Égypte : corps des femmes, dernier bastion de révolte

Dalia Chams, Orient XXl, 21 septembre 2020
Entre avril et mai 2020, cinq jeunes filles égyptiennes ont été arrêtées et condamnées au nom des « valeurs familiales », après avoir diffusé des vidéos où elles chantaient et dansaient sur l’application Tik Tok. Plusieurs femmes se sont, par solidarité, mises en scène dans des vidéos similaires sur les réseaux sociaux, transformant la danse orientale en un moyen de protestation, contre le conservatisme et l’oppression. Dans une période où de plus en plus de victimes d’agressions sexuelles tentent de se faire entendre.

Les cheveux détachés, en pantalon et bustier ou en robe décolletée, elles ont posté des vidéos sur Facebook où elles pratiquent la danse orientale chez elles, sur fond de chansons égyptiennes, sous le hashtag en arabe traduisible par « avec la permission de la famille égyptienne ». Il est devenu le slogan d’une campagne appelant à libérer cinq jeunes « tiktokeuses » très suivies, arrêtées pour avoir mis en ligne des vidéos où elles dansaient et chantaient en playback sur des chansons à succès, vidéos jugées indécentes par les autorités. Traduites en justice, elles ont été condamnées en juillet 2020 à deux ans de prison et 300 000 livres égyptiennes (environ 16 000 euros) d’amende, pour « promotion de la prostitution », « incitation à la débauche » et « violation des principes de la famille égyptienne ». Deux d’entre elles, Haneen Hossam et Mawada Al-Adham, respectivement âgées de 20 et 22 ans, condamnées en première instance, ont vu leur procès en appel reporté au 13 octobre 2020.

C’est ainsi que la danse orientale est devenue un moyen de protestation, et le corps un espace de révolte. Dans l’espoir de l’affranchir de tous les assujettissements sociaux, affectifs, idéologiques et politiques, ces femmes — dont certaines comme Haneen Hossam sont voilées — ont misé sur cette force libératrice qu’est la danse orientale, et qui concentre toutes les contradictions de la société. Une danse qui se caractérise par sa duplicité, capable de renvoyer l’image stéréotypée de la femme comme objet sexuel, mais aussi de valoriser le corps et de le débarrasser de ses inhibitions. On admire la joie de vivre, l’audace et le franc-parler des almées mises en scène dans les vieux films égyptiens. Mais on témoigne réserve, voire hostilité, à celles qui pratiquent cet art aujourd’hui. La morale sociale en limite aujourd’hui l’exercice. D’où le nombre décroissant des danseuses égyptiennes professionnelles, qui contraste avec la multiplication des cours privés et collectifs, dans des salles de sport où des femmes ordinaires apprennent les règles de cet art dont elles se disent les héritières. Il y a eu même des fatwas récentes encourageant les épouses à danser pour leurs maris, afin qu’ils n’aillent pas voir ailleurs.

D’un autre côté, des chercheuses égyptiennes, dont Bigad Salama, Noha Rochdi, Chaza Yéhia, ou Sahar Hélali se sont depuis peu réapproprié le rapport mitigé entre danse orientale et corps féminin comme objet d’étude académique. Plusieurs ouvrages et études ont été récemment publiés à ce sujet qui, jusque-là, étaient principalement un terrain d’étude pour auteurs européens.

UN HÉRITAGE NAGUÈRE GLORIEUX

C’est donc beaucoup plus qu’une question de strass et de paillettes. L’histoire de la danse orientale est en effet étroitement liée aux changements sociopolitiques qu’a connus l’Égypte, notamment avec l’évolution des mœurs amorcée à la fin du XIXe siècle. Celle-ci a favorisé, selon l’écrivain Naguib Mahfouz1, la reconnaissance de la danse professionnelle qui a fleuri dans les music-halls et les cabarets du centre-ville cairote moderne. Dès les années 1920, dans une structure de spectacles à l’européenne, le solo féminin s’est confirmé et a adopté les principales caractéristiques que nous lui connaissons actuellement. Les profils de toutes les professionnelles de la fête à qui l’on doit la gloire de la danse orientale étaient ceux de femmes particulièrement rebelles, issues de milieux modestes, qui ont pu sortir de la marginalisation, gravir l’échelle sociale et devenir des personnalités influentes sur le plan artistique et parfois politique.

