États-Unis : Ferguson reste hanté par la terreur

 

Mathieu Magnaudeix, Médiapart, 30 juillet 2019

Le 9 août 2014, un jeune homme noir de dix-huit ans était tué par la police à Ferguson, Missouri. Au coeur des États-Unis, la mort de Michael Brown allait déclencher des mois de révolte et faire résonner les mots « Black Lives Matter » dans le monde entier. La répression policière fut massive. Cinq ans plus tard, des décès d’activistes non élucidés alimentent les rumeurs.

Saint Louis (Missouri), de notre envoyé spécial. – Le 24 novembre 2014, Deandre Joshua, un jeune magasinier de 20 ans, est assassiné au volant de sa Pontiac blanche , une balle dans la tête, son corps incendié, près du lotissement où le jeune Michael Brown avait été tué.

Quelques jours plus tard, le 3 décembre 2014, Shawn Gray, 23 ans, plongeur dans la restauration et virtuose de skateboard, est retrouvé mort près d’une rivière. La nuit de sa disparition, il a été arrêté par la police, sans raison précise.

Le 6 septembre 2016, Darren Seals, 29 ans, meurt dans sa voiture incendiée , victime d’au moins un coup de feu dont l’auteur reste inconnu. Il était une des figures emblématiques du mouvement de 2014.

L’année suivante, Edward Crawford, 27 ans, se tue avec une arme dans des circonstances troubles. Sur un cliché devenu célèbre, pris au plus fort du mouvement (photo) , on le voyait renvoyer une bombe lacrymogène vers les policiers, un paquet de chips dans l’autre main. Il portait un tee-shirt « stars and stripes » , aux couleurs des États-Unis.

En octobre dernier, Danye Jones, 24 ans, le fils adoré d’une activiste de Ferguson, est retrouvé pendu à un arbre dans le jardin familial. Un mois plus tard, Bassem Masri, 31 ans, s’effondre dans un bus, terrassé par une attaque cardiaque . Masri, un Palestinien-Américain, avait filmé les émeutes en direct, aux premières loges.

Ferguson, c’est un petit univers : 20 000 habitants, un faubourg majoritairement noir de Saint Louis, deuxième plus grande ville du Missouri. Tout le monde connaît un des activistes décédés, au moins un membre de leur famille. Ici, la mémoire des émeutes de 2014, leur répression violente, imprègne toujours les esprits. Les corps en gardent parfois la trace.

Darren, Danye, Bassem : dans la communauté noire, la succession des morts a paru suspecte. À chaque décès, la question a surgi : pourquoi de jeunes activistes de Ferguson, ceux qui ont riposté à la police en 2014, meurent-ils les uns après les autres ? Pourquoi n’a-t-on pas retrouvé les meurtriers de Joshua et Seals ? Et s’ils avaient été la cible de vengeances ? La police serait-elle complice ? Le Missouri, un État très conservateur du Midwest américain, lyncha soixante Africains-Américains entre 1877 et 1950 . À nouveau, une secrète milice serait-elle en train de tuer des Noirs ?

Au début de cette année, après la mort de Jones, l’hypothèse d’une conspiration, alimentée par les réseaux sociaux, a été évoquée par d’anciens leaders du mouvement .

À ce jour, il n’y a aucun élément tangible permettant de l’étayer. Et pourtant, beaucoup y croient. La rumeur est protéiforme, insaisissable, parfois contradictoire, mais elle comble les trous des enquêtes bâclées, apporte les réponses qui manquent. Elle est fondée sur la terreur et parfois la paranoïa, mais elle paraît parfaitement rationnelle, puisque ici l’État a déployé une violence inimaginable.

Elle raconte une défiance totale envers les policiers, que beaucoup de Noirs du Missouri imaginent capables de tout. « Ici , nous dit l’historien Vernon Mitchell le racisme est aussi épais que l’humidité de l’air qui nous entoure. » Ce jour de juin, lorsque nous l’avons rencontré sur le campus de l’université de Saint Louis, l’atmosphère était étouffante.

