États-Unis : « Bernie Sanders, lui, il appartient au peuple»

MATHIEU MAGNAUDEIX, Médiapart, 12 février 2020

« Pourquoi lui ? » Depuis deux ans, Mediapart a posé la question aux supporters de Bernie Sanders. Pour eux, le sénateur du Vermont, qui arrive en tête de la primaire du New Hampshire du 11 février, est une évidence: un candidat qui parle de leurs problèmes concrets et tient le même discours depuis des décennies.

Los Angeles (Californie), Allentown (Pennsylvanie), Council Bluffs (Iowa), envoyé spécial.– Et si Bernie Sanders était dans quelques mois désigné candidat démocrate à la présidentielle ? Aux États-Unis, après de longs mois au cours desquels la campagne de Sanders a été très souvent ignorée par les grands médias, jugée irréaliste ou balayée du revers de la main, cette hypothèse a commencé à prendre corps à la fin de l’année, lorsque les sondages ont montré une forte progression des intentions de vote en sa faveur.

Lundi 3 février, lors d’une élection chaotique, le sénateur socialiste du Vermont a remporté le vote populaire dans l’Iowa, toutefois devancé en nombre de délégués par Pete Buttigieg, le maire centriste de South Bend (Indiana). Mardi 11 février, avec presque 26 % des suffrages exprimés, il a remporté la primaire du New Hampshire, s’imposant à ce stade comme un des favoris, sinon le favori de la course. « Cette victoire est le début de la fin pour Donald Trump », a lancé Sanders devant ses soutiens.

La primaire est encore longue. La direction du parti démocrate et nombre d’électeurs s’inquiètent de l’éventualité d’une candidature de Sanders, jugé trop à gauche pour battre Trump. Elizabeth Warren, sénatrice sociale-démocrate du Massachusetts (moins de 10 % dans le New Hampshire, « une déception » selon ses propres mots) est toujours en course. Plusieurs candidats centristes courtisent l’électorat modéré, dont Pete Buttigieg (24 % dans le New Hampshire), Amy Klobuchar (20 %), Joe Biden (8 %, un mauvais résultat qui interroge sur l’avenir de sa campagne) et le milliardaire Michael Bloomberg, qui attend le « Super Tuesday » du 3 mars pour entrer en lice.

La course à l’investiture se déplace désormais dans des États plus divers (le Nevada le 22 février, la Caroline du Sud une semaine plus tard), où Sanders paraît solide. En raison du nombre important de candidats, elle pourrait durer encore des mois, peut-être même jusqu’à la convention démocrate en juillet. La fin de l’histoire n’est certainement pas écrite.

Déjà candidat face à Hillary Clinton en 2016, Sanders avait perdu avec les honneurs (16 millions de voix pour elle, 13 millions pour lui).

Quatre ans plus tard, Sanders, 78 ans, le vétéran de la primaire, récemment victime d’une attaque cardiaque, est reparti au combat dans de tout autres conditions. Ses thèmes de prédilection (Medicare for all, une sécurité sociale universelle pour tous financée par l’État, l’annulation de la gigantesque dette étudiante, l’enseignement gratuit pour tous, le « Green New Deal » écologique) se sont imposés dans le débat démocrate : chaque candidat a une position sur ces thèmes, Sanders proposant toujours le plan le plus ambitieux – ou le moins réaliste, selon ses adversaires.

Capitalisant sur les enseignements de sa précédente campagne, Sanders, soutenu par des mouvements grassroots (de terrain) disposant d’une importante force de frappe militante et d’un magot confortable assuré par des donations individuelles (les dons des entreprises, des riches donateurs et des lobbyistes sont bannis), a bâti une organisation électorale efficace.

Surtout, la « révolution politique » qu’il prône depuis des décennies a la faveur de nombreux électeurs. Bernie Sanders est un monsieur âgé et souvent ronchon. Certains de ses soutiens sur les réseaux sociaux sont trop agressifs. Pourtant, le vieux sénateur, ancien maire de Burlington (Vermont) qui défend les mêmes politiques depuis quarante ans, s’est distingué en votant contre la guerre en Irak en 2002, est vu par nombre d’Américains comme le candidat de la constance. Celui qui n’a quasiment jamais changé d’avis. Le seul candidat à parler depuis si longtemps de leurs vies concrètes.

L’alchimie Sanders est assez simple : ses électeurs veulent absolument le voir gagner.

Depuis deux ans, j’ai posé une question simple à celles et ceux qui faisaient la queue à l’entrée de meetings de « Bernie » : « Pourquoi êtes-vous là », ou bien « Pourquoi Bernie ? » Sanders n’a en effet jamais arrêté de mobiliser depuis la victoire de Donald Trump, même avant de déclarer sa candidature, annoncée sur la chaîne CBS il y a près d’un an, le 19 février 2019. (lire notre article).

