Haïti : la voyoucratie avec Washington et Ottawa contre le Venezuela

Le ministre haïtien des Affaires étrangères se rend à Washington pour obtenir une récompense pour sa participation à la campagne menée par les États-Unis contre le Venezuela

Quoi de plus ironique et ridicule que le président haïtien Jovenel Moïse accusant le président vénézuélien Nicolas Maduro d’être «illégitime et dictatorial» tout en exigeant qu’il «organise immédiatement des élections générales libres, justes et transparentes»?

Mais c’est exactement la position du Groupe de Lima, un ensemble de 15 États d’Amérique latine et du Canada, auquel Haïti a adhéré en janvier 2020.

Du mardi 4 août au dimanche 9 août, le nouveau ministre des Affaires étrangères d’Haïti, le Dr Claude Joseph (qui a pris ses fonctions sous le nouveau Premier ministre de facto Joseph Jouthe le 5 mars) s’est rendu à Washington avec sa sébile, pour quémander de l’argent pour le gouvernement à court d’argent. Il a rencontré les ambassadeurs du Groupe de Lima à l’hôtel Westin de Washington, rue M, pendant environ une heure le matin du jeudi 6 août.

Immédiatement après, Joseph a rencontré un groupe apparenté appelé Traité interaméricain d’assistance mutuelle, connu sous le nom de TIAR ou «Traité de Rio».

Le TIAR est une sorte d’OTAN latino-américaine, composé de 17 nations, formé en 1947 pour couvrir l’agression étatsunienne dans l’hémisphère. L’article 6 du traité en fournit la justification, indiquant que si «un fait ou une situation pouvait mettre en danger la paix de l’Amérique», l’organe prendrait des mesures «pour la défense commune et pour le maintien de la paix et de la sécurité du continent».

Six gouvernements d’Amérique latine – Cuba, la Bolivie, l’Équateur, le Nicaragua, le Mexique et le Venezuela – ont quitté le TIAR au cours de la dernière décennie. Mais le pseudo-gouvernement du président vénézuélien autoproclamé Juan Guaido a rejoint l’organisation en 2019, montant à 18 les membres du TIAR, si l’on compte la présence vénézuélienne croupion.

Entretemps, le «seul but du Groupe de Lima… est de harceler et discréditer le gouvernement du Venezuela, prétendant ainsi qu’ils ‘défendent la démocratie’», a expliqué la sociologue vénézuélienne Maria Páez Victor dans un récent article de Counterpunch. «Ils le font en soutenant des sanctions économiques illégales meurtrières, des tentatives de coup d’État, des menaces d’intervention militaire et, par conséquent, violent ouvertement et sans vergogne les lois internationales de non-intervention».

Formé le 8 août 2017, le Groupe de Lima initial était composé de l’Argentine, du Brésil, du Canada, du Chili, de la Colombie, du Costa Rica, du Guatemala, du Honduras, du Mexique, du Panama, du Paraguay et du Pérou. La Guyane et Sainte-Lucie l’ont rejoint en janvier 2018. Après le coup d’État contre le président Evo Morales, le régime de facto de la Bolivie l’a rejoint en décembre 2019. À part Haïti et la petite Sainte-Lucie (population de 183 721 habitants), les pays des Caraïbes évitent le front anti-Venezuela.

Dans son cousin, le TIAR, les deux seuls autres pays des Caraïbes sont la République dominicaine et Trinité-et-Tobago. Haïti est le deuxième vice-président du TIAR, tandis que le Brésil est le premier vice-président.

Ainsi, Haïti est le principal allié caraïbéen de Washington contre le Venezuela.

Ceci est particulièrement ironique car, de 2008 à 2018, le Venezuela a fourni à Haïti pour environ 4,3 milliards de dollars de pétrole bon marché – quelque 20.000 barils par jour – dans le cadre de l’Accord PetroCaribe, conçu par feu le président Hugo Chavez. Dans le cadre de l’accord, Haïti n’a dû payer d’avance que 60% du pétrole. Les 40% restants sont allés au Fonds PetroCaribe, un énorme pool de capital remboursable après 25 ans à 1% d’intérêt.

