États-Unis : le nouveau pouvoir noir

Rose M. Brewer, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 23, hiver 2020
Les années soixante et soixante-dix ont été témoins d’une grande révolte des populations afro-américaines qui a pris naissance dans les ghettos industriels de plusieurs grandes villes. À Détroit, des mouvements inédits inspirés par une gauche marxiste ont secoué ce qui était à l’époque la capitale de l’industrie automobile. Sur la côte ouest, les Black Panthers ont de leur côté canalisé un mouvement populaire centré sur la jeunesse révoltée et les communautés en détresse. Ces mouvements élargissaient alors leur influence et les élites politiques noires (dont Martin Luther King) penchaient plus vers la gauche, construisant de nouvelles alliances avec le mouvement contre la guerre au Vietnam. Face à cet activisme, le pouvoir politique ne pouvait rester passif et une vague de répression de forte intensité s’en est suivie. Les Black Panthers, emportés par leur tendance à se considérer comme une « avant-garde » armée, ont été littéralement anéantis. Les secteurs ouvriers radicalisés ont été réprimés par les syndicats, les politiques néolibérales ont décimé les usines, même celles de Détroit, qui est peu à peu devenue une ville fantôme. Une nouvelle classe moyenne noire, encouragée par les démocrates (notamment sous le gouvernement Clinton), mieux articulée et plus agressive s’est affirmée. Refoulant le radicalisme des années précédentes, elle s’est affichée ouvertement pour l’économie de marché et partisane de l’impérialisme.
Toutefois, au tournant des années 2000, l’échiquier politique a recommencé à bouger au profit d’un courant populiste. Sous Bush fils et avec la montée de la droite radicale dans plusieurs États du centre et du sud des États-Unis, les politiques antérieures qui avaient atténué le racisme ont été érodées. Des mouvements extrémistes de masse ont adopté un langage comparable à celui du Ku Klux Klan, qui a été relayé par les médias poubelles et la droite du Parti républicain (Tea Party).
Le chômage, la détérioration des villes-centres, le profilage et la violence policière se sont poursuivis, et cela, même sous la gouverne d’Obama. Aujourd’hui, à l’ombre de Trump, ces dérapages prennent une tournure dramatique. C’est dans ce contexte que surgit une nouvelle génération militante.
À l’heure actuelle, la lutte des Afro-Américains et Afro-Américaines atteint un niveau inégalé de confrontations et de résistances. Ce radicalisme s’exprime dans les actions décentralisées d’un réseau complexe et diversifié appelé Black Lives Matter (BLM).
Néoracisme et néocapitalisme
Depuis les années quatre-vingt, le néolibéralisme et les transformations économiques et politiques qu’il a entrainées ont éliminé en partie le racisme de l’époque précédente, faisant place à un discours portant sur la neutralité et l’émancipation formelle. Cette évolution a connu son apogée sous l’administration du premier président noir de l’histoire des États-Unis. Mais depuis peu le ton change. Dans le discours public, l’idée même d’une justice raciale disparait. Concurremment, les programmes d’action positive ainsi que les lois et les politiques pour imposer l’égalité des chances sont progressivement démantelés. Sous Trump, le déferlement d’un nationalisme racial fait resurgir le mythe de la suprématie blanche toujours profondément ancré au cœur de la société américaine.
De son côté, l’élite afro-américaine s’incruste dans l’univers néolibéral. Un important groupe « d’opérateurs financiers » noirs milite dans les deux grands partis, qu’ils soient centristes, conservateurs ou libéraux. Des personnalités de renom tel le juge de la Cour suprême Clarence Thomas, qui affiche un conservatisme sans gêne de même que ses collègues Samuel Alito et John Glover Roberts, s’en prennent aux efforts des parents et des éducateurs et éducatrices qui se battent contre la discrimination dans les écoles.
Pendant ce temps, un très grand nombre de Noir-e-s sont exclus de l’économie formelle. L’immense complexe carcéral étatsunien maintient en confinement deux millions de détenu-e-s dont 50 % sont noirs et on y retrouve de plus en plus de femmes. Le capitalisme racisé continue de produire une population « excédentaire », condamnée à vivoter dans les interstices des grandes villes, dans la précarité, l’insécurité et le crime.
Une nouvelle culture de la lutte
Depuis longtemps, la lutte de libération des communautés noires contre la violence systémique est essentiellement une lutte contre la violence policière, comme en témoignent les meurtres à répétition des Afro-Américains, , ce qui constitue la trame menant en 2013 à la création, sur Twitter, du mouvement Black Lives Matter avec le hashtag #blacklives matter. Pour cette nouvelle génération, la classe, la sexualité, le genre et la race sont tous des facteurs à considérer, ce qui l’éloigne de l’idée d’une justice raciale évanescente. À l’instar des militantes et des militants des années 1960-1970, ils considèrent que l’appareil législatif est un dispositif de portée limitée pour imposer des changements et confronter les réalités d’une économie politique capitaliste.
En 1966, le Black Panther Party avait contesté cette représentation de la « justice », en mettant en place à Oakland (Californie) des unités d’autodéfense dans les quartiers frappés par la violence policière. Tout en s’inspirant de cette résistance, les militantes et les militants adoptent aujourd’hui de nouvelles formes organisationnelles, dans une perspective d’horizontalité, où des leaders d’un nouveau genre animent les débats. Elles et eux mettent à profit l’utilisation critique des nouveaux médias, de la culture et des arts. Le hip-hop y occupe une place importante. De leur côté, les médias maintiennent leur fixation sur les manifestations, les occupations et les confrontations de rues, alors qu’en réalité, BLM est ancré dans la société afro-américaine, dans sa musique, son habillement et son style de vie.
