Haïti : en finir avec la mascarade de Jovenel Moïse

Photo : Ministère des relations extérieurs du Pérou

Collectif de Juristes, le 2021-03-26 | Le Nouvelliste, 26 mars 2021

 

Le Président Jovenel Moïse est techniquement dans une dictature depuis la nomination du CEP contesté le 18 septembre 2020, lequel a accepté de remplir pour lui la mission anticonstitutionnelle d’organiser un référendum bidon en vue d’imposer au pays une autre constitution de son cru et rédigée par ses conseillers. Le 9 novembre dernier il a enfoncé le clou en déclarant sur les ondes qu’il était sorti de la Constitution. Beaucoup de ses décrets anticonstitutionnels dont celui du 31 décembre 2020 organisant le référendum ne visent d’ailleurs plus la Constitution de 1987, que ce soit la version originale ou amendée. Le référendum bidon qu’il prévoit pour le 27 juin 2021 ne sera que pour formaliser cette dictature.

Quelle différence y-a-t-il entre l’élaboration de la Constitution de 1987 et le projet de constitution de Jovenel Moïse ?  

En 1987, nous avions une Assemblée Constituante librement élue pour ses 2/3 et pour son tiers restant composée de représentants des principales associations socio-professionnelles du pays, laquelle Assemblée délibérait librement et publiquement, sans oublier que la moitié environ des représentants élus étaient des juristes avec une mention spéciale pour le très grand spécialiste de Droit Public, Me Wilbert Joseph du Nord, et plus du tiers des membres nommés étaient des juristes. L’objectif était de tourner le dos à la dictature et d’élaborer une Constitution libérale. Tous les citoyens étaient libres d’apporter leur contribution aux travaux de l’Assemblée qui avaient lieu au grand jour. Dans le cas de la « constitution » du Président Moïse, il s’agit de cinq individus nommés par le Président, aux compétences questionnables pour la nature et l’ampleur de la tâche (un militaire à la retraite, deux sociologues et deux juristes), qui travaillent dans la plus complète opacité sous la dictée et selon les vues d’un unique pouvoir politique. L’objectif ici est d’élaborer sans débats publics une constitution autoritaire et de concentrer tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme. Pendant 34 ans la Constitution de 1987 a rempli sa mission de sauvegarder nos droits et libertés et nous a protégés contre une nouvelle dictature. A nous maintenant de nous rassembler tous autour d’elle, toutes familles politiques confondues pour la défendre et la préserver pour qu’elle puisse à son tour continuer à nous protéger. Après l’attaque du Capitole à Washington, le Président Joe Biden déclarait que la démocratie est fragile et qu’elle doit être défendue constamment. Les citoyens doivent rester vigilants en permanence. Il est de notre devoir à tous de faire bloc pour défendre notre démocratie menacée et faire échec au projet de dictature de Jovenel Moïse. Tout le monde va être victime de la dictature, mais elle va s’exercer en priorité sur les Haïtiens de l’intérieur, notre Diaspora vivant très majoritairement dans de grandes démocraties occidentales. 

Il est important de rappeler qu’en raison du contexte de son élaboration, la Constitution de 1987 n’est la constitution de « personne » mais de tout le peuple haïtien, et tout projet de nouvelle constitution ou de changement constitutionnel qui ne suivrait pas les procédures prévues à cet effet, seront toujours la constitution de « quelqu’un », ici la constitution de Jovenel Moïse pour ce qui nous concerne aujourd’hui.

Il faut plusieurs lectures du document pour détecter tous les pièges et toutes les chausses-trappes qui s’y trouvent. C’est une constitution de coquins écrite par des coquins pour des coquins. C’est une constitution faite sur mesure pour une dictature. Ce travail extrêmement habile et pervers, réalisé d’une main de maître, est l’expression même de « l’Effort dans le Mal ». Ce projet autoritaire de Jovenel Moïse, s’en prend globalement à l’ensemble des acquis de 1986, bien que ce dernier prétende fallacieusement vouloir au contraire les renforcer et les consolider, comme il berne d’ailleurs la Diaspora en lui faisant miroiter que son projet renforcera ses droits. Qui trompe-t-il ? Le Président Jovenel Moïse n’a rien inventé. Tous les instruments d’un pouvoir dictatorial existent longtemps avant lui et sont bien connus. Pour bâtir « sa constitution » il n’a fait que demander à ses cinq scribes de les rassembler pour lui et de les coucher sur le papier ! Quand on examine attentivement le travail des membres du dénommé « Comité Consultatif Indépendant » relativement à son contenu et à son orientation, il apparait clairement qu’ils ont œuvré selon les idées et selon la volonté du chef suivant la formule créole bien connue : « Travayè travay o gou di Mèt ».

