Égypte : le « dictateur préféré » de Trump sur la brèche

Correspondance, Middle East Eye, 12 novembre 2020

 

Si le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a été le premier dirigeant arabe à féliciter le président élu Joe Biden pour sa victoire, la défaite de Donald Trump devrait inaugurer une ère de politique américaine « moins permissive » à l’égard de l’Égypte.

Civilités mises à part, l’inquiétude est susceptible de régner dans les cercles décisionnaires du Caire, même si l’éventualité de la défaite de Trump a sûrement été anticipée.

L’arrivée de Joe Biden dans le Bureau ovale, font valoir les observateurs, pourrait mettre sur la table des sujets que le Caire ne veut pas aborder, notamment les droits de l’homme.

« Les dirigeants égyptiens ont toujours rejeté toute discussion à propos des droits de l’homme », indique le journaliste et défenseur de la liberté d’expression Khalid al-Balshi. « Ils accusent quiconque soulève ces sujets d’être un agent étranger. »

« Il est difficile pour un quelconque président américain de négliger l’Égypte. Les Américains ne peuvent pas protéger leurs intérêts dans la région en l’absence d’un allié fort tel que l’Égypte »

Le passif de Biden en ce qui concerne la défense des droits de l’homme en Égypte est toutefois assez mitigé.

Aux premiers jours de la révolution prodémocratie en Égypte en 2011, Biden (alors vice-président d’Obama) avait pris la défense de Hosni Moubarak, déclarant qu’il le connaissait « assez bien » et qu’il « ne le désignerait pas comme un dictateur ». Il citait l’attitude « très responsable » de Moubarak envers les efforts de paix au Moyen-Orient, en particulier en ce qui concernait la normalisation des relations du Caire avec Israël.

Pourtant, pendant sa campagne cette année, Biden a critiqué le soutien de Trump à Sissi, indiquant un possible changement de discours au sein de la nouvelle administration.

En juillet, Biden a solennellement mis en garde Sissi dans un tweet : s’il était élu président, il n’y aurait « plus de chèque en blanc pour le “dictateur préféré” de Trump » – référence à la remarque de ce dernier, qui avait demandé « où est mon dictateur préféré ? » lors du sommet du G7 l’année dernière.

Saluant la libération par l’Égypte de Mohamed Amashah, un étudiant en médecine américain emprisonné en Égypte sans procès pendant 486 jours, Biden s’en est pris de manière cinglante à la relation de Trump avec Sissi, affirmant que son administration ne fermerait pas les yeux sur la répression des droits de l’homme ordonnée par Le Caire.

Le général devenu président est accusé par les ONG internationales de défense des droits de l’homme de superviser la pire répression des droits de l’homme de l’histoire moderne de l’Égypte : des dizaines de milliers de ses détracteurs languissent en prison. Des dizaines de prisonniers politiques ont été exécutés.

Quelques jours avant les résultats de l’élection américaine, l’Égypte a relâché des centaines de prisonniers politiques. Parmi eux figuraient des proches du défenseur des droits de l’homme américano-égyptien Mohamed Soltan, qui avait annoncé vendredi, quelques heures avant l’annonce de la victoire de Biden, que cinq de ses proches détenus en représailles à son activisme avaient été relâchés.

Biden ayant souligné le cas de Soltan dans ses critiques de Sissi il y a quatre mois, cette libération a été analysée par certains comme le signe d’un « rétropédalage » du président égyptien une fois que la victoire du candidat démocrate à la Maison-Blanche est devenue plus probable.

Certains s’attendent à ce que Le Caire adopte d’autres mesures dans les semaines à venir pour améliorer son bilan en matière de droits de l’homme et apaiser des tensions éventuelles avec Biden.

« Je crois que c’est ce qui va se passer dans les semaines à venir car la nouvelle administration aux États-Unis sera certainement moins permissive à l’égard de la répression », estime Khalid al-Balshi.

Tension sous l’ère Obama

Le mauvais bilan de l’Égypte en matière de droits de l’homme avait provoqué une détérioration des relations entre Le Caire et l’administration de l’ancien président américain Barack Obama avant l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche en 2017.

Obama n’a rencontré Sissi qu’une fois, en septembre 2014, en marge des réunions de l’Assemblée générale de l’ONU.

Pendant une grande partie de la réunion, l’ancien président américain avait refusé de regarder son hôte égyptien, sur fond de tensions concernant la brutalité avec laquelle Sissi avait traité l’opposition, en particulier les Frères musulmans, le mouvement du défunt président Mohamed Morsi évincé en juillet 2013 par un coup d’État militaire mené par Sissi lui-même.

« Les événements de 2013 en Égypte ont provoqué une détérioration des relations entre Le Caire et Washington en raison de l’opposition des États-Unis à la façon dont Morsi a été évincé », explique à MEE Nadia Helmi, professeure de sciences politiques à l’université de Beni Suef.

Les tensions entre les deux administrations ont entravé la coopération entre Le Caire et Washington sur de nombreux fronts. En septembre 2014, le Congrès américain a différé le versement de centaines de millions de dollars d’aide économique à l’Égypte.

La coopération militaire entre les deux camps a également été affectée, avec (entre autres choses) le report par les Américains de la livraison au Caire d’avions de chasse F-16 que l’Égypte avait envoyés plus tôt aux États-Unis pour réparation.