C’est une culture qui se vit et qui s’exprime. « J’aime être Noir-e », affirme-t-on. Dans ce contexte, la lutte contre le racisme et la suprématie blanche se retrouvent au cœur de l’action. De plus en plus de gens confrontent ce racisme aux États-Unis et ailleurs dans le monde, comme en Afrique du Sud, en Angleterre, en France, au Canada. Black Lives Matter est international. Dans cet élan pour la transformation de la lutte, les jeunes repensent et redéfinissent les concepts traditionnels des droits civiques et du pouvoir noir, pour l’orienter vers la complexité intersectionnelle de genre, de couleur, de sexualité et de classe.
Le temps long
Cette résistance nouvelle s’exprime notamment dans la musique et la poésie engagées du groupe KRS-One. Ainsi, le pouvoir des communautés ne peut qu’être arraché à la police. Les prisons doivent être abolies. L’occupation des quartiers noirs doit cesser.
Tout cela a pris forme lors du soulèvement de Ferguson en 2014 lorsque les citoyennes et les citoyens ont manifesté massivement pour dénoncer le meurtre de Michael Brown. De diverses manières, ces luttes s’inscrivent dans ce qu’on pourrait appeler le temps long de la résistance afro-américaine pour l’autodétermination et le pouvoir noir et elles expriment la continuité des luttes.
Les théories et les pratiques radicales en cours intègrent comme revendication la protection de la vie des Noir-e-s. De même, BLM l’exprime dans une perspective de genre, en partie non conventionnelle, en lien avec la praxis féministe radicale. Ces féministes radicales mettent au centre de ces nouvelles théories l’intersectionnalité liant le sexe et le genre, la race et la classe, en contradiction avec les travers masculinistes qui avaient influencé les mouvements afro-américains des époques antérieures. On observe les avancées de cette résistance plus explicitement émancipatrice, défiant la suprématie raciale, l’hétéropatriarcat et l’exploitation économique, en opposition à l’impérialisme et au colonialisme qui continuent entre autres de sévir sur le continent africain.
Féminisme et radicalisme
L’analyse intersectionnelle de BLM et des militantes féministes est une des caractéristiques centrales qui inclut également un leadership queer, redessinant les contours de la lutte de libération des Noir-e-s. Les concepts avancés par les mouvements radicaux queer et féministes indiquent que les systèmes structurant l’inégalité sont imbriqués les uns dans les autres. La simultanéité des oppressions y est organique. Dans cette perspective, la militante Assata Shakur allègue : « C’est notre devoir de lutter pour notre liberté. C’est notre devoir de vaincre. Nous devons nous aimer et nous protéger ensemble. Nous n’avons que nos chaînes à perdre ». Le statut de cette femme maintenant âgée de 70 ans et sa posture de féministe radicale participent à la construction d’un nouvel imaginaire radical et noir.
Une autre composante de ce mouvement s’exprime au sein de « Reclaiming Martin Luther King Message ». Au moment où l’on célèbre un peu partout l’héritage de King, ce mouvement rappelle le radicalisme du pasteur dont l’assassinat en 1968 avait déclenché la rage et l’insurrection dans plusieurs villes. C’est King qui avait lié à Memphis la radicalité des luttes et de la résistance non violentes à une orientation défiant l’économie capitaliste et la suprématie blanche. King était allé dans cette ville pour appuyer les éboueurs en grève, eux qui constituaient les couches ouvrières les plus exploitées et aussi les plus militantes, et pour qui la lutte pour les droits civils s’insérait dans une dynamique de race et de classe. Certes, cette résistance faisait partie d’un soulèvement généralisé, incluant les offensives des forces de libération du Vietnam, où se déroulait une guerre caractérisée par de fortes dimensions raciales. Rappelons que 40 % des soldats étatsuniens envoyés là-bas pour tuer des Vietnamiens et des Vietnamiennes étaient des Noirs venant de familles ouvrières.
L’urgence du moment
Sous la présente administration étatsunienne, les Noir-e-s subissent davantage de marginalisation en éducation, au travail, ainsi qu’une violence policière décomplexée. Nous assistons encore une fois à une période de repli des forces militantes.
Le pouvoir raciste est de plus en plus affirmé. L’espace racisé est ancré et interrelié à l’économie. Cependant, l’inégalité raciale provoque une forte résistance sociale qui est imbriquée dans le mouvement des prisons. Pendant ce temps, les couches ouvrières et moyennes blanches continuent à protéger leurs écoles, leurs logements, leurs emplois et leur pouvoir politique. Elles restent engluées dans leur statut racial plutôt que de contester les structures de l’exploitation et de l’exclusion.
Pour les Noir-e-s, de nouvelles stratifications sociales prennent plus d’importance. En déficit de logements décents et d’accès à une éducation de qualité, les communautés afro-américaines sont moins définies par la race que par la pauvreté qui affecte en majorité les femmes et leurs enfants. La race, le genre, la sexualité et la classe convergent, sur un terrain politique changeant, de plus en plus sous l’influence du conservatisme.
Malgré cela, la lutte continue à travers la mobilisation des nouvelles générations de militantes et de militants. La violence vécue à Ferguson se rattache à une suite ininterrompue de meurtres commis par la police, reflétant la nature structurelle et globale du problème. D’où l’urgence du moment. La prochaine étape de Black Lives Matter sera l’intensification de cette résistance politique dans une perspective de lutte de longue durée pour leur libération. Il leur faut développer de nouvelles stratégies de transformation, éviter d’être confinés à des luttes pour des réformes traditionnelles et s’insérer, à la base, dans les diverses communautés.