Les « consultations » que ces gens du CCI qui n’ont aucun crédit aux yeux de l’opinion publique et qui sont perçus comme de simples agents du pouvoir, mènent auprès de certains secteurs de la société pour essayer de vendre leur projet anti-démocratique, grossier et illégitime, ne trompent personne. En maints endroits, ils se sont faits éconduire, des hôtels ont refusé d’héberger leur mascarade même s’ils peuvent payer grassement, on a refusé de les recevoir, certaines associations ont décliné ou simplement ignoré leurs invitations, certains citoyens ont plus ou moins poliment refusé de les rencontrer, on leur a ri au nez, on s’est moqué d’eux, on les a traités avec mépris en parias. D’une manière générale, leur projet de dictature est très mal accueilli, et les réactions des milieux spécialisés et du grand public ont été dans l’ensemble extrêmement négatives. Le rejet du projet est général. (Mme La Lime et les Ambassades doivent le savoir très bien à présent !) De plus, les citoyens sont contre le principe du référendum anticonstitutionnel. Les manifestants crient indifféremment : « Aba Diktati, Aba Jovenel, Aba referandòm, Aba konstitisyon chanpwèl, Aba Mathias Pierre ». Tout est mis dans le même sac.

Que personne ne s’y méprenne ! Jovenel Moïse n’organise pas son référendum pour le perdre. Son résultat est déjà prêt. Les Haïtiens ne sont pas si naïfs. Le Président Moïse va nous servir le 27 juin prochain s’il parvient à ses fins, une méga-mascarade à la Vincent, à la Duvalier, à la Lafontant. La communauté internationale qui pourtant soutient encore fermement le pouvoir autoritaire de Jovenel Moïse, ne s’est pas trompée. Soufflant le chaud et le froid, elle a fait savoir à Moïse qu’elle ne financerait pas son référendum anticonstitutionnel, ainsi que l’a annoncé lui-même tout en brandissant l’oripeau de la souveraineté, le Ministre Mathias Pierre. C’est un signal de faible intensité, ambivalent, mais très significatif envoyé par l’International à tous, gouvernants et gouvernés. À nous Haïtiens de le comprendre et d’agir. Eugénie Mérieau dans son ouvrage « La Dictature, une antithèse de la Démocratie, 20 idées reçues sur les régimes autoritaires », écrit : « La dictature s’amorce en réalité bien plus par une révision constitutionnelle que par un coup d’État militaire. Parmi ses révisions, la plus emblématique est l’abolition de la limitation du nombre de mandats présidentiels adoptée récemment au Burundi, au Tchad, en Ouganda, et au Rwanda, mais aussi en Chine. C’est ce qu’on appelle le « constitutionnalisme abusif » (David Landau), ou la pratique des « coups constitutionnels ». Tout doit être mis en œuvre pour boycotter et faire échouer cette entreprise référendaire anticonstitutionnelle et antinationale, ce coup d’État constitutionnel. Aucun citoyen conséquent ne peut prendre en toute conscience la responsabilité de collaborer au rétablissement de la dictature en Haïti, trente-cinq ans après sa chute.

Le projet Moïse dans son esprit comme dans sa lettre viole le principe juridique fondamental de l’intangibilité des droits acquis. Il ravit en effet de nombreux droits acquis dans la Constitution de 1987 pendant qu’il met en place tranquillement les mécanismes d’une nouvelle dictature. Il vise en même temps à accorder au Président de la République un pouvoir absolu sans limites comme au temps de la tyrannie de François Duvalier et à détruire dans la foulée toutes les institutions du pays. La philosophie même de ce texte est la dictature. Il se dit également que des membres d’un important cabinet d’avocats de la capitale sont étroitement associés à sa rédaction qui semble même être l’œuvre d’un seul de ces juristes qui tiendrait la plume. Ces gens auraient des liens avec un ancien Premier Ministre et seraient proches du PHTK. D’aucuns vont jusqu’à qualifier le projet Moïse de projet PHTK. Et Mme La Lime d’applaudir !

