États-Unis : mettre le feu au Moyen-Orient

FILE PHOTO: F/A-18F aircrafts are seen on the deck of USS Abraham Lincoln in the Gulf of Oman near the Strait of Hormuz July 15, 2019. Picture taken July 15, 2019. REUTERS/Ahmed Jadallah/File Photo - RC2JED9L9G8W

Philippe Leymarie, Le Monde diplomatique, 20 janvier 2020

Le président Trump a une nouvelle idée : refiler le bébé irakien et la gestion de tout cet « Orient compliqué » aux Européens ! Il hésite encore sur la formule idéale : demander au secrétaire général de l’OTAN, qui n’a rien à lui refuser, de bien vouloir prier les « alliés » — et surtout obligés — de prendre la relève des soldats américains en Irak ; ou préconiser franchement une extension de l’Alliance, au delà de la Turquie, dont il pense avoir déjà trouvé le nom…

 «NATO [OTAN], d’accord ; et puis vous avez M-E, Middle-East [Proche-Orient] », a-t-il lancé jeudi 9 janvier à des reporters depuis la Maison blanche, écrivant en l’air avec ses doigts, tout enthousiaste, paraît-il : « NATO-ME, ce n’est pas un beau nom ? », s’est gaussé M. Trump, qui donne parfois l’impression de faire de la géopolitique sans le savoir, comme M. Jourdain. « Je suis bon pour trouver les noms », s’est-il félicité, rappelant qu’il avait aussi trouvé un truc mnémotechnique à propos de l’accord commercial renégocié avec le Mexique et le Canada : « Personne ne se souvenait de cet USMCA. J’ai dit, pensez à la chanson : “YMCA”. Maintenant, tout le monde le fait ! ».

On est un peu loin, évidemment, de la polémique fin novembre sur la « mort cérébrale » de l’OTAN. Mercredi, dans son allocution après les frappes vengeresses des gardiens de la révolution — si « proportionnées » qu’elles ont fait flop — Donald Trump avait déjà évoqué ce souhait d’une « beaucoup plus grande implication de l’OTAN au Proche-Orient ». Il s’en était ouvert, dans la foulée, au secrétaire général de l’institution, Jens Stoltenberg, que Trump a décrit comme « excité » par la perspective d’une expansion de l’alliance vers l’Est.

Le raisonnement du numéro un américain, tel que le restitue le site Politico, est le suivant :

• « En venant à bout de l’Organisation de l’État islamique (OEI), nous avons fait une grande faveur à l’Europe » ;
• « Nous aiderons. Mais en ce moment, le fardeau est sur nous, et cela n’a pas été juste. »
• l’alliance militaire de l’Atlantique Nord devrait maintenant prendre le relais des États-Unis dans la région, « car il s’agit d’un problème international ».
• « Je pense que l’OTAN devrait être élargie » (1). Cependant, le président américain — qui n’avait pas ménagé l’organisation durant la première partie de son mandat, mais y reste tout puissant — n’a pas précisé quels pays du Proche-Orient il voudrait inviter.

Troc parallèle

Après la récente escalade irano-américaine, les échanges de missiles, l’annonce de nouvelles sanctions d’un côté, de violations calculées de l’accord nucléaire JCPOA (2) de l’autre, et alors que Donald Trump vient de redemander aux trois grands garants européens de l’accord nucléaire avec l’Iran (France, Allemagne, Grande-Bretagne) de cesser leur action, que peut faire l’Europe, à part appeler à « la retenue », réclamer la « désescalade », recommander une « solution politique  » — ce qu’elle n’a cessé de faire depuis les premiers jours ?

Nathalie Tocci, directrice de l’Istituto Affari Internazionali, ancienne conseillère de Federica Mogherini, la haute représentante européenne pour les affaires étrangères jusqu’en 2019, estime que l’Europe est pourtant « la seule voix raisonnable » du moment, et que l’UE reste — quoique veuille Donald Trump — coordinatrice de l’accord de non prolifération (3).

Un accord qui a été malmené depuis deux ans, en raison des sanctions américaines, de l’incapacité des Européens à faire vivre le programme Instex, qui n’a permis encore aucune transaction (4), tandis que, de son côté, Téhéran s’affranchissait progressivement des règles du traité, notamment concernant le nombre de centrifugeuses autorisées à entrer en action pour augmenter son stock d’uranium enrichi.

Accord détricoté

Mais la préoccupation internationale était, selon Nathalie Tocci, que Téhéran réagirait à l’assassinat du général Soleimani en annonçant un retour à un enrichissement d’uranium de 20 %, en imposant des restrictions aux inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ou même en quittant complètement le Traité de non-prolifération. « Contre toute attente, rien de tout cela ne s’est produit, écrit-elle. Oui, l’Iran a annoncé qu’il ne serait plus lié par la limite imposée par le traité JCPOA quant au nombre de centrifugeuses nécessaires à l’enrichissement de l’uranium. Mais il n’a annoncé ni une hausse de ses niveaux d’enrichissement, ni une restriction des inspections internationales. Et s’il commençait à enrichir l’uranium aux niveaux nécessaires à la fabrication d’une bombe nucléaire, la communauté internationale le découvrirait immédiatement ».

