Derrière la décroissance

Maude Prud’homme (une version de ce texte a été publiée dans le numéro 14 des Nouveaux Cahiers du socialisme (automne 2015). Maude est intervenue dans la conférence La Grande Transition le 19 mai 2018.

Il est commun de considérer le pour et le contre comme des catégories distinctes. La construction d’alternatives s’inscrirait dans le camp des pour, plus sympathique : du bon bord. Le contre, c’est plus compliqué, mais généralement on reproche facilement aux opposantes et aux opposants d’être inappropriés dans leurs démarches en terrain terriblement hostile. Ces pôles sont pourtant plus complexes à identifier dans la réalité, et les perspectives de décroissance qui s’incarneront dans le réel doivent en prendre acte.

Originaire des milieux écologistes radicaux, j’ai fréquenté avec curiosité des mouvements de gauche : des milieux féministes, écologistes divers, ouvriers, étudiants. Je m’en suis nourrie, inspirée, mais j’y ai souvent ressenti un malaise à voir la croissance, le salariat, la propriété privée, l’individualisme finement dénoncés dans le discours, mais presque toujours subis néanmoins concrètement, voire reproduits. Les caractéristiques des systèmes d’oppression que nous souhaitons combattre ou dont on veut s’extirper tissent malgré tout le quotidien des militantes et des militants, avec le temps que ça implique pour y obéir. J’éprouve de la peine et de la colère à voir des amiEs subir des humiliations et des attaques réelles à leur dignité et à leur santé jour après jour. Les dispositifs d’exploitation, destructeurs, policés et oppressants sont totalitaires à un tel point que leur absence constitue une exception, un « exotisme », un havre qui donne le souffle pour endurer le reste et parfois pour le combattre. Ça peut être un collectif de réparation de vélo, un club de lecture radical, un groupe d’affinités informel fondé sur le respect et l’entraide. Ces initiatives sont magnifiques et nécessaires. Le reste de nos vies est dilapidé, gaspillé pour payer des hypothèques (souvent celle des autres). Dans ce contexte, et vu les contraintes quotidiennes de la plupart des gens, je comprends très bien les luttes pour l’obtention de meilleures conditions pour la vie de chaque jour. Disposer de plus de dignité, c’est toujours mieux, surtout en cette ère d’attaques austères. Tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé, alors autant leur reprendre ce que l’on peut ! Certes…

Cependant, et cela étant reconnu, plusieurs ont toujours envie de tenter l’aventure de « la rupture » (rompre avec ce vilain monde). Ce n’est pas la première fois, et plusieurs peuples maintiennent de leur mieux ces aspirations de rupture d’avec la civilisation dominante. La traduction de cet élan en mouvement, à la fois de désertion et d’invitation à se réinventer-réapproprier la vie, se poursuit et se renouvelle dans quelques projets par les temps qui courent.

Je partage ce genre de démarche teintée d’un esprit de préfiguration, d’expérimentation. Nous choisissons en effet de cultiver les ruptures à travers la construction d’une autonomie, d’une résilience collective nécessaires pour des transformations profondes qui changent déjà les réalités concrètes, des flux alimentaires à la chimie des océans. Nous choisissons de cultiver ces ruptures dans une perspective de partage. Nous ne croyons pas que les élites se soucieront de notre sort dans les tempêtes : c’est un phénomène inconnu de l’histoire des civilisations.

Face à la possibilité réelle de rareté d’éléments fondamentaux, comme l’eau, on comprend les réactions comme le survivalisme qui incite à se doter de réserves personnelles ou familiales. La dimension collective de la simplicité volontaire que constitue à bien des égards la décroissance a le mérite de faire de la démarche un projet social et économique plus collectif, voire de s’opposer au capitalisme.

