Haïti, la France et la politique du pire

Frédéric Thomas, Libération, 26 février 2021
Le Conseil de sécurité de l’ONU s’est une nouvelle fois penché, lundi, sur la crise politique que connaît le pays. De nombreuses critiques ont été adressées par la représentante française au président contesté Jovenel Moïse. Dès lors, pourquoi continuer à le soutenir sous prétexte qu’il n’y aurait pas d’autre alternative ?
La crise que traverse Haïti s’est encore aggravée ces dernières semaines, avec le refus du président contesté, Jovenel Moïse, de quitter le pouvoir, et sa volonté d’imposer un référendum constitutionnel (pourtant interdit par la Constitution) et des élections. La réunion du Conseil de sécurité des Nations unies de lundi a montré qu’il jouissait toujours du soutien international.
Au cours de cette réunion, la France, par la voix de sa représentante, Nathalie Broadhurst, s’est montrée la plus critique. Elle a rappelé sa «grande préoccupation» concernant «la dégradation de la situation». Et de poser «sans détour» la question : «Comment est-il possible aujourd’hui que Jimmy Cherizier soit toujours en liberté  De fait, que cet ancien policier, responsable du massacre de 71 personnes, en novembre 2018 à La Saline, quartier populaire de Port-au-Prince, n’ait pas été arrêté constitue l’un des signes les plus révoltants de l’impunité.
Exhortations sans conséquences
Paroles fortes, attitude critique, question pertinente. Du moins, l’auraient-elles été si cela ne faisait pas plus de deux ans que se répètent préoccupations et exhortations sans conséquence. Et si elles n’étaient pas adressées à Jovenel Moïse, principal garant de l’impunité et du statu quo, et prononcées par la représentante de la France qui n’a eu de cesse, en s’alignant sur Washington, de soutenir ce président, responsable de la situation actuelle.
Jimmy Cherizier, toujours en liberté ? Des vidéos de lui ont fait le buzz sur les réseaux sociaux, début avril 2020, quand il participa à une distribution de nourriture du ministère des Affaires sociales, et le 22 janvier, quand il prit la tête d’une manifestation. Son complice, Fednel Monchéry, ancien directeur général du ministère de l’Intérieur, également impliqué dans le massacre de La Saline, a été, quant à lui, arrêté le 11 février, pour un problème de plaque de voiture… avant d’être relâché.
Difficile, dès lors, de faire la part du cynisme et de l’aveuglement volontaire, de l’impuissance et de l’hypocrisie. Cherizier n’est pas seulement le premier chef de gang, il est aussi et surtout le principal marqueur de la collusion entre le gouvernement et les bandes armées. Le pouvoir s’appuie sur ces dernières, sur la classe dominante et sur l’international. L’impunité est l’huile qui fait tourner la machine.
Double déconnexion
A lire le rapport du 11 février, du secrétaire général à l’ONU, la conclusion s’impose : des élections libres et démocratiques sont impossibles. En effet, l’insécurité a explosé – le nombre d’enlèvements a augmenté de 200 % en un an –, la défiance envers le pouvoir est générale, la légitimité et la légalité du Conseil électoral sont contestées, le processus d’inscription risque de laisser de côté quelque 2,5 millions de citoyens sur les registres électoraux, etc. Le rapport note, en outre, «la pression exercée par des bandes armées sur certains quartiers peuplés qui correspondent à des circonscriptions importantes»
Pourtant, c’est une tout autre leçon que les acteurs internationaux tirent de ce bilan catastrophique : il faut soutenir Jovenel Moïse afin qu’il mène au plus vite le processus électoral. Ce paradoxe s’explique par une double déconnexion et un déni. La dégradation de la situation est ainsi déconnectée de ses causes et des responsabilités des acteurs. On poursuit une politique qui a échoué et contribué à la détérioration de tous les indicateurs, en continuant d’appuyer le gouvernement responsable de cet état de fait.
D’où le recours à une forme de pensée magique. Si tous les acteurs pouvaient se mettre d’accord, si la population pouvait se défaire de sa défiance et de sa soif intacte de changement, si le pouvoir pouvait fonctionner contre ses intérêts, en assurant justice et sécurité, et en organisant un scrutin transparent et honnête, les conditions seraient réunies pour que les élections offrent une merveilleuse sortie de crise.
Pantin autoritaire
Le déni constitue la contrepartie de cette magie. On fait de Jovenel Moïse et de l’opposition, peu représentative et embourbée dans ses contradictions, la démonstration négative de toute alternative. Mais on ignore les voix, l’expertise et les aspirations des mouvements de femmes et de paysans, des organisations sociales et des syndicats. Et, à tout prendre, on préfère encore l’impasse actuelle à un changement, qui risque d’emporter avec lui la subordination d’Haïti aux acteurs internationaux.
Sous la pression des acteurs de solidarité internationale, notamment avec la campagne Stop silence Haïti, la France tente de se montrer exigeante quant à l’Etat de droit. Mais le refus de prendre en compte la demande de la société civile haïtienne d’une transition de rupture, revient à soutenir Jovenel Moïse – et à neutraliser toute exigence. «Il faut regarder la situation avec lucidité : la crédibilité des institutions est profondément ébranlée aujourd’hui en Haïti», affirmait, à l’ONU, Nathalie Broadhurst.
Certes, mais n’en va-t-il pas de même de la crédibilité des institutions internationales, qui ont largement contribué à entraîner le pays dans sa chute ? L’ONU s’apprête à financer – à hauteur de 86 millions d’euros –, à accompagner et à soutenir une farce électorale, orchestrée par un pantin autoritaire, sur le dos des Haïtiens, pour, après, rejeter sur eux la responsabilité des crises et de l’instabilité.
Malgré l’échec de cette politique, malgré la détérioration sécuritaire, sociale et démocratique du pays, la France, à l’instar des autres Etats dits amis d’Haïti, appuie Jovenel Moïse. Pour le pire, et seulement pour le pire.