« Nous ne pouvons pas faire confiance à la police »

Le 9 août 2014, les émeutes de Ferguson ont débuté après la mort d’un garçon de 18 ans nommé Michael Brown. Darren Wilson, l’officier, le soupçonnait d’avoir volé des cigarillos dans une supérette. Brown s’était avancé, sans arme, les mains en l’air. Wilson avait tiré, deux balles, puis dix de plus. À la tête, dans l’oeil, sur la mâchoire : des balles pour tuer. « Il ressemblait à un démon » ,justifiera le policier.

Le corps de Michael Brown, 18 ans, était resté gisant des heures durant sur Canfield Drive, à deux pas de chez lui, devant les habitants médusés. Humiliation supplémentaire, une voiture de police avait ravagé le mémorial improvisé, amas émouvant de peluches et de fleurs.

Dès le lendemain, « des centaines d’habitants de Ferguson se précipitèrent dans les rues , raconte Barbara Ransby, historienne du mouvement noir, dans son livre Making All Black Lives Matter (2018, non traduit). Ils marchèrent, scandèrent, refusèrent de se disperser quand la police l’exigea. Ils n’en pouvaient plus. » Encore un Noir tué par la police . Cette mort-là, ils ne l’accepteraient pas. Ce fut un soulèvement.

La fureur des manifestants hurlant « Hands up! Don’t Shoot! » ( « Les mains en l’air, ne tirez pas! » ) ; en face, la garde nationale envoyée, les policiers du Midwest avec leurs tanks, équipés comme des militaires yankees en Afghanistan : pendant deux semaines, Ferguson fut transformée en une zone de guerre. C’est à Ferguson que naquit pour de bon le mouvement « Black Lives Matter » contre les violences policières et le racisme, le plus puissant depuis la lutte pour les droits civiques.

Le Midwest américain peut sembler peu propice à une telle explosion. C’est tout le contraire. Au coeur du Midwest américain, Saint Louis, 300 000 habitants, ville jadis florissante de la Rust Belt, est une des plus violentes, et aussi une des plus ségréguées. De part et d’autre de l’avenue Delmar, qui sert de mur racial, l’opulence des demeures du quartier de West End côtoie la misère, les maisons défoncées, les zombies au bord des routes. À cinq minutes, les deux mondes s’ignorent et se méfient.

Le révérend Darryl Gray, une figure de l’activisme à Saint Louis, habite près de cette frontière urbaine. Chez lui, c’est le côté des Noirs, celui où les livreurs de pizza ne s’aventurent pas. Dans son salon, le pasteur sirote un café matinal. Il dit : « Mike Brown abattu dans la rue, ce corps laissé à l’air pendant des heures, comme celui d’un animal : cette image nous a tous choqués. Tout le monde était là, sa mère aussi. La police disait « on ne touche pas le corps ». Saint Louis est au milieu des États-Unis. C’est comme si ces images avaient exposé le coeur de l’Amérique. »

Gray, un disciple de Martin Luther King, était il y a cinq ans de toutes les manifestations. Il se souvient de ces arrestations, si nombreuses qu’il ne les a pas comptées, des policiers « au regard vide, robotique » . Ferguson, assure-t-il, fut l’ « épicentre » d’un « nouveau mouvement des droits civiques » « Les gens se sont réveillés. Le premier président noir était à la Maison Blanche. Mais avec la mort de Michael Brown, nous avons compris que rien n’avait changé. »

Le pasteur connaissait plusieurs des jeunes hommes décédés. « Est-ce que je pense que certains de ces activistes ont été tués ? La réponse est oui. À cause de la surveillance, de l’intimidation, à cause du permis de haïr que délivre Trump. La police parle de « coïncidence », nous disons « connexion ». »

