Haïti : corruption et capitalisme

 

Alain Philoctète, Haiti Liberté, 22 octobre 2018

 

La mobilisation populaire et citoyenne du 17 octobre 2018 exige que les 3.8 milliards de dollars des fonds PétroCaribe, d’aide Vénézuélienne à Haiti, soient restitués au peuple et utilisés au développement du pays. Ce qui saute aux yeux dans ce scandale, c’est l’existence de rapports étroits, de type mafieux, entre le secteur privé des affaires, ainsi nommé par les médias et qui en fait n’est pas autre chose que la classe des capitalistes, et les tenants de l’appareil d’État. Les différents gouvernements de 2006 à 2018 ont encouragé, ont participé aux pillages de ces fonds, tout en offrant des opportunités d’enrichissement illégal à l’oligarchie. Le pouvoir politique a effectué des pratiques frauduleuses et s’est impliqué dans la criminalité financière pour servir les intérêts de la classe du pouvoir d’État et de l’oligarchie.

Cette connivence entre le monde des affaires et celui de la politique est l’une des caractéristiques des mutations du capitalisme, résultant de la destruction des modes de régulation, de l’affaiblissement de l’État par les politiques néolibérales et de l’effrayante concentration du pouvoir tant économique que politique entre les mains de l’oligarchie. En fait, la corruption est le point de jonction entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, de la subordination du politique à l’économique. C’est dans cette optique que nous devons appréhender les agissements du régime Tèt Kale de Jovenel Moïse/Henri Céant, régime totalement soumis et contrôlé par l’aile la plus réactionnaire de l’oligarchie.

L’histoire d’Haïti regorge de scandales financiers et de dénonciations de la corruption. Nous avons pour preuve, par exemple, le procès de la consolidation. À chaque nouveau scandale, les politiciens au pouvoir simulent l’indignation et attestent de la nécessité d’endiguer la corruption et de châtier sévèrement les responsables.

Rappelons que ces moments correspondent aux contextes de crises du capitalisme et révèlent le niveau de putréfaction du système. Le capitalisme globalisé a universalisé la corruption, multiplié les montages financiers frauduleux, amplifié les contrats douteux avec des firmes internationales, diversifié les paradis fiscaux, créé des fondations et des organisations non gouvernementales afin de faire fructifier le capital etc.

Tous les aspects de la vie politique, juridique, sociale, économique même sportive et artistique sont gangrenés par la corruption, les manipulations frauduleuses et le détournement des fonds publics. Tous ces phénomènes sont intrinsèques au capitalisme qui les génère sans arrêt. Actuellement, il est évident que l’une des causes fondamentales de la corruption qui gangrènent les structures politico-économiques et sociales de notre pays est bien les élections frauduleuses imposées par les puissantes impérialistes.

Les liens existants entre le monde politique et le milieu des affaires deviennent tellement organiques qu’il est devenu presqu’impossible de les distinguer. Les uns et les autres deviennent interdépendants et se nourrissent par une synergie perfide. Ces acteurs regroupent des entreprises, des banques, des chefs d’État, des premiers ministres, des ministres, des directeurs généraux, des sénateurs, des députés, des maires etc. Ces corrupteurs, entreprennent systématiquement, par tous les moyens de voler, piller les richesses créées par les travailleurs et le peuple qu’ils considèrent comme des personnes méprisables, jetables comme des déchets.

Mettre de l’avant, la morale, l’éthique, la bonne volonté, la bonne gouvernance dans le cadre du capitalisme est une véritable chimère. Solliciter les instances judiciaires, économiques et politiques nationales et internationales pour apporter une réponse adéquate au scandale financier du PétroCaribe est une hypocrisie, mieux une absurdité. Aussi longtemps que l’on ne remet pas en question le capitalisme qui produit la corruption, toutes ces mesures ne sont que de la poudre aux yeux. Elles ne font que prolonger un système qui s’alimente et se développe à travers la quête folle et inassouvie du fétiche-argent, quête  qui engendre les scandales financiers.

Pour autant, à chaque fois qu’on parle, qu’on dénonce la corruption, il suffirait, pour certains, d’identifier quelques corrupteurs et les punir. Cette option ne tient pas compte de la nécessaire analyse du caractère systémique du problème de la corruption. Certes, dans le contexte actuel il faut absolument nettoyer les écuries, mais pas sous la houlette du régime Tèt Kale Moïse/Céant, compte tenu de la corruption qui gangrène l’instance judiciaire.

