États-Unis : le sabotage des élections

Mike Ludwig, Truthout (raduction À l’Encontre), 3 octobre 2020

Le président Trump et ses alliés s’acharnent à jeter le doute sur l’impartialité et l’intégrité du processus électoral alors que dans certains États commence le vote anticipé et que Trump est dans les sondages à la traîne du candidat démocrate Joe Biden. Dans le pays tout entier, et en particulier dans les «battlegrounds states» (États du champ de bataille, États pivots) [1], le Parti républicain s’est efforcé de restreindre l’accès des électeurs au scrutin, alors que des opérateurs politiques relèvent des irrégularités dans l’organisation rapide du vote par correspondance due à la pandémie, pour renforcer les allégations fausses de fraude électorale généralisée dont Trump fait son beurre.

Trump a systématiquement refusé de prendre l’engagement d’assurer un transfert pacifique du pouvoir s’il perdait au profit de Biden. Et, le week-end dernier, le président a déclaré que l’élection était «manifestement» truquée à son détriment. Il déploie une stratégie de mise en doute préventive des résultats électoraux défavorables que ses experts attribuent au sabotage électoral. Lors du premier débat présidentiel, mardi 29 septembre – et après la déclaration de Biden qu’il accepterait les résultats de l’élection, quel que soit le vainqueur – Trump accusa, sans apporter la moindre preuve, que le vote par correspondance était une «fraude» et une «honte». Biden a relevé que Trump lui-même vote par correspondance.

«Il nous est donné aujourd’hui de voir en temps réel un président saboter une élection», a constaté Susan Stokes, politologue à l’Université de Chicago, lors d’un récent webinaire consacré à la manipulation électorale.

Des batailles juridiques opposant le GOP (Parti républicain) et les défenseurs du droit de vote à propos des règles du scrutin et des bulletins de vote par correspondance se multiplient dans les tribunaux états-uniens. Ces procédures retardent les efforts pour élargir la participation en ces temps de pandémie.

Au moins 262 poursuites concernant le scrutin en temps de pandémie ont été déposées à travers le pays, selon le Election Law Blog (Blog sur le droit électoral) édité par Richard L. Hasen, professeur de droit à l’Université de Californie et auteur de Election Meltdown: Dirty Tricks, Distrust, and the Threat to American Democracy (Yale University Press, mars 2020) [La débâcle électorale: coups bas, méfiance, et menace pour la démocratie américaine]. Trump et certains républicains ont exprimé leur conviction qu’un taux de participation élevé nuit à leurs chances électorales.

Le Washington Post a analysé 90 procédures judiciaires portant sur le vote au niveau fédéral. Cet examen nous apprend que les juges ont massivement débouté les accusations républicaines selon lesquelles la fraude électorale menace l’élection. Ils ont, en réalité, adopté le point de vue des groupes défendant le droit de vote et des experts qui affirment que la fraude est rare et que le système électoral est performant mais peut être amélioré. Dans un certain nombre de cas, l’élargissement de l’accès au vote par correspondance et au vote anticipé que demandaient les défenseurs du droit de vote a été soutenu par les juges fédéraux. Dans un certain nombre d’autres cas, ils ont rendu des décisions partagées [2]. Des dizaines de cas n’ont pas encore été tranchés.

Comme le prouvent une quantité croissante d’éléments, Trump et ses alliés, engagés dans une vaste stratégie électorale anti-démocratique, s’acharnent à réduire la participation au scrutin. Mardi 29 septembre, une enquête de la chaîne de télévision britannique Channel 4 a révélé qu’en 2016 la campagne Trump a utilisé une énorme quantité de données personnelles glanées en ligne pour identifier des millions d’électeurs noirs que des publicités ciblées pourraient décourager de voter. La campagne Trump visait de manière disproportionnée les électeurs noirs dans un certain nombre d’États. L’enquête de Channel 4 se concentre sur les électeurs noirs visés à Milwaukee, dans le Wisconsin, où la participation électorale, dans les quartiers à majorité noire, a chuté en 2016. Après les élections, les instituts de sondage ont évalué que le faible taux de participation dans les bastions traditionnellement démocrates des principaux swing states (Etats pivots) fut l’une des raisons de la défaite d’Hillary Clinton contre Trump, même si la campagne de Clinton n’a guère stimulé les électeurs à se rendre aux urnes.

Richard L. Hasen et d’autres experts affirment que l’élection à venir connaîtra probablement quelques problèmes ou irrégularités. Les électeurs enverront par poste un nombre sans précédent de bulletins de vote par correspondance, et les responsables électoraux vont fermer leurs bureaux de vote en raison de la pénurie de personnel électoral et des inquiétudes que suscite le Covid-19.