Gray raconte avoir subi de multiples menaces. Un python de deux mètres a été retrouvé dans sa voiture, enfermé dans une boîte. « Des gens ont suivi mon épouse et m’ont envoyé trois textos avec sa photo. On m’a envoyé un SMS disant « ne nous sous-estimez pas ». J’ai reçu des coups de fil. Un homme a toqué chez moi alors que je n’étais pas à la maison. Il a dit à ma femme qu’il me cherchait. »

Il se dit persuadé que « des groupes paramilitaires » liés à la police s’activent en coulisses. Il n’a aucune preuve de ce qu’il avance, et il le reconnaît. Mais il rappelle que dès 2006, le FBI a alerté sur l’entrisme des suprémacistes blancs dans les départements de police aux États-Unis. Selon Vida Johnson, professeure à l’université Georgetown de Washington, cette « épidémie » ne fait qu’empirer. « Nous ne pouvons pas travailler avec la police , dit le révérend Gray. Nous ne pouvons pas leur faire confiance. Parce que lorsqu’on s’adresse à eux, nous ne savons pas à qui nous parlons. »

Comment accorder le bénéfice du doute, si l’on se méfie tout le temps ?

À Saint Louis, même la police est ségréguée

Au tout début du mouvement, Ohun Ashe fut d’abord choquée. Les pillages, les incendies des premiers jours ne lui plaisaient pas du tout. « J’habitais juste à côté, c’était mon quartier. » Elle avait vu la station-service de Ferguson brûler, celle où elle avait l’habitude de faire ses pleins d’essence. Un jour d’août 2014, elle vint aider à nettoyer les dégâts.

« Lorsque je suis arrivée, il y avait des manifestants pacifiques. J’ai vu vingt voitures de police débarquer toutes sirènes hurlantes, ils sont sortis avec leurs équipements anti-émeutes, ont commencé à provoquer. » À l’époque, Ohun est vidéaste, employée prometteuse dans une grande entreprise. Elle sort la caméra qu’elle a toujours avec elle. Elle n’arrêtera plus de filmer, pendant des mois, « jusqu’à trois heures du matin dans le froid glacé » , au point de perdre son travail.

Ohun, 24 ans à l’époque, n’avait jamais fait l’expérience des violences policières. Elle les découvre, brutalement. La jeune femme noire n’oubliera jamais la « première fois » où elle fut « visée à la tête par le pistolet d’un policier » , les « huit heures passées en prison » , la chaleur et la soif – « l’expérience la plus déshumanisante de sa vie » .

Elle se souvient de ce vieux monsieur « qui hurlait » dans la rue, battu par des policiers tandis que leurs collègues, « en cercle autour de lui » , cachaient la scène aux regards.

Comme Ohun, Kristine Hendrix fut de tous les cortèges. En mai 2015, au retour d’une énième manifestation où elle s’était époumonée, cette mère de famille, tout juste élue au conseil des écoles de son quartier, était à l’écart avec des amis lorsque la police « a commencé à arrêter les gens » .

« Un policier m’a tasée trois fois, dans le dos, puis ils m’ont arrêtée. » Kristine désigne une petite cicatrice à la main, sa poitrine. Elle sanglote, comme si c’était hier. « Mon soutien-gorge et mon sweater m’ont sans doute sauvé la vie. Les policiers ne sont pas censés tirer trois fois de suite. Ils doivent prévenir avant d’utiliser le Taser. »

Kristine a attaqué la police de Saint Louis devant la justice. Sa plainte, déposée il y a deux ans, dénonce « Il ne s’agit pas de méthodes policières légales d’une société civilisée, mais plutôt de répression violente dans un État policier dystopique. »

En mars 2015, un rapport du Département fédéral de la justice a détaillé les « biais raciaux » de la police de Ferguson, majoritairement blanche. Les mots sont choisis avec soin, mais le document pointe des agissements accablants : politiques du chiffre sur le dos des Africains-Américains, contrôles au faciès systématiques, pratiques « agressives et parfois illégales » .