Pour être efficace un éventuel procès de l’affaire PétroCaribe doit être guidé par une démarche réflexive sur les conditions conduisant à l’émergence et la reproduction des pratiques corruptives au sein du monde des affaires et de l’État.  En ce sens, il faut aussi questionner le rôle du pouvoir judiciaire qui se trouve dans l’incapacité de faire aboutir des enquêtes et de lutter contre l’impunité.

Cela étant dit, la corruption ne fait que s’aggraver avec le néolibéralisme qui subordonne la société haïtienne à la logique de l’une des catégories, qui est au fondement du capitalisme, à savoir l’argent. Cette scandaleuse affaire PétroCaribe met à nu le capitalisme globalisé et financiarisé qui a généralisé la corruption, incite les hommes et les femmes à se procurer par tous les moyens légaux et illégaux le fétiche-argent qui leurs permet d’avoir accès aux marchandises, c’est-à-dire aux biens et services.

L’argent, en tant que valeur fétiche, structure la subjectivité des individus, « subjectivités broyées par le système », en créant des besoins fictifs qui accroissent leur dépendance et intensifient leur  aliénation. Cette aliénation est un produit de la valeur fétiche de l’argent, en d’autre termes, une valeur magique, qui génère en chacun de nous la croyance que l’argent, parce qu’il peut s’échanger contre n’importe quoi, permet d’acquérir tout ce que l’on veut. Il suscite  l’usurpation exclusive d’un bien qui s’opère au préjudice d’autrui. Il implique donc obligatoirement des comportements  pathologiques à l’égard des congénères.

En d’autres mots, en possédant la qualité de tout acheter, de s’approprier toutes choses, l’argent devient l’objet-dieu. L’universalité de l’argent, sa toute-puissance, lui permet de jouer le rôle principal entre les besoins humains et les objets convoités, entre la vie de chacun de nous et les moyens de subsistance. « L’argent avilit tous les dieux des hommes : il les transforme en une marchandise. L’argent est la valeur universelle de toutes choses, constituée pour soi-même. C’est pourquoi il a dépouillé le monde entier, le monde des hommes ainsi que la nature, de leur valeur originelle. L’argent, c’est l’essence aliénée du travail et de la vie de l’homme, et cette essence étrangère le domine, et il l’adore ». (Karl Marx, Œuvres III. Philosophie. Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1982, Manuscrit de 1844)

Le dossier PétroCaribe montre que la logique d’accumulation du capitalisme est consubstantielle à la corruption. La mobilisation populaire doit donc continuer à réclamer de l’État capitaliste haïtien la reddition de comptes pour empêcher aux secteurs d’affaires, entre autres les banques, le  capital, de tricher et de faire rembourser par les travailleurs et le peuple les milliards de dollars qu’ils ont volés. Pour ce faire, le mouvement populaire devrait initier des structures de contre-pouvoir démocratiques qui permettraient de construire avec les citoyens et citoyennes une lutte anticapitaliste.

La répartition des richesses, l’arrestation des corrupteurs, des voleurs des fonds PétroCaribe sont au cœur des revendications du peuple haïtien. Cependant, la problématique de l’émancipation sociale, par la remise en question des catégories du capitalisme, peut-elle pénétrer le mouvement populaire, les « non-rentables » haïtiens ?

La logique capitaliste qui impose à la population haïtienne une situation de pauvreté absolue est la même qui produit le chômage de masse, les inégalités socio-économiques toujours de plus en plus monstrueuses, lesbouleversements écologiques de plus en plus inquiétants, la paupérisation des classes moyennes, l’insécurité généralisée et programmée, l’expropriation des paysans etc. La société marchande pousse aussi l’ensemble de l’humanité vers la destruction et l’autodestruction. Car, le capitalisme ne vit pas une crise éphémère, mais bien une crise qui arrive à sa phase finale. Donc, le mouvement populaire doit pouvoir dépasser la démarche traditionnelle qui approche la marchandise, le travail et l’argent, le marché et l’État, les formes fétichistes inhérentes au capitalisme, comme des vérités transhistoriques ou éternelles.

Certes, le dépassement du capitalisme n’est pas au cœur du mouvement de protestation contre la corruption et la dilapidation des fonds PétroCaribe. Mais, de manière implicite, une telle perspective se trouve au sein des revendications populaires. D’autant plus que le constat de la collusion entre oligarchie et politiciens est objectivement vérifiable, par exemple, le fait que le trésor public est systématiquement siphonné par une mafia qui agit au profit des politiciens et de la bourgeoisie.