L’argent était censé être utilisé pour des projets d’aide au peuple haïtien, comme les écoles, les hôpitaux et les infrastructures. Mais les administrations haïtiennes ont détourné et gaspillé près de 2 milliards de dollars des fonds PetroCaribe.

Depuis l’inauguration de Moïse en février 2017, Haïti s’est progressivement retourné contre le Venezuela, alors que la solidarité de celui-ci avait financé 94% de tous les projets de développement d’Haïti jusqu’en 2013, selon le premier ministre de Martelly, Laurent Lamothe.

Le 28 mars 2017, l’ambassadeur d’Haïti Harvel Jean-Baptiste, qui avait été nommé par le prédécesseur par intérim de Moïse, le président Jocelerme Privert, a voté contre une résolution anti-Maduro et a défendu le Venezuela contre l’attaque parrainée par Washington contre sa souveraineté.

Mais un an et deux mois plus tard, le 4 juin 2018, le ministre haïtien des Affaires étrangères, Antonio Rodrigue, s’est rendu à Washington pour s’abstenir de voter sur une résolution anti-Venezuela similaire.

Enfin, le 10 janvier 2019, le représentant de l’OEA de Jovenel Moïse a voté contre le Venezuela, choquant les Haïtiens à travers Haïti et sa diaspora.

Pire encore, en février 2019, Jovenel a embauché huit mercenaires étrangers pour voler 80 millions de dollars de revenus pétroliers appartenant au Venezuela sur un compte séquestre à la Banque centrale d’Haïti (BRH) et transférer l’argent sur un compte qu’il contrôlait. Le braquage a été déjoué lorsque la police haïtienne a capturé sept des mercenaires, mais ils ont été libérés sur l’intervention de l’ambassade des Etats-Unis et n’ont jamais été poursuivis.

Lors des réunions consécutives du 6 août du Groupe de Lima et du TIAR, seuls les acteurs les plus à droite du continent ont rejoint le ministre Joseph: les ambassadeurs du Pérou, de la Colombie et du Brésil. L’ambassadeur d’Haïti auprès de l’Organisation des États américains (OEA), Léon Charles, l’ambassadeur par intérim d’Haïti auprès des États-Unis, Hervé Denis, et le Dr Weibert Arthus, chef de cabinet de Joseph faisaient également partie de la délégation haïtienne.

La veille, le 5 août, Joseph a rencontré le principal porte-parole latino-américain de Washington contre le Venezuela: le secrétaire général de l’OEA, Luis Almagro.

Tout en condamnant la réélection du président Maduro, observée et certifiée internationalement en mai 2018 (il a remporté 68% des voix), Almagro a été le plus grand champion de Jovenel Moïse, le défendant contre des accusations d’obstruction électorale. S’ingérant dans les affaires intérieures d’Haïti, Almagro insiste sur le fait que le mandat de Moïse durera jusqu’au 7 février 2022, bien que l’opposition et les masses haïtiennes insistent, d’après leur lecture de la Constitution, pour qu’il se termine le 7 février 2021, un an plus tôt.

Jovenel Moïse n’a tenu aucune élection au cours de ses trois premières années de mandat. En conséquence, le Parlement a été dissous, les mandats des fonctionnaires locaux ont expiré et le président est au pouvoir par décret. Il y a à peine deux semaines, tout son Conseil électoral a démissionné. Néanmoins, Almagro et Washington défendent son régime corrompu et répressif, dont le départ immédiat est réclamé depuis deux ans par des manifestations et des grèves générales géantes à l’échelle nationale.

En plus d’exiger la démission de Moïse, les manifestants ont un slogan central demandant «Où est l’argent PetroCaribe?» et veulent le procès de ceux qui l’ont volé.

Bien sûr, les réunions les plus importantes pour le chancelier Claude Joseph ont été celles avec son allié le plus puissant et le plus financier: le département d’État étatsunien. Dans l’après-midi du 6 août, il a rencontré le secrétaire adjoint par intérim du Bureau des affaires de l’hémisphère occidental, Michael Kozak, et plus tard d’autres fonctionnaires du département d’État.