À Saint Louis, la police, à majorité blanche, a longtemps fait ce qu’elle voulait. « Il y a un racisme structurel dans ce département » , nous dit Heather Taylor, assise dans un café du quartier queer.

Taylor sait de quoi elle parle. Elle est une enquêtrice criminelle chevronnée, cheffe de l’Ethical Society of Police, le deuxième syndicat, à 97 % noir, du Police Department de Saint Louis.

Dans le Missouri, même la police est ségréguée.

À l’automne 2017, à nouveau, la ville s’est embrasée lorsqu’un policier blanc a été acquitté pour le meurtre en 2011 d’un jeune homme noir, Anthony Lamar Smith. Deux ans après Ferguson, la police s’est à nouveau illustrée par une répression féroce, « nassant » les manifestants , les gazant sans sommation. Trois officiers, dont les textos ont révélé le racisme et une fascination pour la violence, ont été mis à pied pour avoir tabassé un de leurs collègues en civil .

Depuis, le chef de la police de Saint Louis a été remplacé. Le procureur, adepte du tout-répressif, a été battu aux élections. Les officiers coupables d’abus, ou corrompus, ne sont plus intouchables. « Une philosophie différente commence à s’installer , dit Heather Taylor. Les choses changent, mais très lentement. »

Le complot dont beaucoup parlent, Taylor a du mal à y croire. « Y a-t-il un groupe quelque part qui cible les activistes de Ferguson ? Il n’y a aucune preuve de cela. » Cela ne l’empêche pas de penser qu’il reste des zones d’ombre où peuvent s’engouffrer toutes les suppositions. « Certains de ces décès , dit-elle,sont absolument suspects. »

Méticuleuse, cette enquêtrice criminelle rappelle les faits et le contexte. « La première chose que vous devez comprendre, c’est qu’un Africain-Américain ressentira toujours une forme de paranoïa vis-à-vis de la police. Cela est lié à notre histoire. »

Taylor rappelle le taux effarant des homicides à Saint Louis, une des villes les plus violentes du pays, d’après les statistiques du FBI . Ici, la vie d’un jeune Noir tient souvent à un fil.

La policière raconte aussi « le coût émotionnel » d’avoir été au premier rang des manifestations pendant des semaines ou des mois, d’avoir été humilié, maltraité par les médias, trahi par les politiques. « Ces dernières années , dit-elle sans s’attarder, il y a eu beaucoup de dépressions. »

Heather Taylor n’a toujours pas compris pourquoi certaines enquêtes ont été bâclées. Elle n’en revient toujours pas que dans le cas du meurtre de Darren Seals, les policiers n’aient pas, selon plusieurs témoignages , collecté toutes les preuves disponibles sur le lieu du meurtre. « Cela ne se fait pas. En tant que détective, je peux vous dire que davantage aurait pu être fait, absolument. »

« Tous les objets pouvant avoir valeur de preuve ont été saisis de façon appropriée » , nous indique la police du comté de Saint Louis, dénonçant une « désinformation » « Une enquête poussée et impartiale est toujours en cours » , ajoute son porte-parole. Pour l’instant, elle n’a rien donné.

« Aucune preuve »

Un matin au Cracker Barrel de Ferguson, une chaîne américaine typique dont les restaurants ressemblent à de faux ranchs, Melissa McKennies picore unpancake .

En octobre 2018, son fils, Danye Jones, a été retrouvé pendu à un arbre dans le jardin familial. C’est elle qui l’a découvert au petit matin.

Melissa sort des photos : Danye, beau jeune homme, avec ses frères et soeurs ; elle et Danye il y a cinq ans dans les rues de Ferguson. Depuis des mois, Melissa répète cette phrase, qu’elle prononce encore ce jour-là : « They lynched my baby » ( « Ils ont lynché mon bébé » ).