Certains affirment que les Dominicains ne seraient pas non plus étrangers au projet Moïse et auraient également leur participation dans le processus de changer illégalement la Constitution d’Haïti pour la remplacer par une autre d’essence dictatoriale. Le Président de la République lui-même a déclaré que son homologue dominicain le Président Luis Abinader patronne et soutient le projet de nouvelle constitution haïtienne et qu’il est impatient qu’il soit enfin adopté. Peu importe au Président dominicain que le référendum de Jovenel soit formellement interdit par notre Constitution actuellement en vigueur. Comment un Président dominicain peut-il déterminer et défendre à notre place l’intérêt national haïtien ? Un Président dominicain est là pour défendre l’intérêt national dominicain. Abinader le dit lui-même. Comment un homme qui comme une espèce de Donald Trump tropical décide de construire sur sa frontière une clôture de haute sécurité pour tenir les Haïtiens à l’écart de son pays, peut-il se poser en défenseur des intérêts de ces mêmes Haïtiens ? L’an dernier, des experts dominicains avaient préparé pour Haïti un projet de constitution, texte qui avait alors circulé dans les milieux diplomatiques et qui est d’ailleurs disponible sur internet, dans lequel les hommes de Jovenel ont certainement puisé. Il s’agit en fait d’une traduction maladroite de la Constitution dominicaine de 2010 en français. Le pays voisin a consommé 39 constitutions dans son histoire, les Dominicains sont donc mal placés pour donner des leçons à quiconque en la matière. Le texte des Dominicains est visiblement d’inspiration et de structures dominicaines : on y parle par exemple « d’élections qui sont célébrées ». Si l’on emploie ce terme en espagnol, on ne « célèbre » pas d’élections en français, on les tient, on les fait, on les réalise. Le texte a des « Paragraphes » indépendants au sein des articles, ce qui est une caractéristique dominicaine. Ce texte dominicain est toutefois plus structuré et bien plus démocratique que le projet Moïse, il laisse par exemple subsister le Sénat. Les Dominicains ont besoin de contrôler Haïti. Ils savent cependant très bien que la conquête et l’occupation militaires vont leur coûter un prix diplomatique, politique et financier effroyable qu’ils ne peuvent assumer. Ils se rabattent donc sur la formule plus simple qui consiste à avoir en Haïti au pouvoir un Président-dictateur omnipotent qui serait leur pantin et auquel ils passeraient des ordres. Le jeu machiavélique de Luis Abinader est clair et son intervention dans nos affaires constitutionnelles avec la complicité de Jovenel Moïse est indécente et nauséabonde. 

Nous avons relevé du commencement à la fin de l’avant-projet de la nouvelle « constitution » de Jovenel Moïse, de manière non-exhaustive un certain nombre de régressions par rapport au texte de 1987 et d’avancées vers un régime autoritaire :

 D’entrée de jeu, le culte de la personnalité est à nouveau possible, l’article 7 de la Constitution de 1987 l’interdisant disparait ainsi que l’article 7-1 qui interdit de nommer des choses du nom de personnes vivantes. C’est ainsi qu’on pourrait avoir aéroports, ponts, lycées, places, rues, avenues, marchés, cités etc… Jovenel Moïse.

L’article 17.1 de la Constitution amendée de 1987 qui prévoit le principe du quota d’au moins 30% de femmes à tous les niveaux de la vie nationale et qui est le résultat de nombreuses années de luttes et de revendications des femmes, disparait et est remplacé par une formule beaucoup plus vague portant plutôt sur le principe de parité (article 16 du projet Moïse) ;

La suppression de l’article 41 de la Constitution de 1987, interdisant la déportation forcée des Haïtiens et la déchéance des droits, telles que pratiquées sous Duvalier ;

ARTICLE 41 : Aucun individu de nationalité haïtienne ne peut être déporté ou forcé de laisser le territoire national pour quelque motif que ce soit. Nul ne peut être privé pour des motifs politiques de sa capacité juridique et de sa nationalité.

ARTICLE 41.1:  Aucun Haïtien n’a besoin de visa pour laisser le pays ou pour y revenir.