Tous les meetings auxquels j’ai assisté se sont tenus dans des salles pleines. Les files à l’entrée étaient souvent longues. À Allentown, Pennsylvanie, un jour du début mai 2018, le Miller Symphony Hall, un petit théâtre à l’italienne de 1 100 places qui a vu se produire Sarah Bernhardt et les Marx Brothers, était plein.

Pour le premier meeting de campagne, organisé dans le froid au Brooklyn College de New York, dans le quartier de Flatbush où Sanders est né, 13 000 personnes s’étaient déplacées. Quelques semaines plus tard, sous un temps beaucoup plus clément, ils étaient plus de 12 000 à venir l’écouter parler au cœur de Los Angeles (Californie). Dans l’Iowa et le New Hampshire, sa campagne a organisé les plus grands meetings de la primaire.

Ce qui frappe toujours dans un meeting de Sanders, c’est la diversité et la jeunesse de la foule, une impression confirmée par les enquêtes d’opinion auprès de ses supporters : Sanders est davantage à la peine chez les électeurs plus âgés.

Dans le petit théâtre d’Allentown, le 5 mai 2018, Bernie Sanders était venu soutenir un candidat local. Allentown, 120 000 habitants à l’est de la Pennsylvanie, c’est l’Amérique des cols bleus, rurale, précaire, qui trime dans l’industrie ou les entrepôts géants d’Amazon. Une terre historiquement démocrate, délaissée depuis des années par le parti censé la représenter, désormais entourée de bastions conservateurs.

Ce samedi après-midi, Kat Moyer, une graphiste freelance de trente-cinq ans, venue avec ses tantes, était une des premières à prendre place. « Pourquoi Bernie ? » Kat n’est pas partie dans de grandes explications politiques. Elle a parlé de sa vie. « Je n’ai pas de mutuelle santé, car je n’ai pas d’employeur stable. Je n’ai pas eu de couverture maladie pendant douze ans… pas vu le moindre médecin, le moindre dentiste. » Pour Kat, Sanders exprime ce que les gens ressentent. « Il dit : c’est comme ça que ça devrait être, ça donne de l’énergie. Sa campagne a réveillé beaucoup de gens. »

Kat, née dans les années 1980, n’en peut plus des « démocrates paresseux qui ne nous parlent plus », alors que les « conservateurs, eux, ont su énergiser leur base ». Elle dit que face à Trump, réceptacle de la même colère populaire, mais traduite chez l’actuel président de façon racialisée et excluante, « personne d’autre que Sanders n’aura de chance. »

Dans une autre travée, Emress Farrow, une jeune étudiante noire de 22 ans, m’a raconté en quelques mots sa love story avec Bernie. 2016 était sa première élection. Elle a fait campagne pour lui. « Il a contribué à l’implication en politique de nombreux jeunes », dit-elle. Elle aussi cite ses propositions phares : Medicare for all, la dette étudiante, la scolarité et la crèche gratuite, les droits des LGBT, etc. « Sanders, dit-elle, est ferme sur ses positions. Et lui, au moins, il n’est pas à vendre. On entend toujours qu’il y a besoin de compromis. C’est vrai. Mais c’est bien aussi d’affirmer clairement ses idées. »

« Le seul choix possible »

L’hiver suivant, le monde politique avait un peu changé. À New York, une jeune femme inconnue nommée Alexandria Ocasio-Cortez avait été élue au Congrès en novembre, défiant un baron démocrate sortant, devenant instantanément le nouveau visage d’une gauche américaine en plein réveil. En novembre 2018, les démocrates avaient regagné le contrôle de la Chambre des représentants. Après avoir hésité, Sanders avait décidé de repartir, malgré la candidature annoncée quelques semaines plus tôt de son amie sociale-démocrate, la sénatrice Elizabeth Warren.

Ce 2 mars 2019, au Brooklyn College, Sanders avait enfilé la parka verte qu’il réserve pour les jours glacés. Ce jour-là, le candidat, jugé un peu avare de confidences personnelles, avait fendu l’armure, parlé de sa famille, pauvre et meurtrie en Europe par la Shoah. Il avait autorisé quelques soutiens à parler sur scène de son activisme méconnu en faveur des droits civiques.

« Pourquoi Bernie ? », ai-je demandé à Letara Lee, une jeune femme de trente ans. Sa réponse a fusé. « Il y a peu, je suis revenue de vacances. J’avais une pile de factures médicales. 2 000 dollars à payer à cause d’une urgence que j’ai dû soigner, alors que le médecin m’a reçue dix secondes. » Letara dit que la santé n’est pas sa « seule raison ». Mais c’est la première qu’elle cite.