« Alchimie » entre Sissi et Trump

L’arrivée au pouvoir de Trump a soulagé Sissi et son administration de l’accent mis par Obama sur les questions liées aux droits de l’homme.

Sissi a été le premier chef d’État à contacter Trump pour le féliciter lors de sa victoire. Avant son élection, Trump avait indiqué qu’une alchimie existait entre le dirigeant égyptien et lui.

« L’alchimie entre Trump et Sissi s’est reflétée de manière très positive sur les relations entre l’Égypte et les États-Unis », indique Nadia Helmi. « Cela a ouvert un nouveau chapitre dans les relations entre les deux pays, une relation basée sur des intérêts communs. »

Trump était un fervent partisan du président égyptien, en particulier sur les dossiers importants tels que la querelle entre l’Égypte et l’Éthiopie concernant le barrage controversé sur le Nil.

Fin octobre, Trump a déclaré au Premier ministre par intérim soudanais Abdallah Hamdok que personne ne pourrait blâmer l’Égypte si celle-ci bombardait le barrage éthiopien.

Les responsables de l’administration Trump ont cessé de critiquer l’Égypte publiquement concernant son bilan médiocre en matière de droits de l’homme, bien que les rapports du département d’État américain aient continué de signaler d’énormes atteintes aux droits de l’homme sous Sissi.

L’administration Trump a même salué Le Caire pour son rôle dans la lutte contre le terrorisme, l’émancipation des femmes, la réforme de l’économie et sa promotion des libertés religieuses.

Donald Trump a toutefois été plus franc que ses prédécesseurs en reconnaissant ouvertement que l’autoritarisme de Sissi ne disqualifiait pas son pays pour obtenir une aide américaine.

Néanmoins, les sujets qui étaient sources de tensions dans les relations avec les États-Unis sous Obama gâteront sûrement les relations entre Le Caire et Washington sous Biden, prévoient les analystes.

« Les droits de l’homme vont sûrement provoquer des tensions entre les deux camps, mais cela ne va pas détruire les relations entre eux », estime Tareq Fahmi, professeur de sciences politiques à l’université du Caire. « Au bout du compte, les deux pays vont vouloir préserver des liens forts. »

Un allié fort

Forte de la plus grande population du Moyen-Orient arabe et du contrôle du canal de Suez (l’une des voies navigables les plus stratégiques au monde), l’Égypte est un pays qu’aucun président américain ne peut se permettre d’ignorer, estime cependant une députée pro-Sissi.

« Il est difficile pour un quelconque président américain de négliger l’Égypte », déclare à MEE Dalia Youssef, membre de la commission des Affaires étrangères au Parlement égyptien. « Le fait est que les Américains ne peuvent pas protéger leurs intérêts dans la région en l’absence d’un allié fort tel que l’Égypte. »

Un accès facilité à travers le canal de Suez est un composant clé des relations américano-égyptiennes.

La marine égyptienne facilite le transit des navires américains à travers le canal, récemment encore en mai 2019 lorsque les Américains ont déployé leur porte-avions Abraham Lincoln et son groupe aéronaval via le canal de Suez, dans un contexte de tensions croissantes avec l’Iran autour du détroit d’Ormuz.

« Ces considérations contrebalanceront nécessairement les problèmes dans les relations entre les deux pays », estime Youssef.

Influence russe

Les deux pays devront trouver un moyen d’éviter les tensions dans les mois et années à venir, en particulier en ce qui concerne le désir de l’Égypte de diversifier ses sources d’armement pour son armée, selon les analystes.

L’Égypte tente de réduire sa dépendance aux armes américaines. Ces six dernières années, elle a conclu des accords d’armement avec la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Chine et, plus important encore, la Russie.

Des informations selon lesquelles l’Égypte prévoit d’acheter le chasseur multirôle russe Soukhoï Su-35 pourraient déclencher des sanctions américaines contre l’Égypte en vertu de sa loi visant à contrecarrer l’influence russe en Europe et en Eurasie, adoptée en 2007.

Le 8 avril 2019, un groupe bipartisan de dix-sept sénateurs a écrit une lettre au secrétaire d’État Mike Pompeo exprimant son inquiétude concernant l’achat possible par l’Égypte du Su-35.

Le lendemain, témoignant devant le Sénat, Pompeo affirmait que l’administration américaine s’était montrée très claire quant au fait que l’achat de ces systèmes déclencherait des sanctions contre les régimes égyptiens en vertu de la loi susmentionnée.

Au Caire, les analystes estiment que cela serait un sujet épineux dans les relations entre l’Égypte et la nouvelle administration américaine, en particulier si Washington ne comprend pas le besoin de l’Égypte de moderniser son armée pour affronter les défis auxquels le pays fait face en ce qui concerne la sécurisation de ses frontières et de ses intérêts stratégiques dans la région, ainsi que la lutte contre le terrorisme au Sinaï.

« Les États-Unis pensent avoir des intérêts stratégiques communs avec l’Égypte, c’est pourquoi ils veulent être l’unique fournisseur d’armes », explique Tareq Fahmi. « Cependant, Sissi a réussi à briser cette règle, dédaignant totalement les menaces de Washington. »