Décryptage : les Kurdes au coeur du drame syrien

Didier Epstein. Entre les lignes

 

Co-auteure de l’ouvrage Burning country : au cœur de la révolution syrienne (Leila al-Shami et Robin Yassin-Kassab, éd. L’échappée, mars 2019), Leila al-Shami livre une analyse tranchée et équilibrée sur les enjeux et les non-dits de la situation au nord-est de la Syrie après l’offensive de l’armée turque et de ses milices.

La récente offensive turque sur le nord-est de la Syrie et le retrait des troupes américaines de la région déclenchent une nouvelle catastrophe humanitaire aux proportions colossales.

Ces derniers jours, plus de 130 000 Syriens ont fui pour sauver leur vie, dans une quête désespérée de sécurité. Des dizaines de civils ont été tués par des bombes turques et assassinés par des milices alliées des Turcs. Dans le chaos, les prisonniers de l’État islamique se sont évadés des camps de détention et sont maintenant dans la nature – beaucoup d’entre eux, y compris des enfants, sont des étrangers, ressortissants d’États qui ont refusé de les prendre sous leur responsabilité.

L’invasion turque a reçu le feu vert de Trump (et probablement de la Russie) et a vu les États-Unis abandonner leurs alliés, les Forces démocratiques syriennes (FDS, dominées par des milices kurdes), avec lesquelles ils s’étaient associés dans la guerre pour détruire l’État islamique. Ce n’est pas la première fois que les États-Unis abandonnent leurs alliés en Syrie, et il est peu probable que cette trahison tombe facilement dans l’oubli pour ceux qui en subiront les conséquences.

L’opération de la Turquie a deux objectifs. Elle espère, d’une part, écraser l’autonomie kurde dans le nord, dont une grande partie est sous le contrôle du PYD (Parti de l’union démocratique) kurde depuis 2012, un groupe lié au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), considéré par l’État turc comme un ennemi intérieur ; et, d’autre part, établir une zone tampon pour le retour des réfugiés syriens confrontés à une hostilité et une xénophobie croissantes en Turquie. Étant donné qu’un grand nombre de réfugiés sont des Arabes et seraient renvoyés dans une région où résident de nombreuses minorités – kurdes et autres –, une telle décision entraînerait probablement d’autres bouleversements démographiques, qui constituent désormais un élément clé de la tragédie syrienne. Les groupes rebelles syriens alliés à la Turquie luttent donc pour un agenda turc qui ne ressemble en rien à la révolution syrienne pour la liberté et la dignité qui a commencé il y a huit ans.

Les habitants de la région ont de bonnes raisons de craindre une occupation turque. La ville à majorité kurde d’Afrin, qui est tombée aux mains de la Turquie et des forces alliées l’année dernière, crée un précédent terrifiant. De nombreux civils ont été déplacés et empêchés de rentrer chez eux, et leurs biens abandonnés ont fait l’objet de pillages généralisés. Il y a eu aussi des arrestations, des viols et des assassinats.

Compte tenu des craintes des Kurdes syriens face au nettoyage ethnique des forces turques et de l’absence d’alliés disposés à les défendre, le PYD n’a pas eu d’autre choix que de négocier un retour du régime, mettant fin à une expérience d’autonomie kurde qui avait permis à la population de réaliser d’importantes avancées dans de nombreux droits que le régime panarabiste leur avait longtemps déniés. Ce n’était probablement qu’une question de temps. Lorsque le régime a cédé le pouvoir au PYD, il avait probablement calculé trois éléments : 1) que ce transfert de pouvoir empêcherait les Kurdes de combattre le régime, permettant au régime de concentrer ses ressources militaires ailleurs ; 2) qu’il fragmenterait et affaiblirait ainsi l’opposition syrienne à Assad à la faveur des divisions confessionnelles ; 3) et que si le PYD devenait trop puissant, la Turquie interviendrait pour empêcher son expansion, permettant au régime de reprendre le pouvoir.

Selon certaines informations, l’accord négocié entre le régime et les FDS dominés par le PYD comprend une garantie des droits et de l’autonomie totale des Kurdes. Pourtant, il semble peu probable que le régime reconnaisse un jour l’autonomie kurde, comme il l’a signifié clairement à plusieurs reprises dans des déclarations publiques.

Ailleurs en Syrie, toutes les promesses faites par le régime dans les accords de « réconciliation » ne valent même pas le papier sur lequel elles ont été écrites. Les opposants au régime, tant arabes que kurdes, risquent aujourd’hui d’être arrêtés et détenus avec la mort sous la torture comme seule issue possible. Les combattants des FDS ne sont pas non plus en sécurité. Il y a quelques jours, le vice-ministre syrien des Affaires étrangères Faisal Mekdad a déclaré qu’ils avaient « trahi leur pays et commis des crimes contre lui ».

Alors que de nombreux Kurdes, abandonnés par les États-Unis, peuvent se sentir plus en sécurité sous Assad que sous domination turque, certains civils arabes vivants dans des zones contrôlées par les FDS telles que Deir ez-Zor et Raqqa craignent une reconquête par le régime et ses milices iraniennes en premier lieu, et se sentent plus en sécurité sous protection turque. Les Syriens sont désespérés tant leur dépendance vis-à-vis des puissances étrangères pour leur survie est grande. Des journalistes étrangers également menacés par le régime ont fui la Syrie, laissant les atrocités se dérouler hors de la vue des médias internationaux.

Les décisions qui sont prises aujourd’hui sont autant de manœuvres des puissances étrangères, et ce sont les civils syriens qui en paient le prix. Les luttes de pouvoir actuelles entre les États instrumentalisent les divisions ethniques, ce qui conduit à un sectarisme accru qui accablera probablement la Syrie dans un avenir proche. Le refus d’Assad de démissionner lorsque les Syriens l’ont exigé est à l’origine de ce bain de sang, avec l’échec répété de la communauté internationale à protéger les Syriens des massacres et l’incapacité des dirigeants de l’opposition, à la fois arabe et kurde, à mettre de côté leurs propres intérêts pour promouvoir l’unité et se débarrasser du pouvoir autoritaire. Un par un, dans tout le pays, le régime a écrasé toute expérience démocratique autonome, et la communauté internationale semble disposée à normaliser ses relations avec un régime qui s’est maintenu au pouvoir en déclenchant un massacre de masse. Ce qui se passe aujourd’hui est un désastre non seulement pour les Kurdes, mais pour tous les Syriens libres.

Une fois de plus, la situation en Syrie a mis en évidence la faillite morale de segments de la gauche entière. Nombre de ceux qui protestent contre l’assaut de la Turquie sur le nord-est de la Syrie n’ont pas réussi à se mobiliser pour condamner l’assaut continu de la Russie et du régime contre Idleb où trois millions de civils vivent dans la terreur quotidienne. En fait, ils ne se sont pas rendus compte que pendant des années, les Syriens ont été massacrés par des bombes, des armes chimiques et la torture à l’échelle industrielle. Certains de ceux qui réclament une zone d’interdiction de vol pour mettre à l’abri les civils kurdes des bombardements aériens avaient auparavant calomnié les Syriens, les traitant de bellicistes et des agents de l’impérialisme, alors que ceux-là réclamaient une protection similaire. Une fois de plus, la solidarité semble dépendre non pas de l’indignation contre les crimes de guerre, mais de l’identité de l’auteur et de la victime. Les vies syriennes sont sacrifiables dans la bataille des grands récits et des grands schémas idéologiques.

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