Les républicains au Congrès ont refusé d’accorder un financement supplémentaire pour les élections en raison de la pandémie, alors que les élus se chamaillent au sujet de l’aide apportée contre le Covid-19 et que les administrateurs locaux des élections ont du mal à assumer le coût de la tenue d’une élection pendant une pandémie sans précédent. Les responsables politiques de droite et l’administration Trump elle-même se saisissent déjà d’irrégularités isolées dans le vote anticipé qu’ils traquent de façon démesurée dans le but d’accréditer les allégations de Trump sur la fraude.

«Plus les élections seront bâclées, plus nombreuses seront les occasions de forger des accusations de fraude électorale en jouant sur l’incompétence bureaucratique et le cafouillis électoral», a déclaré Richard L. Hasen dans un courrier électronique adressé à Truthout.

Une récente tribune de Richard L. Hasen dans le Los Angeles Times évoquait un incident survenu dans le comté de Luzerne, en Pennsylvanie, où un agent du scrutin fut congédié pour s’être trompé dans la manipulation de neuf bulletins de vote. De façon inhabituelle, le ministère de la Justice a réagi avec un communiqué de presse qui soulevait de graves problèmes d’éthique. Ce communiqué fut ensuite annulé. Il annonçait une enquête sur l’incident, et précisait que les bulletins de vote rejetés contenaient des votes pour Trump. La désinformation a rapidement parcouru la sphère médiatique de droite, et Trump a suggéré publiquement que l’incident était la preuve d’un complot contre sa réélection. Cependant, les responsables locaux des élections ont précisé par la suite que les bulletins de vote avaient fait l’objet d’une erreur de manipulation et qu’il n’existait aucune preuve d’une activité criminelle ou frauduleuse.

«Il ne fait aucun doute que certains administrateurs électoraux, comme cela s’est produit dans le comté de Luzerne, feront des erreurs de manipulation», écrit Richard L. Hasen. «Des maillons faibles existent dans tout processus électoral. Et ils seront plus nombreux qu’ils ne l’étaient en 2016 puisque le Congrès n’a pas accordé un financement suffisant pour faire face aux coûts supérieurs dus à l’augmentation du nombre de scrutateurs et aux frais d’expédition des votes par correspondance en temps de pandémie.»

Richard L. Hasen affirme que les administrateurs électoraux doivent rester transparents sur des erreurs inévitables mais isolées, et que les médias doivent faire preuve de prudence lorsqu’ils signalent des fraudes électorales. Les règles du vote par correspondance varient d’un État à l’autre, et les médias doivent clairement préciser que des erreurs et des irrégularités ne sont pas la même chose que la fraude, qui est rare et qui suppose un effort délibéré pour influencer les résultats des élections. Dans tout le pays, les responsables électoraux et les défenseurs du droit de vote craignent que l’anxiété infondée qu’ont suscitée Trump et ses alliés à propos de la fraude ne se traduise par une intimidation des électeurs se rendant aux bureaux de vote. La semaine dernière, les responsables électoraux de Fairfax, en Virginie, ont confirmé qu’une manifestation de partisans de Trump avait intimidé les électeurs en bloquant l’accès à un bureau de vote ouvert pour le vote anticipé.

Trump a clairement indiqué qu’il n’accepterait pas tranquillement sa défaite, et les défenseurs du droit issus de tous les horizons politiques se préparent au pire. Une coalition de 50 personnes expertes dans les domaines du droit électoral, du droit de vote, de la cybersécurité, des médias et de la santé publique a formé le National Task Force on Election Crises (Groupe de travail national sur la crise électorale) [3] pour recommander des réponses politiques à un éventuel fiasco électoral. Un réseau d’électrices et d’électeurs, d’activistes, Protect the Results, s’est engagé à organiser des manifestations de rue dans le cas où Trump refuserait d’accepter les résultats de l’élection. Protect the Results est d’ores et déjà soutenu par 100 organisations de défense des droits, aussi bien de gauche que de droite.

«Donald Trump tweete qu’il n’acceptera pas les résultats de l’élection s’il perd, et il jette un doute sur la tenue du processus électoral afin de supprimer le vote», a déclaré Christina Harvey, directrice générale de Stand Up America, partenaire de la coalition Protect the Vote, dans une déclaration récente. «Il représente une menace existentielle pour notre démocratie.»

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[1] États du champ de bataille, ou encore, États disputés, États pivots, en anglais battleground state ou swing states. Aux États-Unis, l’influence de ces États peut être déterminante dans l’issue d’une campagne présidentielle. (Réd.)

[2] Décisions partagées (split décisions): en cas de désaccord, la Cour suprême publie d’ordinaire une opinion de la majorité et une opinion de la minorité ou opinion dissidente. (Réd.)

[3] National Task Force on Election Crises: «Le Groupe de travail national sur la crise électorale est une association multipartite de plus de 50 experts qui se consacrent à assurer une élection générale libre et juste en 2020 en recommandant des réponses à une gamme de crises électorales potentielles. Le seul résultat électoral que préconise ce groupe est celui obtenu par une élection est libre et juste.» (Réd.)