À la fin de l’année dernière, la mort de Jones a relancé la rumeur. La douleur de sa mère, très active lors des manifestations en 2014, a suscité un vaste élan de sympathie. Et remis en marche la machine à suspicions. Melissa assure que Danye n’était pas suicidaire, que le drap autour du cou de son fils n’était pas à elle, que le cadavre avait des « marques » suspectes. Danye, dit-elle, avait reçu des « menaces » « Il avait une brique près de son lit : il avait peur. »

Des images du corps pendu de Danye ont fait le tour des réseaux sociaux. Impossible de ne pas faire le rapprochement avec l’imagerie des 4 000 lynchagesperpétrés entre les années 1870 et 1950 dans le sud états-unien. Danye, insiste Melissa, a été retrouvé le pantalon baissé. « À l’époque , dit-elle, c’est ainsi qu’ils nous humiliaient quand ils nous pendaient. »

Pourtant, les services du médecin légiste du comté de Saint Louis ont conclu au« suicide » par « pendaison » , stipule leur rapport, que Mediapart a consulté. Melissa n’y croit pas. L’enquêteur chargé de la mort de son fils est lui-même accusé de violences policières « Que voulez-vous que j’attende d’une telle investigation ? »

Melissa perd souvent le fil, terrassée par la douleur. Elle a fini par voir des menaces partout, pense que son téléphone est écouté, qu’on rôde devant sa maison. Elle pense bientôt déménager à Atlanta (Géorgie), à 900 kilomètres de Ferguson et sa litanie de malheurs.

« Je sais combien la douleur d’un parent est immense. Mais les sentiments ne sont pas des preuves. » Wesley Bell rajuste ces lunettes noires rectangulaires qui lui donnent un air si sérieux. Depuis le 1 er janvier, Bell, 45 ans, élu au conseil municipal de Ferguson dans la foulée du mouvement, est le nouveau procureur du comté de Saint Louis, noir et progressiste, élu l’an dernier grâce à une campagne de terrain active. Bell a délogé le vieux procureur, en place depuis trois décennies, celui qui avait refusé de poursuivre le policier qui a tué Michael Brown.

Son élection, commentée au-delà du Missouri, a fait sensation : Bell est l’incarnation d’une nouvelle génération de procureurs, encore très minoritaires, qui souhaitent tourner la page des lois punitives contre le crime héritées des années 1980, coupables d’avoir envoyé derrière les barreaux des générations entières de Noirs. Il veut en finir avec la répression systématique, trouver des alternatives à la prison, « créer une culture qui se débarrasse des mauvais »policiers. Le Missouri est un des États américains qui incarcère le plus . Les Africains-Américains y sont la cible de contrôles ciblés et de peines plus lourdes .

« Notre campagne , dit Bell, a souligné la nécessité d’une réforme de notre système criminel, pour qu’il traite chacun de la même façon selon sa race, son genre ou son milieu socioéconomique. » Depuis, Bell a supprimé le recours au système des cautions pour les auteurs de délits non-violents, ne poursuit plus la possession limitée de marijuana, plaide pour l’extension de la police de proximité.

Bell choisit ses mots avec prudence. Chaque semaine, le premier procureur noir du comté de Saint Louis reçoit plusieurs lettres de menaces. Nombre de policiers guettent ses faux pas. Y compris certains de ses assistants, qui n’ont pas caché leur hostilité lorsqu’il est arrivé.

Pour parler des rumeurs qui hantent Ferguson, il ralentit encore son débit. « Il n’y a aucune preuve, en aucune façon, d’une conspiration ou de tentative de dissimulation dans le cas des activistes décédés. Si tel était le cas , jure-t-il,nous conduirions notre propre enquête et nous poursuivrions. » Le procureur a toutefois des pouvoirs d’injonction limités sur les 57 départements de police du comté. Techniquement, ils ne sont pas sous ses ordres. À Saint Louis, encore plus qu’ailleurs, la police n’aime pas rendre des comptes.

