Derrière la crise du coronavirus

Entre tien avec Guillaume Lachenal,  professeur d’histoire des sciences à Sciences Po et Laurent-Henri Vignaud  maître de conférences en histoire des sciences à l’Université de Bourgogne, Propos recueillis par Loïc Le Clerc, Regards 15 février 2020

En tant qu’historien, comment regardez-vous cette crise du coronavirus ?

Guillaume Lachenal. C’est, de toute évidence, un événement exceptionnel et inédit, notamment par l’échelle de l’épidémie, par l’ampleur des mesures de quarantaine ou par l’interruption du trafic aérien. La vie normale est suspendue. Il demeure encore beaucoup d’incertitude sur la manière dont se transmet le virus. On sait juste qu’il se transmet assez facilement, mais on n’a pas d’idées claires sur le moment à partir duquel les patients sont contagieux. Quand on voit l’échelle atteinte en Chine, il est assez rationnel d’avoir une approche précautionneuse. On est obligé de faire des choix politiques dans l’incertitude. Quand on paralyse un système de santé à cause de gens qui toussent et qui ont besoin de réanimation, il y a un effet de ricochets sur les autres malades, les autres patients, les personnes vulnérables. Ça coûte cher en vies humaines, indirectement. Après, que ça tue plus ou moins que la grippe saisonnière, ce n’est pas une remarque très pertinente. Le principal effet préoccupant, au-delà des chiffres, c’est que c’est une épidémie qui perturbe profondément le fonctionnement du système de santé chinois et la société chinoise dans son ensemble. C’est un fait.

Laurent-Henri Vignaud. La différence avec les crises passées, c’est la capacité d’une épidémie à devenir une pandémie en l’espace de quelques jours, là où il aurait fallu des années pour qu’une épidémie se transmette d’un continent à l’autre. C’est lié à la situation actuelle des transports. Inversement, on a des moyens plus sophistiqués en terme d’isolement, de stérilisation et de protection. Le fait que l’épidémie se déroule en Chine est une particularité supplémentaire, avec des mesures extrêmement coercitives qu’il serait difficile à mettre en œuvre dans un pays démocratique. Le dernier cordon sanitaire en France, c’est 1720, autour de la peste à Marseille. Plus récemment, il y a eu une campagne de vaccination contre la polio organisée par l’OMS dans les années 50 dans les pays d’Europe de l’Est. La médecin américaine en charge de cette campagne écrit dans son rapport final que « les structures d’État soviétique sont particulièrement adaptées au combat contre les épidémies », en raison du caractère autoritaire de ces régimes.

Comment jugez-vous la gestion de cette crise, tant de la part des autorités chinoises que de la gouvernance mondiale en matière de santé ?

Laurent-Henri Vignaud. Ce qui est intéressant, c’est de se retrouver dans une situation de danger épidémique où il n’y a pas de vaccin. Les mesures prises par le gouvernement chinois ressemblent à celles qui sont connues jusqu’au 18ème siècle : le cordon sanitaire, l’isolement des malades, la mise en quarantaine et les mesures strictes concernant les déplacements des personnes et des biens. Jusqu’à l’invention du vaccin au 18ème siècle, on n’avait pas d’autres moyens pour combattre les épidémies. C’est la situation que nos contemporains sont en train de vivre, même si les moyens modernes sont nettement plus efficients et efficaces. Mais ces moyens restent limités. On voit bien que l’épidémie est largement circonscrite à la Chine, même si à l’intérieur du pays ils n’arrivent pas vraiment à maîtriser la circulation du virus. Par ailleurs, l’institut Pasteur annonce de façon très optimiste des premiers tests d’un vaccin à l’automne. Il y a fort à parier qu’à cette date-là, l’épidémie sera éteinte. De toute façon, ce ne sera pas une recherche vaine puisque si on arrive à travailler sur ce type de virus, peut-être qu’au prochain coup on arrivera à mettre au point un vaccin plus rapidement.

Guillaume Lachenal. L’OMS a énormément appris des crises précédentes (grippe H1N1, Sras et Ebola). Il y a un vrai capital de techniques de surveillance et une transparence accrue dans la prise de décision. De ce point de vue-là, l’épidémie est très bien suivie, et puis l’OMS a un leadership qui est à la hauteur. La nouveauté, c’est que l’OMS a pour vis-à-vis un pays très puissant, qui contrôle beaucoup l’information. On est à un moment où il est difficile de faire la leçon à quiconque.

Quel est l’impact de la mondialisation sur cette épidémie ?

Guillaume Lachenal. Un des effets potentiels de cette crise, c’est une disruption économique qui se fait déjà sentir. Le virus révèle le degré d’interdépendance matériel entre le monde et la Chine, mais elle révèle aussi une mondialisation par le haut. Il n’est pas question ici de ce qui panique les droites extrêmes – les migrants –, le virus est transmis par les bateaux de croisière, les réunions de travail internationales, par les cadres. Ce sont ces mobilités par le haut qui mondialisent l’épidémie, et non pas les pauvres qui marchent dans la neige de la vallée de la Roya. Ça n’empêche pas des réactions stupides et xénophobes, mais c’est la mondialisation « désirable » qui pose-là un problème. Quand on regarde les cas sur les autres continents, c’est le tourisme de masse et le business qui sont responsables. Et paradoxalement, l’isolement relatif des pays africains – marginaux dans les flux de passagers et de marchandises à l’échelle mondiale – semble les protéger pour l’instant.

En effet, lorsqu’on regarde la carte du coronavirus, on constate qu’il n’y a pas un seul cas en Afrique et en Amérique latine. Qu’en dites-vous ?

Laurent-Henri Vignaud. C’est une donnée totalement aberrante, notamment pour l’Afrique où les Chinois sont très présents. Il y aurait des cas, mais ceux-ci ne seraient pas identifiés. Si c’est vrai, ça peut être une bombe à retardement étant donné la très grande contagiosité de ce virus. Il faut attendre d’en savoir plus, mais ce serait étonnant que ces deux continents soient épargnés. Ou alors il faut croire que les Chinois ont réussi à bloquer les frontières de manière très efficace.

Historiquement, la science a-t-elle toujours gagné sur la maladie ?

Guillaume Lachenal. Non, la médecine est souvent impuissante – l’histoire des épidémies nous l’apprend, de la peste au choléra en passant par la grippe « espagnole » de 1918. Ces épidémies se résolvent aussi d’elles-mêmes. Les innovations thérapeutiques sont des aspects presque secondaires dans la dynamique des épidémies, par rapport aux conditions sociales et politiques qui les provoquent – et qui parfois permettent de les résoudre. L’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest n’a pas été vaincue par un vaccin, mais d’abord par la dynamique propre de l’épidémie. S’arrêter, c’est le destin de toutes épidémies, quand il n’y a plus de population susceptible d’être infectée ou que les conditions ont changé. Au moment d’Ebola, en Afrique de l’Ouest comme récemment en RDC, les comportements ont changé, les communautés ont appris à isoler les malades, à traiter différemment les corps des personnes décédées. Ce n’est pas un triomphe de la science, c’est plutôt une petite victoire des sociétés humaines, de leur capacité à s’adapter, et souvent dans la douleur.