France : contre la chasse aux sorcières

Éditorial de la revue REGARDS, 21 octobre 2020

Il n’aura pas fallu une semaine après l’attentat de Conflans pour que le discours martial soit dans la plupart des bouches politiques. Avec toutes les illusions et les dangers que cela comporte.

La tension monte très dangereusement. On nous dit que les États-Unis sont à deux doigts de la guerre civile. La France en est-elle si éloignée ? Face à la gravité de l’attentat contre la République commis vendredi, les discours se font martiaux, clivant, excluant. Ils rappellent les temps de guerre froide…

L’ « angélisme » n’est plus de mise et il faudrait donc se rendre à l’évidence : il y aurait de fortes chances pour que la foi musulmane porte à l’islamisme, et de l’islamisme à la pratique concrète de la terreur djihadiste, il n’y aurait qu’un pas. Et cela suffirait à définir une réplique ?

Depuis le 11 septembre 2001, la réponse serait la guerre contre cet ennemi. Mais « l’état de guerre », « l’état d’urgence » et même « l’état d’exception » nous ont-ils permis avancé d’un pas vers la « victoire » ? On fait rêver l’Occident d’une guerre « propre », celle que l’on mène au loin, celle que l’on mènera ici. Et les terroristes sont d’accord pour se lancer dans cette guerre inégale : la barbarie la plus inhumaine leur est une arme. Paris, Vincennes, Nice, Saint-Etienne du Rouvray, Villejuif, Conflans-Saint-Honorine… Partout on pleure les vies fauchées, on frémit devant l’horreur et on constate affligé la montée des peurs et l’anémie des libertés.

Face au terrorisme sanglant, la force peut devenir obligé. Il ne faut pas transiger avec la barbarie, mais il faut se convaincre qu’il n’y a pas de solution par la force seule et par la force pure. Il est significatif qu’aucune guerre menée contre des « terroristes » n’ait atteint ses objectifs. Face à la violence expansive, l’issue ne peut être que globale, donc politique.

Ce chemin est incontournable, mais il n’est pas facile. Aujourd’hui, les individus n’ont plus confiance dans l’État. Beaucoup ont cessé de croire à la possibilité de l’égalité, du partage et de la mise en commun. La mondialisation et la realpolitik font de plus en plus peur. L’Europe semble une impasse. Ici même, la victoire de l’extrême droite paraît possible. Et pourtant, à en croire les voix qui portent, le spectre que l’on doit conjurer n’est pas ce désespoir, ni le fascisme, mais « l’islamo-gauchisme » ! Oser manifester contre les discriminations à l’égard de nos concitoyens de culture musulmane serait donc le danger mortel pour notre pays. Leur faire place dans nos organisations, nos écrits et nos représentations serait déjà une capitulation. Si ces combats de la gauche sont délégitimés, que restera-t-il de notre démocratie et de la nécessaire politique ?

Va-t-on réduire nos débats au face-à-face d’un universalisme d’exclusion et d’un communautarisme du repli ? Il n’est pas raisonnable de diviser le monde entre « républicains » et « fanatiques ». L’exacerbation des désaccords n’est pas une voie. Il n’est pas possible de sommer chacun de choisir son camp. Faute de savoir rassembler, on ne peut compter sur une République qui exclut.

Au nom du caractère prétendument obsolète du conflit de la droite et de la gauche, va-t-on s’habituer à ce qu’il ne reste plus qu’un conflit entre la droite et l’extrême droite ? Et parce qu’une partie de la gauche a si profondément déçu, va-t-on renoncer à porter ses idéaux ? Va-t-on réduire nos débats au face-à-face d’un universalisme d’exclusion et d’un communautarisme du repli ? Il n’est pas raisonnable de diviser le monde entre « républicains » et « fanatiques ». L’exacerbation des désaccords n’est pas une voie. Il n’est pas possible de sommer chacun de choisir son camp. La France connaît des clivages croissants, les ressentiments s’accumulent, la défiance se généralise. La fin de l’espérance domine tout. Faute de savoir rassembler, on ne peut compter sur une République qui exclut.

