États-Unis : Biden et la gauche

Le président états-unien semble avoir appris des erreurs politiques de Barack Obama. Il se sait aussi sous surveillance des mouvements sociaux et d’une gauche de plus en plus organisée. Pour combien de temps ?

Climatosceptique assumé, Donald Trump avait désossé et humilié l’Agence de protection de l’environnement (EPA), fondée dans les années 1970 par le républicain Richard Nixon. Il avait même fait supprimer une page dédiée au changement climatique sur le site de l’agence.

En mars, la page web est revenue. Et le nouvel administrateur de l’EPA nommé par Joe Biden, Michael Regan, premier Noir à la diriger, s’affiche désormais en visioconférence avec les jeunes activistes du climat, montés en puissance durant l’ère Trump. Regan vient même de demander à son agence de prendre en compte le « racisme environnemental », autrement dit les inégalités raciales face au changement climatique, dans un pays où la couleur de peau détermine encore largement le statut social. En quelques mois, les mots ont changé.

 

Avec son mégaplan de relance et ses annonces d’investissement massif dans les infrastructures, Joe Biden, qui a incarné pendant des décennies la droite du parti démocrate, affirme, et c’est notable, le retour de l’État fédéral dans un pays éreinté par 40 ans de néolibéralisme sauvage (lire l’article d’Alexis Buisson à New York). 

Le mandat ne fait que commencer, le reste de l’histoire est encore à écrire : Joe Biden, ancien vice-président de Barack Obama et vieux briscard du parti démocrate, n’est pas encore le nouveau « Franklin Delano Roosevelt » dont rêve Bernie Sanders, allusion au président du New Deal des années 1930.

Le sénateur socialiste du Vermont, qui préside désormais la commission du budget au Sénat, a toutefois observé avec bienveillance le grand plan de relance de son ancien adversaire à la primaire, annoncé au premier jour de sa présidence et voté début mars. Il l’a même qualifié de « loi la plus importante pour les classes populaires votée depuis les années 1960 ».

L’ambition réformatrice de Biden a étonné une partie de la gauche américaine. « Je dois dire que ce que Biden a fait jusqu’à présent m’a plutôt agréablement surpris, admet l’intellectuel radical Noam Chomsky. C’est mieux que ce à quoi je m’attendais. » Le résultat, selon lui, de rapports de force en évolution au sein de la coalition démocrate, avec une société civile contestataire de plus en plus organisée à la gauche du parti.

De Minneapolis à Chicago, de Kansas City au Texas, les jeunes Noirs engagés contre les violences policières dans la constellation Black Lives Matter, les militants du climat alertant sur la catastrophe climatique, les activistes engagés aux côtés des migrants contre l’agenda réactionnaire de Trump ou les militants du DSA, l’organisation des socialistes américains, n’avaient aucune envie de voir Joe Biden accéder à la présidence des États-Unis.

 

"De quel côté êtes-vous ?" Les activistes de Sunrise (ici en 2018, lors d'une action au Congrès) se mobilisent pour un "Green New Deal". © Sunrise Movement« De quel côté êtes-vous ? » Les activistes de Sunrise (ici en 2018, lors d’une action au Congrès) se mobilisent pour un « Green New Deal ». © Sunrise Movement

 

Pour eux, celui qui fut longtemps sénateur du Delaware, incarnait jusqu’à la caricature le vieux leadership démocrate néolibéral, va-t’en-guerre (Biden avait défendu l’intervention en Irak en 2003), proche des milieux d’affaires, répressif en matière pénale.

Pendant la primaire démocrate, celles et ceux que la politique électorale intéresse ont fait campagne pour le socialiste Bernie Sanders, dont les deux campagnes présidentielles ont réveillé la gauche américaine, ou bien pour la sociale-démocrate Elizabeth Warren.

Une fois Biden désigné, ils et elles se sont mobilisés sans trop d’états d’âme pour le faire élire. Pas tant pour lui, que pour dégager Donald Trump, héraut de l’extrême droite et des suprémacistes blancs.

À la différence de Barack Obama, qui a vite coupé le lien avec le mouvement qui l’avait élu, Biden, lui, a eu l’habileté de leur envoyer des signes et de les consulter, durant sa campagne mais aussi depuis qu’il siège dans le Bureau ovale. Et si son administration a fait peu de place à des « progressistes » de la gauche démocrate, si ce n’est à des postes de second plan, ses premières mesures sont regardées avec une certaine bienveillance.

