, comme au Brésil, diminuer le coût des retraites par la baisse des prestations, mais il voudrait, en même temps, mettre la main sur les sommes accumulées dans le système de retraites. En Argentine ces politiques provoquent des réactions populaires importantes avec de fortes mobilisations syndicales sur les questions des retraites et du droit du travail mais aussi des femmes qui se mobilisent massivement ces dernières années contre les fémicides et le patriarcat ou des peuples indigènes, en particulier celle des Mapuche en Patagonie, avec une multiplication des conflits sur la terre avec les grands propriétaires fonciers.

Face à la violence de la répression du gouvernement et des latifundistes des milliers de manifestants se sont ainsi retrouvés, jeudi 7 décembre, avec les « Madres de Plaza de Mayo ». Mais si tous les secteurs sociaux se retrouvent face à la répression, l’articulation des combats sur les questions sociales et ceux contre l’extractivisme et la défense des peuples indigènes fait partie des questions en débat. L’autre caractéristique des situations brésiliennes et argentines réside dans l’utilisation de tous les moyens pour se débarrasser des dirigeants de centre-gauche des équipes antérieures. Après Lula et Rousseff, c’est maintenant le tour de Cristina Kirchner qui vient d’être accusée de « trahison à la patrie » par les autorités judiciaires pour un motif futile. Cette nervosité des élites dans ces deux pays renvoie à la fragilité de leurs bases sociales respectives. Celles-ci sont composées de couches moyennes et supérieures enragées contre les programmes sociaux des gouvernements précédents, mais les révélations qui se succèdent sur la corruption de Temer ouvrent la porte à un possible retour de Lula, ce que les élites brésiliennes veulent éviter à tout prix, et en Argentine, si Macri a gagné les dernières élections, celles qui viennent de se dérouler au Chili et qui ont vu la percée inespérée de la gauche radicale montrent à quel point les situations sont instables dans cette partie du continent.

L’autre élément de contexte, très important dans les débats de Buenos-Aires, porte sur les possibles reconfigurations des alliances dans les Amériques. Si personne n’attend rien de la réunion ministérielle de l’OMC, d’autres dossiers chauds sont sur la table. Le premier est l’accord de libre-échange entre le Mercosur et l’Union européenne que le gouvernement argentin aimerait pouvoir annoncer dans les jours qui viennent. Un accord très important, car il concerne des marchés de près d’un milliard d’habitants (le Mercosur regroupe le Brésil, l’Uruguay, le Paraguay et l’Argentine) mais aussi parce qu’il arrive dans une situation tout à fait nouvelle avec les annonces de Donald Trump et de l’administration américaine contre les accords de libre-échange. Une situation qui explique pourquoi un autre dossier chaud, qui ne sera pas discuté à Buenos-Aires mais qui est derrière toutes les discussions, porte sur NAFTA, l’accord de libre-échange entre Mexique, Etats-Unis et Canada. Signé il y a plus de vingt ans, sa mise en œuvre a profondément changé les circuits de productions et d’échanges en Amérique du Nord et sa dénonciation par Donald Trump aurait un impact considérable. La fenêtre d’opportunité est assez courte pour les Etats-Unis car il faudrait que les options soient clarifiées avant la campagne pour les élections de mid-term de 2018. Si l’administration américaine suit les positions de Donald Trump, cela ouvrirait un « grand jeu » dans lequel toutes les cartes seraient rebattues. La volonté des pays du Mercosur d’acter rapidement un accord avec l’Union Européenne en fait partie, de même que les différents accords avec la Chine ou les pays africains, mais deux autres dossiers sont en train de s’ouvrir. Il s’agit d’un possible rapprochement entre le Mercosur et l’« alliance du Pacifique » entre le Chili, le Pérou, la Colombie et le Mexique, alliance relativement récente et qui est aujourd’hui plus politique qu’économique, mais dont la nature pourrait changer en se rapprochant du Mercosur pour former un espace latino-américain puissant faisant pièce au désengagement des Etats-Unis.

L’autre dossier concerne le TPP, le « Trans-Pacific Partnership », voulu par Barak Obama pour contenir l’expansion chinoise et maintenant dénoncé par Donald Trump. Un TPP qui concerne de nombreux Etats du continent américain mais aussi d’Asie ou d’Océanie comme le Japon, la Corée du Sud ou l’Australie, qui est aujourd’hui au point mort mais qui pourrait retrouver une fonctionnalité en cas de démantèlement du NAFTA, le Canada comme le Mexique devant trouver au plus vite d’autres partenaires commerciaux.

A Buenos-Aires, les militants venus du monde entier sont tout mis d’accord pour dénoncer les accords de libre-échange qui fragilisent les droits sociaux et aggravent les crises écologiques et climatiques. Mais ces dénonciations ne veulent évidemment pas dire qu’il faille apporter le moindre soutien aux politiques populistes et xénophobes de Donald Trump qui ciblent avant tout les migrants et les réfugiés et prônent un protectionnisme qui s’appuie sur le recours massif aux charbons et autres énergies fossiles. C’est, au contraire, les actions de solidarité avec les migrants et les mesures indispensables pour lutter contre le changement climatique qui ont été au cœur des échanges pendant le contre-sommet face à l’OMC à Buenos-Aires du 11 au 13 décembre 2017.

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