Joseph a également rencontré l’ambassadrice du Canada à Washington, Kirsten Hillman.

«Le ministre Joseph est venu demander le soutien de l’OEA pour un nouveau conseil électoral et le bureau national d’identification distribuant une nouvelle carte d’identité nationale qui servira de carte électorale», a déclaré l’ambassadeur de l’OEA d’Haïti, Léon Charles, à Haïti Liberté. «Le Groupe de Lima nous a encouragés à utiliser le système de l’OEA… afin que nous puissions demander le soutien de nos amis de la région.»

Une énorme polémique fait rage en Haïti au sujet des nouvelles cartes d’identité nationales (introduites en début d’année), qui ont été produites par une société allemande Dermalog. Il y a des accusations de corruption, de fraude et d’autres irrégularités dans leur production et le remplacement de l’ancienne carte d’identité.

Le soutien de Washington et de ses mandataires – l’OEA, le Groupe de Lima et le TIAR – au régime de Jovenel Moïse est probablement motivé par le rôle zélé d’Haïti dans l’attaque contre le Venezuela, qui montre des signes d’escalade.

«Il y a de fortes indications que Washington prépare quelque chose de sérieux», a déclaré William Camacaro, un dirigeant, activiste et analyste des Cercles bolivariens vénézuéliens, actuellement basé à Caracas. «Les États-Unis ont récemment envoyé plus de 100 chars en Colombie, ce qui est très inquiétant».

Le soutien d’Haïti à des actes acharnés contre le Venezuela serait critique pour les États-Unis, mais la situation politique de Jovenel Moïse est très précaire. De nombreux observateurs doutent qu’il puisse organiser des élections, en particulier avec la démission massive du conseil électoral le mois dernier.

«Sur le plan interne, le régime voit qu’il a un nombre décroissant d’alliés prêts à prendre le risque de se joindre à ses élections, il essaie donc d’obtenir la bénédiction de l’OEA, afin que l’OEA devienne partie prenante de ces élections», a expliqué un haut fonctionnaire de longue date du service extérieur d’Haïti qui a demandé l’anonymat. «Même s’il peut trouver quelques opportunistes pour entrer dans un nouveau conseil électoral bâclé, si l’OEA l’approuve, le gouvernement de Jovenel estime qu’il peut fournir un semblant de légitimité suffisant pour qu’il puisse prendre le risque et aller de l’avant».

Ironiquement, le service extérieur d’Haïti, comme le reste du gouvernement, est en pleine crise. Les employés du ministère haïtien des Affaires étrangères n’ont pas été payés depuis huit mois, a expliqué notre source, mais la délégation de Joseph est restée à l’hôtel Westin où les chambres coûtent en moyenne 300 dollars par nuit.

De manière peu pratique, le département d’État étatsunien a émis son avis le plus fort contre les voyages en Haïti – niveau 4 – le jour même où Joseph le rencontrait, ainsi que le groupe de Lima et le TIAR. «Ne voyagez pas en Haïti en raison de la criminalité, de troubles civils, d’enlèvements et du COVID-19», lit-on dans l’avis. «Les crimes violents, tels que le vol à main armée et le détournement de voiture, sont courants. Les enlèvements sont répandus. Les kidnappeurs peuvent utiliser une planification sophistiquée ou profiter d’opportunités imprévues…. Les manifestations, les brûlures de pneus et les barrages routiers sont fréquents, imprévisibles et peuvent devenir violents. La police locale peut manquer de ressources pour répondre efficacement aux incidents criminels graves. Les interventions d’urgence, y compris les services d’ambulance, sont limitées ou inexistantes. Les voyageurs sont parfois suivis, violemment attaqués et volés peu après avoir quitté l’aéroport international de Port-au-Prince”.

Emettre cette terrible alerte de voyage «pourrait être un message à Jovenel que Washington perd patience», a observé l’ancien traducteur de l’OEA, Serge Bellegarde, qui vit à Washington et a passé des années à observer les relations étatsuno-haïtiennes depuis les premières loges à l’OEA. “Ils le soutiennent peut-être pour le moment, mais il est possible qu’ils veulent qu’il sache qu’il ne recevra pas de chèque en blanc”.