Ceci dit, le processus d’émergence d’une société écologique, juste et solidaire est long. Les processus, on le sait, ne sont pas linéaires et nous avons acquis de mauvais plis. Les habitudes liées aux privilèges sont bien ancrées. Les transformations de l’organisation sociale, économique et technologique sont désorientantes, surtout au début, alors qu’il faut apprivoiser de nouveaux repères et qu’il faut admettre qu’on porte en nous beaucoup de ce que l’on voudrait voir disparaître. Le ménage intérieur s’impose : du colonialisme au patriarcat en passant par le capacitisme2, le racisme, jusqu’au petit « je m’en fous-isme » quotidien. Le partage, par exemple, représente un grand défi pour des personnes issues de générations fondées sur l’individualisme. En fait, l’entraide est une clé de la décroissance conviviale et cela exige de croire que les autres aussi adopteront cette posture. La construction d’un rapport de confiance est l’un des plus grands défis de l’action collective. Une solide confiance collective est une clé pour de nombreuses initiatives, outre la construction de collectivités. Elle est une clé pour tout projet audacieux d’envergure, et elle exige moult remodelages de nos comportements. Elle suppose des erreurs, elle exige des reprises, de la vulnérabilité, de la persistance. Elle est préalable à certaines expériences, je crois, mais elle ne se construit que dans l’action malgré tout… Bref, faire de nous des êtres capables d’incarner leurs idéaux implique un grand travail sur soi, et une certaine humilité nous force à admettre que cela exige un certain temps. Nous reviendrons à cette question décisive du temps.

Nous sommes donc effectivement engagés dans la construction d’un prototype de résilience capable de nourrir des imaginaires culturels, alimentaires, politiques, sociaux, énergétiques et architecturaux. Si nous évoquons la décroissance comme mode de vie souhaitable, c’est par souci de parvenir à une richesse authentique, enracinée dans des relations respectueuses du monde auquel nous appartenons. Cette richesse d’expérience fait appel à la capacité de gratitude, à la volonté de partage, mais exige aussi la mise sur pied de certaines infrastructures permettant de remplir les besoins culturels et physiologiques des individus impliqués dans ces transformations. Ces pratiques et ces infrastructures ont besoin de croître… et cela n’est pas désigné par le simple mot décroissance. Ce n’est pas dramatique, mais c’est agaçant. Je suis d’avis que le mouvement de décroissance pourrait jouer un rôle plus éclairant en s’écartant un peu de la doctrine du moins pour aborder de front les enjeux liés aux infrastructures et aux pratiques nécessaires à des vies dignes et solidaires. Par exemple, il faudrait plus de serres, plus de transport collectif, plus d’échanges non matériels, plus de formes économiques non capitalistes. Combien exactement ? Mobilisant quel matériau ? Qui pourrait procéder à la mise en oeuvre et comment ?

Il est somme toute impératif d’être en mesure d’émettre des propositions solides à cet égard, qui ne soient pas issues du capitalisme vert, mais d’une éthique beaucoup plus solidaire et mûrie au sein des milieux de la transition, mais aussi d’autres mouvements sociaux, et enracinées dans les réalités locales (climatiques, géographiques, historiques, etc.). C’est essentiel pour inspirer un changement de cap, et la défense des conditions de vie sur le terrain laisse malheureusement moins de temps à la fine élaboration de telles perspectives, bien qu’elle démontre leur pertinence sur le terrain.

Ce qui nous amène à un aspect plus fondamental : toutes ces propositions de transition présentent des éléments communs. Prenons un exemple: l’eau potable. De ce côté, ça se corse parce que les processus industriels qui l’affectent sont à nos portes avec leurs « risques » et leurs corollaires implacables. La soif sévit sur la planète, mais elle est souvent traitée comme le problème des « autres ». Pauvres elles-eux autres ! Et effectivement, plusieurs, voire la vaste majorité d’entre nous, ne connaissons ce problème que dans sa forme conceptuelle, abstraite, faute de l’avoir vécu. Mais là, ça y est, ça nous concerne aussi et nous devons agir avant qu’il ne soit trop tard. Nous vivons à une époque aux airs apocalyptiques et le totalitarisme des infrastructures qui se mettent en place au nom du progrès ne peut plus être toléré : il doit être démantelé, et ce, avant l’irréparable.

Pour pouvoir continuer de défendre des possibilités de vie saine, digne et enracinée, nous devons donc avoir non seulement de la cohérence, mais aussi la force d’opposer des refus, cette capacité de dire non que nous avons oubliée dans la conciliation prônée dans la nouvelle gouvernance. Cette force nécessaire appelle à des convergences choisies.

