Équateur : une autre gauche est possible

Maristella Svampa, El Diario, 15 février 2021

Dans un contexte latino-américain de plus en plus polarisé et languissant (à l’exception du Chili) en termes de propositions politiques innovantes, les élections équatoriennes sont pleines de surprises. Alors que certains sondages donnaient Andrés Aurauz, le candidat de l’ancien président Rafael Correa, vainqueur du premier tour, ou présumaient qu’en cas de ballotage la seconde force serait la droite oligarchique représentée par Guillermo Lasso, le puissant mouvement autochtone équatorien a refait surface, avec la figure de Yaku Perez, un leader autochtone et environnementaliste reconnu, ancien préfet de la Province de l’Azuay et défenseur des droits de la nature.

Alors qu’Arauz confirme sa première place avec 32,22% des votes, Pérez (19,80%) et Lasso (19,60%) font match nul. Il nous faudra donc attendre quelques jours, après le recomptage définitif, pour savoir qui accèdera finalement au second tour. Les résultats d’un autre jeune candidat, l’entrepreneur social-démocrate Xavier Hervás, de Izquierda Democrática (Gauche Démocratique), sont notables avec 16,01% des votes.

Ces résultats provisoires permettent de faire une première analyse. Dans un premier temps, dans une région marquée politiquement par une polarisation toxique entre le vieux progressisme et la droite réactionnaire, de nouvelles options cherchant à offrir une alternative démocratique à la population apparaissent. De plus, ce qui est notable, c’est qu’après la gestion désastreuse du président Lenín Moreno – un candidat désigné par Rafael Correa, duquel il s’est éloigné pour s’aligner économiquement avec les secteurs les plus conservateurs – la société équatorienne, malgré les profondes et historiques divisions régionales, choisit de nouveau de parier majoritairement pour des candidats qui promeuvent des visions différentes des gauches. Ainsi, ce que certains considèrent comme une « fragmentation » dangereuse ou le fruit de l’ « anti-corréisme », doit en réalité être lu comme un processus émergent de dépolarisation politique, qui met en évidence l’existence de ces gauches, rendues invisibles, prises au piège et/ou phagocytées par la virulence des politiques manichéennes de ces derniers temps.

Dans un second temps, ce n’est pas du tout la même chose si Pérez passe au second tour à la place de Lasso. Si Lasso passait au deuxième tour, la polarisation toxique serait de nouveau au premier plan et le pire scénario serait que Lasso soit victorieux. Si au contraire, c’était Yaku Pérez qui se retrouvait en ballotage, une configuration politique nouvelle et inespérée verrait le jour. Nous serions face à une dispute entre les deux gauches qui ont traversé le cycle progressiste latino-américain, entre 2000 et 2015. C’est-à-dire, entre d’un côté, le progressisme réellement existant, qui a été dix ans au pouvoir (2007-2017) avec Alianza Pais, sous l’égide de Rafael Correa, qui continue à se victimiser et ne fait preuve d’aucune autocritique ; et de l’autre, la gauche autochtone et environnementaliste, qui semble rénovée, stimulée par le soulèvement d’octobre 2019, en alliance avec de nouvelles franges de la jeunesse urbaine (et aussi des groupes féministes).

Ce n’est pas anodin que cela se passe en Équateur, un pays qui au début du cycle progressiste, a élaboré, au même titre que la Bolivie, l’une des constitutions politiques les plus innovantes, avec une grande participation populaire, dont le corollaire fut l’extension de la frontière des droits. Des catégories comme « État plurinational », « Autonomies Autochtones », « Bien Vivre », « Biens Communs » et « Droits de la Nature » sont devenus des éléments de la grammaire politique latino-américaine, poussée par les différents mouvements sociaux et organisations autochtones et mises en avant par les gouvernements émergents. Cependant, l’existence d’un champ de tension où coexistaient des matrices politiques et des récits décolonisateurs différents était déjà évidente à ce moment-là. Une décennie plus tard, les progressismes semblent avoir été consolidés, par des politiques extractivistes et la personnalisation du pouvoir, remplaçant d’autres récits décolonisateurs, indianistes et écologistes, promouvant l’État Plurinational, la défense des droits de la Nature et la sortie de l’extractivisme.

En effet, la Constitution de Montecristi de 2008 qui a promulgué les Droits de la Nature et montrait la route de la transition vers le post-extractivisme, est rapidement passée en second plan, à l’aune du boom des commodités. D’un côté, le corréisme a étendu la frontière pétrolière (en abandonnant le projet Yasuni ITT, qui en 2007 proposait de laisser une partie du pétrole dans le sol) et a imposé à « feu et à sang » l’exploitation minière à grande échelle, une des activités extractives les plus controversées d’Équateur. De la même manière, il a utilisé des artefacts légaux pour invalider l’Initiative Populaire, que le mouvement « Yasunidos » a lancé à travers la récupération de signatures, après que le gouvernement ait décidé unilatéralement de mettre fin au moratoire dans le Parc National Yasuni et de commencer l’exploitation pétrolière. D’autre part, la réponse aux conflits socio-environnementaux a été la criminalisation et la judiciarisation de ceux-ci, par des procès contre des porte-paroles d’organisations autochtones, ou en retirant la personnalité juridique et en expulsant des ONGs (la Fondation Pachamama en 2013 ; les menaces de dissolution d’Acción Ecologica, une des principales ONGs environnementales du pays, qui a des liens forts avec les mouvements sociaux et autochtones, en 2009 et 2016 ; les annulations de visas et expulsions des consultants étrangers liés à des leaders environnementalistes, en 2014 et 2015)). Aujourd’hui, personne ne se souvient qu’à la fin de 2016, Correa avait déclaré un État d’urgence quand les autochtones Shuar avaient occupé une installation minière en Amazonie. Pourtant, l’entreprise chinoise responsable avait pénétré les territoires sans consultation préalable et avec des forces armées.

