États-Unis : l’agrobusiness contre l’environnement

Daniel Ross, Truthout, traduit par Alencontre,  25 septembre – 2019

Les plans d’action sur les changements climatiques préconisent souvent une réduction de l’utilisation des combustibles fossiles, des émissions de dioxyde de carbone et un virage vers les sources d’énergie renouvelables. Mais un domaine qui n’a pas reçu toute l’attention qu’il mérite est l’agriculture industrielle.

Le dernier rapport publié par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a déterminé que le transfert de plus en plus de terres à l’agriculture industrielle a entraîné une augmentation des émissions nettes de gaz à effet de serre, la perte d’écosystèmes naturels et le déclin de la biodiversité. Ainsi, «la gestion durable des terres peut contribuer à réduire les impacts négatifs de multiples facteurs de stress, y compris le changement climatique», selon ce rapport.

Cette contribution du GIEC faisait suite à l’étude de l’Académie nationale des sciences sur les technologies d’émissions négatives et la séquestration du carbone. Elle a également constaté que les efforts visant à stocker davantage de carbone dans les sols agricoles ont généralement «d’importants avantages secondaires positifs», notamment une productivité accrue, la capacité de rétention d’eau et la stabilité du rendement.

Selon l’Agence pour la protection de l’environnement (EPA), l’agriculture représente 9% des émissions états-uniennes de gaz à effet de serre, bien que d’autres soutiennent que ce chiffre devrait être plus élevé si l’on considère le «système alimentaire» dans son ensemble. Mais le rôle plus large que joue l’agriculture dans le changement climatique est complexe. Les sols peuvent contenir environ trois fois plus de carbone que l’atmosphère. Or, l’agriculture industrielle intensive a entraîné des réductions massives de carbone dans les sols agricoles du monde. Quel est le potentiel inexploité sous nos pieds?

Selon une étude récente, l’adoption agressive de pratiques agricoles régénératrices – comme l’augmentation des cultures de couverture [couvert végétal vivant qui couvre le sol en l’absence de culture] et la rotation des cultures de conservation [réduisant les besoins en intrants] – pourrait réduire de moitié l’empreinte carbone du secteur agricole américain d’ici au milieu du siècle. Et à cet égard, il y a de bonnes nouvelles. L’utilisation des cultures de couverture a augmenté de 50% à l’échelle nationale entre 2012 et 2017.

Cependant, le chemin vers des pratiques agricoles plus durables est parsemé d’obstacles culturels, politiques et économiques de toutes sortes. En plus de cela, il y a une force politique très puissante qui entrave activement les efforts dans ce sens: c’est le monstre de l’agro-industrie, qui dépense plus en lobbying que même le secteur de la défense.

Lara Bryant, directrice adjointe de l’eau et de l’agriculture au sein du Programme Nature du Natural Resources Defense Council, a déclaré à Truthout que les voix de ceux qui dirigent le mouvement agricole régénératif ne sont pas entendues par les élus au Congrès. «Et cela inclut les députés de tous les partis, a-t-elle ajouté.

Comment le Farm Bureau encourage les pratiques destructrices

A l’avant-garde de l’offensive politique agro-industrielle se trouve l’American Farm Bureau Federation, le plus grand lobby agricole du pays et la «voix de l’agriculture» autoproclamée. Le Farm Bureau exprime clairement sa position sur le changement climatique en s’opposant aux mesures réglementaires qui rassemblent le soutien du public et d’un secteur politique –, par exemple les dispositions de plafonnement et d’échange ou les lois obligeant les entités agricoles à déclarer leurs émissions de gaz à effet de serre.

Le Farm Bureau utilise son influence politique pour façonner activement la politique en matière de changement climatique, en s’alignant étroitement sur l’industrie des combustibles fossiles, dans laquelle il a beaucoup investi. Le Farm Bureau a joué un rôle essentiel dans l’annulation d’un projet de loi d’ensemle sur l’énergie et le climat – qui aurait plafonné les émissions climatiques – au début du mandat du président Obama, par exemple, et s’est farouchement opposé à son plan pour une énergie propre.

En 2001, les Etats-Unis se sont retirés de l’accord de Kyoto, qui visait à fixer des objectifs internationaux contraignants de réduction des émissions. «Le Farm Bureau a joué un rôle absolument crucial dans le déraillement du Protocole de Kyoto», a déclaré Stuart Eizenstat, négociateur en chef du président Clinton aux Etats-Unis pour le Protocole de Kyoto, à InsideClimate News.

Le Farm Bureau dispose de multiples cercles d’influence et appuie également le programme d’assurance-récolte du ministère de l’Agriculture, un filet de sécurité pour les agriculteurs face aux fluctuations des marchés et pour ceux qui ont perdu des récoltes à cause de la sécheresse et des inondations. Les critiques soutiennent que le programme remplit une fonction nécessaire, mais qu’il n’incite guère les agriculteurs à abandonner les pratiques agricoles intensives qui exacerbent le réchauffement climatique.

Le programme d’assurance-récolte, a indiqué Lara Bryant, «dépend du rendement» et du fait d’avoir «sur les terres des années de production d’un certain type de culture» de sorte que seul un petit nombre de grands cultivateurs reçoivent l’essentiel des subventions pour la production agricole. Cela n’offre aux agriculteurs que peu de raisons d’investir dans la diversité agricole, qui fait partie intégrante de l’agriculture durable, a déclaré Lara Bryant. «Les agriculteurs peuvent se sentir contraints à cultiver les mêmes choses encore et encore, comme une usine», a-t-elle ajouté.