Quel est, dans ce contexte, le rôle d’une communauté de construction de résilience ? Élaborer des initiatives de transition ? Il faut se rappeler que nous partageons le même monde matériel que les multinationales, pour le meilleur et surtout pour le pire en ce moment. Le pire parce que ça nous sape les possibles, pour le meilleur parce que ça nous force à éviter le piège de la bulle et nous ramène à une éthique de solidarité, à ne laisser personne derrière – du moins j’ose espérer. La communauté solidaire peut jouer un rôle de soutien concret pour contourner au maximum les exigences du capital en termes de rapports marchands, pour remplir les besoins de base en prônant des pratiques d’entraide concrète, permettant de libérer du temps. Ce serait déjà ça. Mais encore ? On peut penser à moult choses que nous découvrons au fil des luttes et de la persévérance de l’expérimentation collective, erreurs comprises.

Quels rôles, plus précisément, peut jouer le mouvement de la décroissance ? Il contribue certes au discours qui critique le système économique capitaliste ambiant, brisant l’hégémonie de la théorie économique. Comportant la dimension affirmative d’un NON, la défense instinctive de l’intégrité de soi requiert parfois une diversité de moyens pour être effective. Loin de moi l’intention de hiérarchiser les luttes, mais il faut admettre que nous faisons face à un défi de rythmes. Les rythmes heurtés et hésitants liés à la construction des infrastructures et des savoirs différents des pouvoirs en place alternant avec le rythme linéaire auquel la destruction avance, ruinant inexorablement les conditions de vie existantes. Littéralement. Il faudrait passer à la conjugaison des luttes.

Le mouvement de décroissance pourrait par exemple assumer ses corollaires et se porter à la défense de celles et ceux qui sont réduits à des opposantes et à des opposants. Il pourrait affirmer (fort là !) cette conjugaison du pour et du contre dans la défense des conditions nécessaires pour que des choix réjouissants soient encore possibles. Nous nous rejoignons déjà dans les intentions, à travers des amitiés, mais pas tellement en tant que mouvements à mon humble connaissance. Les démarches de transition et de décroissance sont fascinantes et nécessaires, mais contextuellement insuffisantes. Pour que les « alternatives » et les « résistances » soient effectivement les facettes d’un vaste tout, nous devrons apprivoiser nos profondeurs respectives, nos radicalités (si on se rejoignait par là ?), et agir en conséquence : les valeurs qui sont associées à ce type de processus, de réorganisation à la fois offensive et de construction, sont déterminantes. Et si on partageait réellement des espaces et du temps judicieusement choisis dans des lieux qui freinent effectivement le cours des choses, qui agressent nos vies et nos idéaux ?

Un séminaire-occupation ?

Une des clés est peut-être la déconstruction, concept présent dans le processus de décolonisation, mais qui pourrait l’être aussi dans celui du « décrochage » par rapport à la société marchande. La déconstruction implique le risque de se voir transforméE, de s’ouvrir à de nouvelles possibilités en se défaisant de barrières psychologiques et de recourir à certaines alliances tactiques, voire stratégiques. Nous rendrons-nous collectivement à la décolonisation ? À l’internationalisme ? Je propose que nous en fassions une partie intégrante des luttes pour la défense des conditions de vie et des propositions de décroissance.

Dans les organisations de défense des conditions de vie, on a besoin de tellement de forces. On a besoin de ressources alimentaires, de pédagogues, de volontaires pour des actions audacieuses, de gens pour faciliter des processus collectifs, d’artistes qui écoutent les murmures des mouvements pour les nourrir et les porter. On a besoin que celles et ceux qui veulent changer de cap s’activent dans la défense des conditions de vie. La construction de la confiance, la prise de décision collective et son déploiement par des comportements respectueux des engagements, sont au coeur des défis pressants qui nous sont posés et ils ne sont possibles que par la multiplication des expériences communes. Dans un ballet de complémentarité, les liens de confiance tissés dans la lutte peuvent contribuer aux trames de l’entraide et de la solidarité qui sont au coeur des transitions nécessaires. Et l’inverse !

C’est exigeant, c’est fascinant. C’est dans l’air du temps si on observe attentivement.

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