« Il est trop tôt pour décréter la mort de l’accord sur le nucléaire », estime aussi par exemple le journal russe Izvestia, qui appelle les Européens à tout faire pour le sauver. Interrogé par le journal, un analyste de l’Institut d’État des relations internationales estime que le volet essentiel du traité, qui porte sur la coopération de l’Iran avec l’AIEA, est toujours valide. « La République islamique continue de laisser entrer les experts de l’AIEA sur tous ses sites, ce qui signifie qu’elle n’a pas l’intention de se doter de l’arme nucléaire dans l’immédiat », croit savoir le quotidien russe.

À l’Europe, donc, et notamment à l’UE — pour le moment « hors jeu au Proche-Orient », reconnaît le président du Conseil européen, Charles Michel, mais perçue comme un acteur plutôt neutre — de tenter de ranimer ce qui reste de cet accord, et de dissuader l’Iran de le détricoter à son tour, par exemple en relançant le programme Instex, en dépit des obstacles techniques invoqués jusqu’ici.

Fenêtre de désescalade

Et aussi d’agir sur les autres facteurs : par exemple, veiller à ce que, si tout ou partie des troupes étrangères sont appelées à quitter l’Irak — après que les États-Unis ont annoncé un arrêt temporaire des opérations de la coalition — cela ne laisse pas le champ libre à l’OEI. « Il est important que les Américains continuent la lutte contre le terrorisme », plaidait samedi sur France Inter la ministre française des armées, Florence Parly, pour qui la disparition du califat territorial n’est pas un effacement total de l’OEI. Elle justifie le maintien actuel des 200 soldats français en Irak (chargés de la formation d’unités de l’armée) : « Quand un allié est attaqué, la réponse n’est pas de fuir » (5).

Profitant de la fenêtre actuelle de désescalade, alors que l’Iran lui-même en est à gérer les retombées de la dramatique méprise de son armée dans l’explosion en vol d’un avion civil ukrainien, les Européens pourraient tenter d’encourager le mouvement vers ce que le haut-représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la sécurité, Josep Borrell, imagine comme une possible « solution politique régionale ».

Mais encore faudrait-il que ces Européens soient pris au sérieux par les pays de la région, et prennent quelques risques, y compris celui de déplaire un peu à M. Trump, le fantasque « parrain » de l’Alliance atlantique. Quitte, pour aller au devant des nouveaux rêves trumpiens d’une OTAN sans frontières, à offrir par exemple de transformer l’actuelle mission européenne civile de conseil pour la réforme du secteur de la sécurité en Irak, en une mission militaire d’envergure, qui prendrait notamment en charge l’essentiel de la formation de l’armée irakienne.

Abandon géopolitique

Grand bénéficiaire de la séquence de tension de ces dernières semaines : le président Vladimir Poutine, si l’on en juge par la presse russe (6). Le quotidien Vzgliad, un journal proche des positions du Kremlin, estime que les événements des derniers jours confortent M. Poutine dans un rôle de « pacificateur du Proche-Orient », par opposition à Donald Trump, qui selon le journal ne déclenche des crises que pour détourner l’attention de la procédure d’impeachment lancée contre lui (comme le président Clinton en son temps…). « Les intérêts de la Russie dans la région sont liés à la pacification et non à la déstabilisation », écrit le journal russe : « Poutine est le seul dirigeant apte à discuter avec tous les acteurs de la région (…), il est là pour empêcher le chaos et faire en sorte que le monde ne bascule pas dans la troisième guerre mondiale ». 

 « Poutine a toutes les raisons d’être satisfait, car cela conforte son discours, qui consiste à dire que c’est l’Amérique le pouvoir arrogant du monde », commente The Moscow Times, quotidien anglophone et indépendant de Moscou. La publication officielle Rossiskaïa Gazeta estime quant à elle que la Russie a fait son grand retour dans la région ces dernières années, que la Syrie, l’Iran et l’Irak sont dans la sphère d’influence directe de Moscou, et dans une proximité même géographique, et que même si les Américains ne sont pas encore totalement partis, ils ont « géopolitiquement abandonné le Proche-Orient ».

Philippe Leymarie

(1) Créée pendant la guerre froide, principalement pour faire pièce à l’Union soviétique, l’alliance comprenait 12 membres d’origine ; elle compte aujourd’hui 29 membres, tous d’Amérique du Nord et d’Europe, ainsi que la Turquie.

(2) Signé en 2015 à Vienne, le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) comprenait, outre les États-Unis qui l’ont dénoncé en 2018, l’Union européenne, la Russie, la Chine et le groupe dit « E3 » — France, Allemagne et Royaume-Uni.

(3) Accord dont le gouvernement américain est sorti en 2018, en réimposant des sanctions à l’Iran, et en menaçant de les appliquer extraterritorialement à toutes les entreprises européennes souhaitant commercer avec Téhéran.

(4) L’Instrument in Support of Trade Exchanges (Instex) est un système de troc parallèle conçu pour permettre un commerce licite de biens humanitaires entre l’Europe et l’Iran, c’est-à-dire pour contourner les sanctions « extraterritoriales » américaines.

(5) Allusion au retrait précipité d’une partie du contingent allemand après l’assassinat du général Soleimani.

(6Cf. la chronique d’Hamdam Mostafavi, rédactrice en chef du Courrier International, sur France Culture, le 10 janvier 2020.