Seth Watkins, un agriculteur adepte de cultures régénératrices, dans l’Etat de l’Iowa, élève du bétail à côté de cultures fourragères de foin et de maïs. Il pense que ce programme incite les agriculteurs à cultiver des terres aussi intensivement que possible, y compris des terres humides et des terres très sensibles à l’érosion qui ne conviennent pas à l’agriculture. En effet, selon une étude récente, jusqu’à un tiers des terres agricoles de l’Iowa utilisées pour le maïs et le soja ne sont pas rentables. «Nous devons faire un pas de géant en arrière et nous demander: pourquoi faisons-nous ça?» s’interroge Watkins. «Pourquoi essayons-nous de développer des cultures sur ces collines où le seul profit provient des subsides fédéraux qui leur sont accordés? Nos grands-parents ne l’auraient pas fait.»

Plus généralement, dans sa résistance à une approche réglementaire de lutte contre le changement climatique, le Farm Bureau s’aligne idéologiquement sur l’administration actuelle, qui réprime activement la science du changement climatique de plusieurs façons.

«Un mouvement au pouvoir grandissant tout seul»

Le mouvement vers une agriculture plus durable est face à un immense défi, compliqué de plus par un paysage agricole façonné par la marchandisation croissante des terres, les mégafusions agroalimentaires et le plafonnement du financement public de la recherche et du développement agricoles.

Une récente analyse du Environmental Defense Fund portant sur les budgets des exploitations agricoles familiales du Midwest révèle que les pratiques de conservation peuvent générer de la valeur économique, mais qu’en même temps, les gains financiers agricoles demeurent relativement faibles. En effet, dans son livre Eating Tomorrow, l’écrivain environnemental Timothy Wise décrit la situation dans l’Iowa, où un nombre croissant de terres semblent appartenir à des non-agriculteurs, y compris des investisseurs de Wall Street. «Je ne peux pas dire que je peux l’avaler», écrit-il. «Les prix des terres agricoles ont l’air et l’odeur d’une bulle spéculative qui attend d’éclater, et les rendements sont terribles. Et il est peu probable qu’ils soient améliorés par des gestionnaires municipaux malins.»

De plus, des fusions comme celle de Monsanto et de Bayer «envoient un message très fort selon lequel nous n’avons pas réussi à trouver un moyen d’avoir de nouvelles innovations qui aident les gens», selon Seth Watkins. «Nous n’avons pas encore trouvé un moyen de révolutionner l’industrie, dès lors ces deux sociétés ont fusionné afin de garder une part plus grande des profits.»

Cette situation ne se limite pas à la production végétale, elle a donné naissance à l’élevage industriel et à une production d’alimentation animale très concentrée. Par exemple, en 2015, seulement quatre entreprises représentaient 85% de l’industrie de l’emballage du bœuf des Etats-Unis. Mais comme l’indique le Coller FAIRR Protein Producer Index [structure qui analyse les producteurs de viande, de poisson en combinant divers facteurs environnementaux, sociaux, etc.], ces entreprises manquent largement à leurs responsabilités déclarées dans la lutte contre le changement climatique.

L’indice classe 60 des plus grands producteurs mondiaux de viande, de produits laitiers et de poisson en termes de facteurs de risque tels que l’utilisation d’antibiotiques, la déforestation et les émissions de gaz à effet de serre. Selon cet indice, seul un producteur de viande, de poisson et de produits laitiers sur quatre mesure ses émissions de gaz à effet de serre, et aucune des 50 entreprises de viande et de produits laitiers examinées n’a de politique concernant la déforestation. Et ce, malgré le fait que l’industrie de l’élevage soit le principal moteur de la perte d’habitat à l’échelle mondiale.

Tout cela explique pourquoi Lara Bryant croit que les élus ont besoin d’entendre un plus grand nombre de voix en dehors de celles du puissant secteur politique agro-industriel. «Quand je vais écouter les conférences d’agriculteurs, les agriculteurs s’informent les uns les autres, et cela se passe indépendamment de Washington et de l’US Department of agriculture», a-t-elle confié à Truthout. «C’est un mouvement qui dispose d’un propre pouvoir grandissant tout seul.»

A l’échelle internationale, des initiatives comme 4 pour 1000 [inaugurée en 2015 lors de la COP21, crée le profil d’une coalition public et privé visant dans ses déclarations à une agriculture compatible avec des mesures contre le réchauffement climatique] et Soil4Climate [structure associative liant l’utilisation durable du sol et le climat] s’adressent aux gouvernements et à une vaste coalition d’organisations dans le but d’élargir l’impact de l’agriculture réparatrice. Aux Etats-Unis, ce qui est frappant, c’est la diversité des approches adoptées. Brown’s Ranch, dans le Dakota du Nord, par exemple, utilise une variété de pratiques agricoles «holistiques». Pendant ce temps, juste après la frontière de l’Etat du Dakota du Sud, les éleveurs de bisons s’attaquent à la désertification des Grandes Plaines. Leurs efforts ont un impact.

Lors d’une conférence de presse au Capitole cette semaine, une lettre signée par des milliers d’agriculteurs et d’éleveurs a été présentée aux élus pour les inciter à repenser massivement l’agriculture industrielle. Pas plus tard qu’en juin, il y avait au moins 10 projets de loi dits «sols sains» qui étaient en attente d’approbation ou qui avaient déjà été adoptés par les assemblées législatives de leurs Etats, selon un registre tenu par les membres de Soil4Climate.

Et pourtant, Lara Bryant d’ajouter: «Si ce mouvement avait reçu plus d’aide du Département de l’agriculture, des législateurs du Congrès; si plus d’agriculteurs pouvaient entendre comment ces [autres] agriculteurs font fonctionner les choses, et si plus de consommateurs savaient… comment faire de meilleurs choix dans les aliments qu’ils achètent, je pense que nous verrions un changement beaucoup plus important.»

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