En janvier, six jours après l’investiture de Biden, les jeunes activistes du mouvement Sunrise, une organisation des 18-35 ans qui prône le « Green New Deal », une relance massive pour lutter contre la catastrophe climatique, relance défendue notamment par la jeune représentante démocrate de New York Alexandria Ocasio-Cortez, ont salué une série de décrets exécutifs signés par le nouveau président pour lutter contre le réchauffement climatique.

« Ces actions marquent un pas historique en avant », a salué Varshini Prakash, directrice exécutive de Sunrise. Cette jeune activiste, inconnue il y a quatre ans, désormais écoutée par les conseillers du président, s’est empressée d’ajouter que ces mesures ne sauraient être qu’un « début ».

Même réaction, à la fois encourageante et équivoque, après l’annonce par la Maison Blanche, fin mars, d’un plan de 2 000 milliards de dollars destinés à renouveler les infrastructures et à lutter contre le réchauffement climatique : « Un grand pas en avant, a réagi Sunrise. Pour stopper le changement climatique, il faut augmenter l’investissement public afin de créer des millions de bons emplois, développer les énergies renouvelables, prendre soin de nos communautés. » Mais pour l’organisation, qui partage les inquiétudes de la gauche démocrate au Congrès, le compte n’y est pas encore« Il faudrait investir au moins 1 000 milliards de dollars par an au cours de la prochaine décennie. » 

Le dialogue existe, mais la méfiance reste de mise. Les partisans d’un « Green New Deal » radical, inclusif et aussi peu suspects d’éco-blanchiment (greenwashing) que possible, doutent de la capacité du Sénat de voter des mesures sur le climat réellement transformatrices, capables de rompre avec l’extractivisme, et qui ne confient pas toutes les clefs du changement climatique aux « Big Tech ». D’autant que le Sénat est détenu d’une seule voix par les démocrates, pour beaucoup très centristes.

Les mouvements attendent la suppression, au moins partielle, de la monstrueuse dette étudiante et le salaire minimum à 15 dollars, des mesures évoquées par Biden mais que le Sénat ne semble pas décidé à voter.

Les défenseurs des migrants, eux, s’inquiètent de la prolongation des pratiques de gestion des migrants qui ont prévalu sous Trump et voient avec effroi l’administration Biden annoncer la construction de nouvelles portions du mur antimigrants à la frontière mexicaine.

Ils doutent aussi de la réponse de l’administration Biden aux violences policières. Après le meurtre le week-end dernier de Dante Wright, un jeune homme de 20 ans tué par la police à Minneapolis (Minnesota), Biden s’est empressé de lancer un appel aux manifestants, leur demandant de ne pas « piller » les résidences privées.

« On ne tue pas quelqu’un pour une plaque d’immatriculation expirée. On ne parle pas de dommages pour la propriété privée avant de mentionner les dommages que les meurtres policiers infligent à l’Amérique noire », s’est indigné Jamaal Bowman, représentant de New York et proche des jeunes élues de la gauche démocrate comme Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar ou Cori Bush, scandalisées par ce nouveau meurtre policier dans la ville où George Floyd fut tué par le policier Derek Chauvin au printemps dernier : un meurtre qui déclencha le plus grand mouvement de protestation de l’histoire du pays.

Stratège de la campagne de Bernie Sanders en 2016 et ancien conseiller d’Alexandria Ocasio-Cortez, Corbin Trent exhorte dans le Washington Post la gauche états-unienne à rester sur ses gardes.

Selon lui, Ron Klain, chef de cabinet de Joe Biden, « a su contenir la gauche, ses groupes importants, ses élus influents : il prend leurs appels, il leur parle, ils se sentent entendus. […] Mais cela ne se traduit pas en changement concret. À ce stade, la gauche américaine influence davantage l’agenda de Klain que quoi que ce soit d’autre. »

Plus optimistes, certaines figures de la gauche radicale comme Paul et Mark Engler parient sur le début progressif d’un « réalignement » social-démocrate aux États-Unis, après 40 ans de néolibéralisme reaganien.

L’heure de vérité devrait venir assez vite : il s’agira de mesurer si Joe Biden et sa vice-présidente Kamala Harris, mais aussi le Sénat, sont disposés à se mesurer à Wall Street, au capital, à s’attaquer en profondeur aux gigantesques inégalités de la société états-unienne. Bref, à transformer réellement la vie de millions d’Américains, au-delà des effets d’annonce.