Le monde populaire, depuis 1848, trouve son dynamisme dans la recherche de la « République vraie ». C’est dire que la République n’est pas un bloc, que toute République ne se vaut pas et qu’il faut bien des débats, bien des confrontations entre « républicains », avant de trouver l’équilibre qui rassemble les individus au lieu de les séparer. La logique du combat contre le « séparatisme » n’est pas le gage d’une défaite des forces les plus obscures de nos sociétés. Elle discrimine un peu plus ceux qui le sont déjà, en premier lieu la masse des musulmans. Elle flatte et berce d’illusion d’autres dominés, ceux qui n’ont pourtant à leur disposition ni les avoirs ni les savoirs ni les pouvoirs. Le dire n’est pas céder devant la violence aveugle. S’y refuser, c’est garder le chemin possible pour la politique, c’est-à-dire la construction d’une société de projet pour chacun.ur lutter contre les terroristes qui s

Comme un symbole. Vendredi 16 octobre, Marine Le Pen réagit sur Twitter à l’attentat de Conflans : « L’islamisme nous mène une guerre : c’est par la force que nous devons le chasser de notre pays. » Il faudra attendre quelques minutes, et un deuxième tweet, pour que la présidente du parti d’extrême droite vienne adresser ses « pensées aux proches de la victime et à la communauté enseignante ». La guerre prime.

D’ailleurs, ils sont tellement occupés à lutter contre le terrorisme, au Rassemblement national, qu’ils n’ont pas le temps pour participer aux manifestations. Au Figaro, l’entourage de Marine Le Pen s’explique : « Nos responsables sont dans l’action politique. Ils travaillent à quelque chose de plus concret et en ont un peu marre de la « politique de la bougie » ». Tiens, on pense la même chose chez Les Républicains, de la bouche du président du conseil régional de PACA, Renaud Muselier : « Ce n’est pas avec des bougies qu’on combat l’islamisme ».

Bien sûr, dans les rangs du RN et de LR, on voit avant toute chose dans cet attentat terroriste l’acte d’un étranger. D’où cette réponse simpliste : expulsez-les tous. Mais il est des propositions plus insidieuses, liberticides au possible, allant contre toute conception républicaine de la politique.

Froussards de la République

Prenez Éric Ciotti par exemple. Le député LR est fatigué que l’on ne puisse pas, au nom de la lutte contre le terrorisme, faire passer toute et n’importe quelle loi. Dans Le Figaro, il accuse le Conseil constitutionnel de « lâcheté », coupable à ces yeux de censures au nom des « libertés individuelles ». Pour enjamber les « Sages », et donc la Constitution, Éric Ciotti propose qu’on légifère en matière d’antiterrorisme par voie de référendum pour « mettre au cœur de notre République une laïcité exigeante ». Venant d’un élu dont la principale obsession politique est d’inscrire dans la Constitution les « racines chrétiennes de la France », on ne sait que penser. Éric Ciotti souhaite également l’interdiction du voile pour les usagers du service public. On a connu idée plus respectueuse de la laïcité. Voilà donc le programme de monsieur Ciotti, des propositions fourre-tout-identitaire dont on a du mal à percevoir le lien avec la lutte contre le terrorisme.

Le maire LR de Chalon-sur-Saône, Gilles Platret, se place sur la même veine que son collègue des Alpes-Maritimes, proposant une « restriction de la liberté de pensée » (il parle du salafisme, notamment) et que l’on cesse d’y être empêché par « certains problèmes constitutionnels »« Guerre ! Guerre ! Guerre à l’islamisme ! », scande-t-il. Ça n’a peut-être l’air de rien, mais niveau rejet de l’État de droit, des institutions et des principes fondateurs de la République, ils placent la barre très haut.

Xavier Bertrand est, lui aussi, très inspiré pour lutter contre le terrorisme. Sa proposition phare pour « entrer en guerre contre les islamistes » : la fin de l’anonymat sur internet, évoquant « l’imam Google ». De quoi faire trembler les djihadistes jusqu’à Mossoul. C’est aussi l’avis de la députée LREM Laetitia Avia, laquelle était rapportrice il y a quelques mois d’une loi contre la haine en ligne, loi très largement censurée par… le Conseil constitutionnel. Mais là encore, qu’importe les institutions républicaines, il faut revenir à la charge, avec les mêmes idées. Par ailleurs, Xavier Bertrand aimerait lui aussi toucher à la Constitution pour « consacrer le principe de laïcité au même niveau que l’égalité, la liberté, la fraternité ». S’il faut inscrire toutes les valeurs de la République dans sa devise, ça risque de nous coûter cher en réfection des frontons de bâtiments publics.