En plein boom des commodités, le corréisme a consolidé un leadership populaire et une base électorale au niveau national, entraîné par la croissance économique et la réduction de la pauvreté, comme dans d’autres pays latino-américains. En même temps, il s’est défini non seulement comme un gouvernement extractiviste mais aussi anti-autochtone et aux dimensions autoritaires, avec des traits et des pratiques patriarcales. Il a également démantelé le plan de prévention pour la planification familiale et la prévention des grossesses adolescentes pour des questions de santé publique, passant le contrôle à des personnes proches de l’Opus Dei. Il a même interdit les débats autour de l’avortement pour viol à l’Assemblée Nationale et a sanctionné les quatre collègues qui ont osé mettre le sujet à l’ordre du jour.

Les dommages réalisés et la dérive idéologique que cela a provoqué pour le mouvement autochtone Pachacutik a été telle qu’en 2017, lors du deuxième tour entre Lenin Moreno et Guillermo Lasso, plusieurs de ses dirigeants ont appelé à voter pour Lasso. Le plus regrettable est que l’anti-corréisme a fini par tellement définir le mouvement, que ce rejet a mené à des positions extrêmes et indéfendables. Il est important de souligner que les blessures politiques ont été et sont si profondes que pour une partie du mouvement autochtone, Correa n’est pas considéré comme une personnalité progressiste, ni de gauche et encore moins socialiste.

Au-delà du caractère hétérogène du mouvement autochtone, aujourd’hui la situation semble toute autre. Tout semble indiquer non seulement l’existence de nouveaux leaderships, mais aussi d’alliances avec les secteurs écologistes urbains, y compris féministes. L’appel sur les réseaux sociaux de groupes féministes à ne pas voter pour le candidat Correa, face aux récentes déclarations de ce dernier en ce qui concerne l’avortement n’est pas un détail mineur. Même si la liste de ses positionnements archaïques est longue, ses déclarations associant l’avortement légal à une « activité sexuelle frénétique » ont laissé sans voix toutes les personnes se considérant un minimum progressiste ou de gauche…

Dans un troisième temps, une autre donnée à prendre en compte, c’est que le 7 février, en même temps que les élections présidentielles, une Consultation Populaire obligatoire a eu lieu à Cuenca, la troisième ville du pays. Elle demandait à la population si elle était d’accord pour interdire l’exploitation minière à grande et moyenne échelle, pour protéger cinq rivières. Les organisations autochtones et environnementales ont mené une puissante campagne nationale et internationale, mettant au centre du discours les landes andines et ses fleuves, ainsi que la protection de l’eau. Le non à l’exploitation minière à grande échelle a remporté 80% des votes, renforçant ainsi une lutte historique en Équateur contre l’une des activités extractives les plus controversées d’Amérique Latine. Un vote qui d’autre part ouvre le chemin vers une consolidation des dispositifs institutionnels existants qui misent sur une participation populaire depuis la base, pour arrêter et limiter un extractivisme prédateur. Un extractivisme qui, non seulement, ne peut pas être un « moteur du développement », qui non seulement sacrifie des territoires, qui non seulement accentue la crise climatique, mais qui en plus cherche à avancer sans le consentement des populations, violant ainsi des processus citoyens. Sans aller plus loin, regardons ce qu’il se passe dans la Province de Chubut, en Argentine, où les citoyen·ne·s disent clairement que les activités extractives minières n’ont aucune contrepartie sociale. Les raisons du rejet de l’extractivisme ne sont donc pas uniquement environnementales, elles touchent aussi le cœur même de notre démocratie, réaffirmant ainsi l’hypothèse que plus il y a d’extractivisme, moins il y a de démocratie. Enfin, pour revenir à Cuenca, la lutte anti-minière dure depuis plus de deux décennies là-bas et exprime une alliance rurale/urbaine croissante. L’un des principaux leaders de ce processus est justement Yaku Perez, qui depuis son arrivée à la préfecture de l’Azuay, a essayé trois fois de réaliser une consultation populaire ; trois fois, elles ont été bloquées par la Cour Constitutionnelle.

La différence de votes entre Pérez et Lasso n’est pas grande. Que Yaku Pérez soit au second tour serait une excellente nouvelle, mais il serait confronté à de nombreux défis. D’une part, il devrait faire face à une démonisation croissante du camp du progressisme hégémonique, qui fera tout son possible pour montrer qu’il n’est pas de gauche. D’autre part, il devrait prouver avec des propositions et des faits jusqu’à quel point il représente une gauche écologiste et autochtone qui pense en termes de justice sociale, et jusqu’à quel point il peut tisser des liens – entre urbains et ruraux, féministes et les autres gauches sociales – s’il veut se transformer en une nouvelle alternative de gouvernement de gauche.