Peu de temps après, c’était au tour d’une autre femme à poigne, la Syro-Libanaise Badiâa Massabni, arrivée en Égypte en 1920, de percer. Celle-ci a su répondre à la demande de la riche bourgeoisie cairote de l’époque et a inauguré son cabaret, le Casino Badiaa, qui a fait office d’une véritable académie artistique en accueillant tous les chanteurs et danseuses en herbe, lesquelles n’ont pas tardé à devenir des stars de cinéma comme Tahia Carioca et Samia Gamal. Ces dernières ont respectivement débuté leur carrière en 1937 et 1940. Avec Naïma Akef et d’autres noms, elles ont révolutionné le style de la danse orientale, en l’agrémentant de formes académiques occidentales, afin de mieux maîtriser l’espace scénique et intégrer de nouveaux pas. Elles ont également joué dans des comédies musicales filmées à succès entre 1940 et 1960, durant l’âge d’or de la danse orientale en Égypte.

Tahia Carioca, à qui le penseur palestinien Edward Said a consacré une brillante élégie en 1990 dans la London Review of Books, était une grande figure de la danse orientale, mais aussi une comédienne et une militante politique, membre du Mouvement démocratique pour la libération nationale (Al-Haraka Al-Democratiya li-Taharour Al-Watany, Hadeto), principale organisation communiste égyptienne entre 1947 et 1954. Said écrivait :

La vie et la mort de Tahia symbolisent l’incroyable volume de tout ce qui, dans notre région du monde, n’a tout simplement jamais été ni enregistré ni préservé […] Elle semble incarner cette vie poussée au-delà des limites.

Justement, Tahia Carioca a été témoin des changements de la société égyptienne, jusqu’à sa mort en 1999 à l’âge de 84 ans. Elle a vu la fin de Casino Badiaa, brûlé durant l’incendie du Caire en janvier 1952, mais aussi l’interdiction de la diffusion des clips de danse orientale à la télévision dans les années 1970 à la demande de l’Assemblée du peuple, puis la montée progressive du conservatisme religieux, sous l’influence des régimes autoritaires successifs et des monarchies du Golfe, jusqu’au déclin de la danse orientale, à partir des années 1980. Quelques années avant sa mort, Tahia Carioca a porté le voile, mais elle a maintenu sa réputation d’artiste au franc-parler. Si aujourd’hui on tournait un feuilleton ou un film sur sa vie, quelle image choisirait-on ? Celle de la femme repentie, fervente musulmane de ses dernières années, ou bien celle de la femme libre des conventions sociales, avec ses 14 maris et ses engagements politiques, qui lui ont valu plusieurs séjours en prison ?

LES DEUX POIDS, DEUX MESURES DU POUVOIR

Aujourd’hui, toutes ces jeunes femmes qui ont posté des vidéos où elles dansent se réfèrent en quelque sorte aux épisodes de cette longue histoire, en usant de leur outil technologique qui dérange, dans un pays qui compte environ 40 millions d’utilisateurs d’Internet. Elles soulèvent également par cette protestation plusieurs questions : pourquoi les filles de TikTok ont-elles été incriminées, alors que d’autres, qui se sont filmées en bikini ou tenues légères, dansant sur les plages de luxe à Aïn Sokhna ou sur la côte nord du pays bénéficient d’impunité ? Pourquoi les femmes qui dansaient devant les urnes lors des rendez-vous électoraux de ces dernières années étaient-elles bien vues, y compris celles qui ôtaient leur voile dans la rue en se déhanchant ? Pourquoi, durant le sit-in organisé en 2013 devant le ministère de la culture contre l’islamisation opérée par les Frères musulmans, a-t-on considéré la danse comme un signe positif du dynamisme de la société alors qu’on la condamne aujourd’hui ? Ces multiples interrogations ont été largement relayées sur la Toile pendant les derniers mois, et trouvent sans doute leur réponse dans une logique de deux poids deux mesures opérée par le pouvoir, dont la répression ne vise que certaines catégories sociales.

Les vedettes de TikTok ont probablement voulu, un peu à l’image des anciennes stars de la danse, se servir de l’application en vogue comme moyen d’ascension sociale, animées par le désir de sortir de l’anonymat et de se divertir durant la période de confinement. Certaines d’entre elles sont des « influenceuses » suivies par un ou deux millions de personnes sur Instagram ou Facebook. Elles appartiennent à des milieux défavorisés et ont voulu utiliser Internet pour se créer des opportunités et se faire remarquer, rien que par leur façon ostentatoire de s’habiller, y compris pour une jeune fille voilée comme Haneen Hossam.

UN AUTORITARISME MORAL

Les « tiktokeuses » ont été punies pour avoir essayé d’ébranler l’ordre social établi. C’est là aussi que l’on ressent une fois de plus la menace que représentent les nouvelles technologies pour une société conservatrice et un pouvoir qui l’est tout autant. Les autorités cherchent donc à les contrôler et à les diaboliser, de manière à justifier les mesures drastiques prises contre les activistes, conformément à la loi controversée de « lutte contre la cybercriminalité » promulguée en 2018. Pour ce faire, elles utilisent un arsenal de lois désuètes, aux énoncés assez flous, comme celles relatives aux mœurs.