La suppression de l’article 41-1 de la Constitution de 1987 interdisant les visas d’entrée et de sortie pour les Haïtiens qui permettaient à Duvalier de garder qui il voulait en exil. C’est la mise en veilleuse de cet article en 1990 qui a d’ailleurs causé la chute du général Prosper Avril. Exil et contrôle pour la Diaspora elle aussi !

La suppression de toute la Section J sur le droit à la sécurité : la déchéance de la nationalité pour cause politique redevient donc possible.

Le Quartier n’est plus mentionné dans les subdivisions administratives du pays (sans raison aucune).

La levée de l’interdiction du référendum constitutionnel, porte ouverte à tous les abus (comme dans les pays africains).

Les garanties réduites pour les arrestations avec la réduction de la portée de l’article 24-3 de la Constitution de 1987.

La suppression de l’interdiction de l’adhésion forcée aux associations (porte ouverte à la répression politique).

La dénaturation de l’article 36.3 de la Constitution de 1987 compris en son chapitre « De la Propriété » et établissant de manière générale que la propriété, dans la globalité du terme, entraîne également des obligations et qu’il n’en peut être fait usage contraire à l’intérêt général. Or l’article 89 du projet Moïse élimine la structure initiale de ce chapitre de la Constitution de 1987, et intègre à la liste des Devoirs du Citoyen un alinéa k disposant que le citoyen a pour obligation de ne pas faire de la propriété privée un usage contraire à l’intérêt général, tout en établissant à la fin dudit article que « toute dérogation à ces obligations est punie par la loi ».  L’association ici du concept de propriété privée et d’intérêt général dont le non-respect peut aboutir à une quelconque peine ou sanction laisse présager l’établissement potentiel de certains abus.

La suppression de l’article 54 de la Constitution de 1987 libellé comme suit : « Les étrangers qui se trouvent sur le territoire de la République bénéficient de la même protection que celle qui est accordée aux Haïtiens, conformément à la loi. ». L’article 86 du projet Moïse reprend l’article 54.1 de la Constitution de 1987, mais élimine le précédent. La garantie constitutionnelle de protection égale entre étrangers et citoyens haïtiens répond aux engagements internationaux souscrits par la République d’Haïti, correspondant eux-mêmes au principe de la réciprocité établi par l’ordre public international.

La suppression des articles 55.3 et 56 de la Constitution de 1987 établissant respectivement qu’aucun étranger ne peut être propriétaire d’un immeuble borné par la frontière terrestre haïtienne et que l’étranger peut être expulsé du territoire de la République lorsqu’il s’immisce dans la vie politique du pays et dans les cas déterminés par la loi. On est en droit de s’interroger sur le pourquoi de la suppression de ces articles. (S’agit-il ici de favoriser les Dominicains ?)

La suppression de l’article 60.2 de la Constitution de 1987, tous les membres des trois pouvoirs de l’État deviennent irresponsables, donc « mineurs », l’article se lit comme suit :

ARTICLE 60.2: La responsabilité entière est attachée aux actes de chacun des trois (3) pouvoirs.

La suppression de la liberté d’enseignement avec le retrait de l’article 33 de la Constitution de 1987, principe qui existe depuis 1843 ;

La nationalisation et la confiscation des biens pour cause politique fréquente sous Duvalier redevient possible avec la suppression de l’article 36-2 de la Constitution de 1987 ;

ARTICLE 36.2: La Nationalisation et la confiscation des biens, meubles et immeubles pour causes politiques sont interdites. Nul ne peut être privé de son droit légitime de propriété qu’en vertu d’un jugement rendu par un Tribunal de droit commun passé en force de chose souverainement jugée, sauf dans le cadre d’une réforme agraire.

Les limites du droit de propriété de l’étranger deviennent avec le projet Moïse beaucoup plus floues (article 85 et 86 du projet Moïse) ;

La généralisation des référendums en toute matière, ce qui nous ramène aux dictatures de Borno, Vincent et Duvalier. Les référendums de 1964 pour la Présidence à Vie, de 1971 pour la succession au pouvoir de François à Jean-Claude Duvalier, et de 1985 pour la confirmation de la Présidence à Vie ont laissé un très mauvais souvenir à la population haïtienne. Nous allons avoir un déluge de référendums bidons poursuivant tous des objectifs anti-démocratiques. Nous servira-t-on une nouvelle Présidence à Vie ? Ça reste à voir…