C’est que la sécurité est la première des libertés, non ? Mais alors, que serait une République où la sécurité viendrait restreindre, voire annihiler nos libertés ? N’est-ce pas là le premier objectif des terroristes ? Les Républicains cèdent. Ils cèdent leur peur au terrorisme. Ils proposent d’entrer dans la danse et de répondre coup pour coup. La peur à la peur, la haine à la haine, la guerre à la guerre. En plus d’être les deux faces d’une même pièce, ils ont le même calendrier. Si la droite parle à tout-va de référendum, c’est parce qu’au Sénat, ce lundi 19 octobre, on examine la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République. Hasard du calendrier, dira-t-on.

La guerre, c’est la paix

Depuis des années – au moins 2015 –, nous subissons. Attentat après attentat, nous nous rassemblons, nous nous indignons et nous pleurons tous ensemble. Et, à chaque fois, il ne faut pas attendre bien longtemps pour que d’aucuns, rarement présents dans les moments de communions populaires, distillent leur poison. À la guerre que les terroristes espèrent déclencher, ceux-là répondent toujours présents. Ils mènent une guerre… sur les plateaux de télévision ! Une guerre de communication, donc, mais une guerre sale, ambigüe.

Et ailleurs. Sur la gauche de l’échiquier, que se passe-t-il ? À chaque fois, la gauche appelle à l’union populaireau commun plutôt qu’à la haine. En janvier 2015Regards écrivait ceci : « Se sortir de la guerre et non pas chercher à la gagner ». En novembre 2015, nous écrivions « Se sortir de la guerre ». En mars 2016, nous écrivions « Guerre à la guerre : dix thèses contre la peur ». Et nous voici en ce mois d’octobre 2020 à écrire « La guerre civile menace ». Mais les va-t-en-guerre sont plus forts que nous.

Peut-être faut-il se relire pour comprendre comment nous en sommes arrivés-là :

Inspirée par la droite et le FN, la réponse dominante aujourd’hui se situe sur le seul terrain sécuritaire, comme si surveiller tout le monde et stigmatiser une partie de la population allait permettre de faire reculer la menace terroriste. […] Dans un climat de peur, des solutions aussi absurdes que dangereuses pour les droits humains s’imposent dans le paysage. Elles renforcent l’original et non la copie. À gauche, nous avons tout à y perdre.

Les manifestations sont aujourd’hui interdites, mais on peut continuer à faire ses courses dans une grande surface… C’est une victoire pour ceux qui veulent nous terroriser et atteindre notre vie démocratique. Si l’on prend et défend la liberté de boire un verre en terrasse et de se rendre à des concerts, pourquoi ne pourrions-nous pas descendre dans la rue pour le climat ou les sans-papiers ? La menace terroriste va durer. Il n’est pas question d’inviter à l’imprudence, d’exposer des militants et citoyens au risque terroriste, mais nous devons être vigilants afin de ne pas transformer notre démocratie en un grand espace de contrôle social et laisser l’État profiter de cette situation pour casser les reins des mobilisations sociales. »

« L’émotion, c’est étymologiquement ce qui met en mouvement. Loin de nous murer chacun-e devant notre poste de télévision, il nous faut ensemble défier la peur en nous retrouvant, en échangeant, en réfléchissant, en agissant pour la paix, la liberté, la démocratie.

J’ai lu avec effroi de nombreux commentaires, sur les réseaux sociaux, qui attisent la haine. Plus que jamais, nous devons faire entendre la voix du refus des amalgames, des réactions racistes ou stigmatisant les musulmans, du refus des interprétations complotistes et antisémites que ces actes visent à alimenter. Nous devons faire entendre la voix de la justice sociale et de la paix.

Place de la République à Paris, la statue est toujours debout. Elle nous dit que la liberté, l’égalité et la fraternité sont les valeurs qui nous unissent. »