En ce sens, il faut un double mouvement. D’une part, lutte pour la récupération des fonds PétroCaribe et contre la corruption. D’autre part, lutte pour l’amélioration des conditions de vie de la population et critique radicale de la logique marchande.

Allons encore plus loin. Adopter des lois contre la corruption, les privilèges, le secret bancaire, la fraude fiscale, mener des enquêtes, diminuer et limiter leur importance, jamais on ne pourra les éliminer. Pourquoi ? Parce que leur dynamique et celle du capitalisme sont structurellement liées. On ne peut éliminer l’une sans supprimer l’autre.

En effet, dans le capitalisme, les mesures ainsi que les lois anticorruptions ne sont en fait que des couvertures derrières lesquelles l’oligarchie dissimule ses crimes. Le problème va donc au-delà de la corruption, du vol, des scandales financiers des privilèges, des fraudes fiscales. Ce qu’il faut comprendre c’est plutôt le capitalisme en tant que tel qui a engendré ces phénomènes.

Tout cela a existé dans le passé, existe dans le présent et existera dans le futur tant que les catégories qui définissent le capitalisme telles que la marchandise, le travail abstrait, la valeur et l’argent continueront à construire l’objectivité, c’est-à-dire la réalité et ses multiples déterminations et la subjectivité, c’est-à-dire ce qui se passe dans la pensée du sujet. Le vrai problème, la lutte véritable est le combat contre le capitalisme.

La généralisation de la corruption amène des luttes sans précèdent d’une bonne partie de la population. Celle du 22 janvier 2016, celle contre le budget criminel en 2017 ainsi que l’émeute du 6 et 7 juillet dernier et la grande manifestation historique, nationale, du 17 octobre 2018, expriment le ras bol, mais aussi l’intelligence stratégique du peuple en lutte contre la détérioration de ses conditions de vie, l’incompétence de la « classe dirigeante », le mépris de l’ « élite économique ».

Face  à l’ampleur des manifestations du mercredi 17 octobre 2018 dans tout le pays, le régime Tèt Kale Moise/Céant semble incapable de répondre autrement que par la répression. Plusieurs morts, blessés et arrestations dévoilent le vrai visage de ce régime valet d’une oligarchie corrompue et mafieuse. Il est évident maintenant qu’il vit ses derniers moments  et c’est une bonne chose pour la lutte contre la corruption et la restitution des comptes concernant la dilapidation des fonds PétroCaribe. Prise de panique, il essaie en même temps de se trouver précipitamment des boucs émissaires dans le cadre d’interpellation et de révocations massive. Il ne faudra pas se laisser leurrer par des réponses illusoires, cosmétiques et continuer la pression pour des réponses claires et cohérentes.

Les acteurs sociaux et politiques à la base de ces mobilisations prennent acte de l’incapacité des institutions étatiques à apporter une réponse aux revendications populaires concernant la corruption et le vol des fonds PétroCaribe. En même temps, elles ouvrent de nouvelles perspectives de lutte dont la question centrale est la construction, d’une part de la transition au régime Tèt Kale et d’autre part de l’émancipation nationale, démocratique et populaire en tenant compte de l’idéal dessalinien qui devrait être entièrement repensé à la lumière de la critique radicale du capitalisme globalisé et de ses catégories. Les révolutions sont généralement inachevées. Mais, sa dynamique spécifiquement haïtienne poursuit sa marche vers un possible mouvement de refondation de la nation haïtienne.

En somme, Le combat contre la corruption pose également une question fondamentale, à savoir l’appropriation par le mouvement social de l’espace public et de la souveraineté nationale. L’objectif à court terme dans le cadre du combat contre le régime Tèt Kale devrait viser l’élimination des privilèges fiscaux accordés à l’oligarchie, aux parlementaires, à la présidence, mais aussi aux puissances internationales dominatrices, les impérialistes.

On s’entend, la lutte pour la démocratisation est un combat nécessaire, mais insuffisant. Parce qu’il nous faut réactiver une orientation, une alternative à la mondialisation capitaliste, qui s’inscrit dans une réponse aux contradictions d’ordre social, géopolitique, écologique, économique. Il faut se libérer de la logique de subordination au marché mondial des capitaux pour mettre en place une justice sociale axée sur la refondation des lakous, de l’égalité, du bien-être. C’est au fond la base ultime d’une société qui rejette la gouvernance néolibérale par la corruption.

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