L’espace virtuel étant un prolongement de l’espace public, il s’avère primordial de le verrouiller. Rien n’est alors plus simple que de tirer sur la corde sensible des us et coutumes, dans une société qui a été la proie d’une islamisation par le bas depuis plusieurs années. L’exemple d’un concours de danse orientale organisé en 2014 par une chaîne de télévision privée est assez révélateur : plusieurs voix, dont celles de juristes et de religieux, ont appelé à son interdiction, alors que cette émission en prime time avait attiré 27 candidates de par le monde et plusieurs sponsors.

Des journalistes et intellectuels ont rejeté cette interdiction, comme la critique Magda Maurice qui s’est interrogée à l’époque dans le journal de gauche Al-Ahali  :

A-t-on fait partir les Frères pour avoir toujours la peur qui pend au-dessus de nos têtes, comme une épée de Damoclès? Les autorités égyptiennes vont-elles continuer à tenir de telles positions rigoristes, par crainte d’être accusées de laxisme ?

D’autres ont évoqué une volonté de l’État de « flirter » avec les forces conservatrices et de couper l’herbe sous les pieds des islamistes, actualisant le lien entre autoritarisme et conservatisme moral et religieux. Un autoritarisme « moralisateur », qui essaye de contrôler la population par le biais des mœurs, en jouant sur le registre du bien et du mal. Derrière ce débat se cache donc un paternalisme d’État et le désir de restaurer son rôle en tant que seul dépositaire des us et coutumes.

FÉMINISME D’ÉTAT ET PRESSION DES RÉSEAUX SOCIAUX

Depuis l’élection présidentielle de 2014, certains analystes soulignent la montée d’un nouveau discours de féminisme d’État visant à instrumentaliser l’image et la cause des femmes, en cette période de vive polarisation politique et identitaire, après l’éviction des Frères musulmans. Les images d’Égyptiennes dansant devant les bureaux de vote ou exprimant dans des vidéos leur soutien à leur candidat favori, Abdel Fattah Al-Sissi, en font partie.

Cependant, la mobilisation des femmes depuis 2011 a mis à mal cette récupération qui n’est pas l’apanage de Sissi. Des initiatives comme celles des femmes qui dansent « avec la permission de la famille égyptienne », ou de celles qui ne taisent plus leurs témoignages sur le harcèlement sexuel dans le sillage du # Metoo, affichant l’identité de leurs agresseurs sur les réseaux sociaux, ébranlent les représentations patriarcales et introduisent le concept de « politique du corps » (body politics), comme le réitèrent les analyses de certains académiciens égyptiens, dont la politologue Hind Ahmad Zaki ou le sociologue Saïd Sadek.

Récemment, ce nouvel activisme a entraîné des changements dans le discours gouvernemental, poussant l’État à reconnaître l’ampleur du phénomène de harcèlement sexuel et des violences contre les femmes. Les autorités ont même été parfois contraintes d’agir, sous la pression des réseaux sociaux. Le 1er juillet 2020, un compte sur Instagram intitulé « Assault Police » (police du harcèlement), suivi par 170 000 personnes, a partagé les détails d’un viol sexuel commis en 2014 au Fairmont, un hôtel de luxe au Caire, par sept jeunes hommes qui appartiennent à des familles riches et influentes. Après avoir fait la fête avec des amis, la victime a été droguée puis conduite dans l’une des chambres de l’hôtel où elle aurait été violée collectivement par les sept accusés. Depuis, les témoignages se sont succédé, et les internautes se sont réapproprié le hashtag #Meetoo. Le parquet a ordonné l’arrestation des suspects, qui avaient pour la plupart fui à l’étranger.

Là aussi, l’État, qui veut à tout prix jouer au sauveur-protecteur fait à nouveau preuve d’une logique de deux poids deux mesures. Un renversement brutal de la situation fait qu’aujourd’hui le sort de la victime et des témoins dans l’affaire est plus qu’incertain. Désormais, les accusés ne sont plus les seuls à être montrés du doigt. La majorité de la presse conservatrice et aux ordres a très vite cherché à donner l’impression que la soirée au Fairmont s’était terminée en orgie et que la jeune femme en question s’était livrée à toutes sortes d’excès, lui déniant le statut de victime et remettant en cause l’accusation de viol. Ce discours a eu pour effet de les priver de la compassion de l’opinion publique dont ils bénéficiaient jusque-là.

Le procès est en cours, il va faire couler beaucoup d’encre, et sans doute mettra dans l’ombre les « tiktokeuses » et celles qui les défendent. Ces dernières continuent à défier les regards dédaigneux, pleins de mépris et de jugement… Elles ont l’air bien amusées, fières de ce qu’elles ont fait, même si l’affaire ne suscite plus l’intérêt des médias, qui sont passés à autre chose.