Lorsque la révolte a éclaté, ce mois d’août 2014, Cori Bush, une infirmière, est venue aider. Au cas où. La pasteure Bush, son activité du dimanche, voulait empêcher une nouvelle escalade mortelle avec la police. « J’y suis retournée tous les soirs, en sortant du travail. Je suis devenue une manifestante. »

Dans les cortèges, la rage au ventre, Cori Bush fut happée par l’histoire. En 2018, elle s’est présentée au Congrès contre l’élu sortant à la Chambre des représentants, le démocrate William Clay, dont la famille occupe le siège depuis quarante ans. Elle a obtenu 37 % des voix à la primaire, soutenue par Brand New Congress, l’organisation qui a repéré la socialiste new-yorkaise Alexandria Ocasio-Cortez. L’an prochain, en novembre 2020, Cori Bush sera à nouveau candidate.

Un samedi du mois de juin, Cori Bush a lancé sa campagne. Sur la petite scène de son nouveau QG, une boutique d’un centre commercial à dix minutes du théâtre des manifestations, Bush, ongles dorés et jean-basket, a rappelé ses principes, de gauche – contre les dons des entreprises aux politiques, pour une sécurité sociale publique et universelle, etc.

Dans sa bouche, l’été 2014 n’est jamais très loin. « On ne pourra jamais m’enlever la sensation que j’ai éprouvée dans la rue, ces jours-là, ces nuits-là. »Malgré le message rassurant du procureur Bell, qu’elle soutient, Bush continue de trouver la litanie des décès troublante. « Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je sais que quelque chose s’est passé. Il y a eu des intimidations, du harcèlement. » Bush parle d’expérience. Son expérience. « J’ai été ciblée moi aussi, j’ai reçu des menaces de mort, on a tiré sur ma voiture. » Elle n’en dira pas plus. À Ferguson, la menace semble partout, et tout finit par y ressembler.

Au coeur de Saint Louis, le campus de la Washington University a accueilli en 1904 les troisièmes Jeux olympiques de l’ère moderne. C’est là que nous a donné rendez-vous Vernon Mitchell. Ce jeune historien a grandi à Ferguson à la fin des années 1980, lorsque les Noirs se sont installés dans les maisons abandonnées par l’exode des Blancs vers les banlieues. Il a compilé les images du mouvement diffusées sur les réseaux sociaux. Il en connaît de nombreux participants : les quelques activistes connus qui ont émergé, ceux qui ont été broyés.

« On l’oublie souvent, mais pendant le mouvement des droits civiques, il y eut nombre de victimes : les morts, mais aussi les morts psychologiques, les morts mentales. Nous revivons ici la même chose » , dit-il.

La peur constante, la persistance des rumeurs, ne l’étonnent pas. « Ici , nous dit Mitchell, beaucoup ont évolué sur la scène d’un théâtre de guerre. Ils ont été confrontés à une sorte de terrorisme domestique commandité par l’État. Ils ont été surveillés, ou ont eu le sentiment de l’être, par une police censée les protéger et les servir. La paranoïa est réelle, à la mesure du traumatisme subi, du manque d’éducation, de l’absence d’opportunités qui s’est poursuivie, et pour certains, amplifiée, après le mouvement. À cause de l’histoire du terrorisme domestique aux États-Unis, le surgissement de théories du complot et de la désinformation, renforcées par les réseaux sociaux, n’est pas surprenant. Ces théories sont même séduisantes. Le récit est déjà en place. Les Noirs d’ici savent que leurs ancêtres qui osaient déclarer leur humanité pleine et entière pouvaient être jetés à la rivière. »

Penser que le temps puisse panser les plaies est sans doute rassurant, Mitchell dit que « c’est une farce » « Les politiques néfastes sont toujours là, la frustration est toujours là. » Avec Trump, le suprémacisme blanc a même un porte-voix à la Maison Blanche. L’historien a cette phrase : « Demain, à Ferguson, si un jeune homme noir est tué par la police, tout peut recommencer. »

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