« Sanders, dit-elle, parle de ce dont on a besoin. La santé ne devrait pas être un privilège : c’est un droit. » Cette jeune femme noire connaît les critiques sur le grand âge de Sanders, et son sexe. Elle répond : « Ce sont les idées qui m’intéressent. Et d’ailleurs, moi, je ne suis pas qu’une femme noire ! »

Sur la côte ouest, quelques semaines plus tard, ils étaient plus de 12 000 à se presser sur une grande place du centre de Los Angeles (Californie) pour entendre parler le vieux sénateur. Sophia Gonzalez était dans la file. Cette jeune femme de 27 ans, petite-fille d’une infatigable activiste locale pour l’accès au logement, m’a raconté pourquoi elle pense que « Bernie est le seul choix possible », comme le proclame le tee-shirt qu’elle porte ce jour-là.

« Aujourd’hui dans notre pays, pardon, mais tout est merdique. Bernie combat pour l’égalité des droits, la santé, le droit des femmes à disposer de leur corps, les immigrés, et ce depuis toujours. Depuis la dernière présidentielle, il a continué, il s’est opposé à Trump, alors que Hillary a disparu. J’aime sa façon de parler. Et je sais que cette fois, il va gagner. Nous méritons un président qui se bat pour nous. Le gouvernement n’appartient pas aux politiciens. Il appartient au peuple. »

Un peu plus loin, Daniel, un jeune homme hispanique à lunettes âgé de vingt ans, assure lui aussi qu’aucun candidat en dehors de Bernie ne fait le poids. Il s’amuse de « tous ces gens qui disent qu’une bonne santé pour tous coûte trop cher alors qu’on sait très bien que ça sauverait de l’argent et des vies ». Il apprécie que Sanders soit le seul candidat qui n’ait jamais accepté l’argent des riches donateurs, « alors que d’autres cachent ce qu’ils font ».

Hannah Colvin, vingt-huit ans, travaille dans l’enseignement supérieur. Elle porte un tee-shirt en défense des « Dreamers », ces 700 000 jeunes qui ont grandi aux États-Unis de parents immigrés, dont Trump a annulé les protections légales. Une décision que la Cour suprême, désormais conservatrice, pourrait bien confirmer dans quelques mois. « Sanders n’a jamais cessé de démontrer son engagement et sa cohérence, affirme-t-elle. Il y a d’autres bons candidats, comme Elizabeth Warren, mais Sanders dit la même chose depuis plus longtemps. Nous avons besoin de dirigeants qui représentent le peuple, pas les corporations. »

Six mois plus tard, dans l’Iowa, au centre du pays, Alexandria Ocasio-Cortez et Bernie Sanders ont partagé la même scène. Après la crise cardiaque de Sanders, « AOC » a anticipé son soutien. À Council Bluffs, près de la frontière avec le Nebraska, la jeune élue puertoricana est venue raconter comment « tío Bernie » (le grand-oncle, un terme affectueux) l’a réactivée politiquement, alors qu’elle était devenue serveuse à Manhattan après des études brillantes (lire notre article).

Ce vendredi soir de novembre, Brad Allison portait fièrement un tee-shirt à l’effigie d’AOC, sa nouvelle idole, trop jeune pour être candidate cette fois-ci – un président ou un vice-président ne peut avoir moins de trente-cinq ans : elle a juste trente ans. « Je suis un supporter de Bernie depuis la dernière élection, explique ce grand homme baraqué. Cette fois-ci, je le sens mieux que la dernière fois. Son programme est bien plus clair que les autres, et plus ambitieux. Surtout, il représente l’antithèse absolue de ce que nous avons aujourd’hui, la Corporate America au pouvoir qui a les politiciens dans la poche. Chez Bernie, je sens une sincérité que n’ont pas les autres. Il n’a pas changé d’avis. » Il répète lui aussi cette phrase souvent entendue dans les meetings de Sanders. « Pour moi, il n’y a personne d’autre. »

Plus près de la scène, les Steiner sont venus avec leur fils. Todd, le mari, est charpentier. Linda, son épouse, est employée dans les assurances. « On est middle class », dit Todd. En 2016, ils ont déjà voté Bernie. « J’aime Bernie et je ne supporte pas Trump, dit Todd. Quand j’entends Bernie, ça rejoint ce que je me dis de plus en plus à mesure que je vieillis : les riches ont tous les avantages et nous, la classe moyenne, on a très peu. Ça me semble logique maintenant d’aider les gens comme nous plutôt que ceux qui ont des millions de dollars. Je crois que le statu quo ne suffit plus. Le temps des grandes idées et des grands changements est venu. »

Ce soir-là, Daisy Curtis, elle aussi, était venue avec son fils Christopher. C’est pour lui, surtout, qu’elle soutient Sanders. « Je veux un monde où mon fils peut vivre, dit-elle. En tant que mère seule, je voudrais aussi qu’il puisse faire des études supérieures sans que je doive m’endetter. Je ne veux pas qu’il passe la moitié de sa vie à payer des dettes. La santé, aussi, c’est crucial. Mon employeur ne m’offre pas d’assurance-santé. Je paie tout. La réforme santé d’Obama nous a beaucoup aidés. Mais si mon fils se casse un bras demain, ça nous mettra dans le rouge pour une bonne année. Je ne veux plus vivre dans un pays où le futur me fait peur. »