Haïti : l’architecture de la corruption

 Frédéric Thomas, Centre tricontinental, 13 juin 2019

Le 31 mai, la Cour des comptes a remis le deuxième volet d’un audit accablant sur la dilapidation du fond PetroCaribe, fruit d’un accord avec le Venezuela pour le développement du pays. Frédéric Thomas, politiste, explique dans une tribune au « Monde » que ce rapport révèle un processus de désinstitutionalisation qui plonge ses racines dans la politique de privatisation mise en œuvre depuis quatre décennies.

L’image a fait le tour des réseaux sociaux, et alimenté les chaînes d’informations. Jeudi 30 mai, quatre sénateurs haïtiens ont saccagé la salle du Sénat alors que le pays s’enfonce dans la crise sociale, économique et politique. Le pays est sans gouvernement, la monnaie locale dégringole, les prix flambent, l’insécurité alimentaire touche un Haïtien sur deux, et la pauvreté 60 % de la population. Les violations des droits humains et la violence se développent et s’aggravent. En point d’orgue, le massacre (toujours impuni), le 13 novembre 2018, à La Saline, quartier populaire de Port-au-Prince, de 73 personnes.

Le lendemain de la bronca des quatre élus, la Cour des comptes remettait, à ce même Sénat, la deuxième partie d’un audit accablant sur la dilapidation de centaines de millions de dollars dans le cadre du fonds PetroCaribe, accord conclu avec le Venezuela, et mis en œuvre entre 2008 et 2016. L’image de larges chaises au velours rouge, d’un autre temps, retournées, cassées et rassemblées en vrac dans la cour du Parlement, donnait à voir, à l’échelle de la sphère politique, la débâcle de tout un pays.

Corruption et irresponsabilité

D’une catastrophe naturelle au chaos politique, Haïti fait à nouveau parler d’elle. Au risque de « folkloriser » la situation, et de passer à côté des véritables enjeux et responsabilités. Le chaos et la corruption sont-ils une fatalité en Haïti ? Fruit d’un atavisme ancien d’une classe politique népotique, voire d’un peuple irresponsable ? La scène du saccage, théâtre exotique de l’absurde, que l’on suit de loin, en spectateur navré ou cynique, en serait la confirmation. Et l’audit des fonds PetroCaribe la démonstration.

Les six millions de dollars pour la construction de l’hôpital Simbi continental ? Envolés. Le chantier est à l’arrêt depuis 2016. Les seize millions de dollars pour le mégaprojet touristique de l’Île-à-Vache, vitrine de la nouvelle Haïti du précédent président, Michel Martelly ? Gaspillés. L’herbe regagne le terrain perdu sur la piste de l’aéroport « international » qui n’a jamais vu un avion, et sur le « complexe » hôtelier, où jamais aucun touriste n’a mis un pied. Les quinze millions de dollars de Ti Manman Cheri, programme social ciblant les mères de famille ? Dilapidés et captés par quelques vingt milles bénéficiaires fictifs.

Le recours à l’état d’urgence, les contrats fractionnés, signés avant même que le projet ait été approuvé, pour éviter les appels d’offres et tout contrôle, des factures et documents manquants, des retards accumulés, des travaux inachevés… C’est toute la chaîne de réalisation des projets, depuis la planification jusqu’à la supervision et la restitution finale qui a été, non pas défaillante, mais purement et simplement contournée et détournée. Et ce jusqu’au sommet de l’État, puisque l’actuel président, Jovenel Moïse, est l’ancien directeur d’une entreprise de bananes, Agritrans, engagée de manière frauduleuse pour réhabiliter une route… toujours en aussi mauvais état.

Impuissance et politique

L’audit de PetroCaribe sidère. Pourtant, à y regarder de plus près, au-delà de l’accablement, il dessine une autre architecture de la corruption en Haïti, qui ne se laisse ni naturaliser ni isoler dans la classe politique. Car ce n’est pas seulement une crise des contre-pouvoirs et des institutions que dévoile le rapport de la Cour des comptes, mais bien un processus de désinstitutionalisation, qui plonge ses racines dans la politique de privatisation mise en œuvre depuis quatre décennies.

En ce sens, la corruption à grande échelle en Haïti n’est que la contrepartie de la « sagesse » des puissances internationales. Composé des représentants spéciaux du secrétaire général des Nations unies et de l’Organisation des États américains, des ambassadeurs d’Allemagne, du Brésil, du Canada, d’Espagne, des États-Unis, de France et de l’Union européenne, le Core group appelle ainsi au dialogue, à la bonne gouvernance… Avec toujours le même objectif : stabiliser le pays pour attirer les investissements. Et, à court terme, bénéficier du prochain prêt du FMI…, dont les conditions avaient cependant déclenché les émeutes de juillet 2018.

Bref, la « communauté » internationale ne voit pas plus loin que la moralisation de l’élite haïtienne et la poursuite d’une même stratégie néolibérale, pourtant à la source de l’effondrement des institutions, des politiques publiques et des contre-pouvoirs, qui catalyse la corruption. A l’encontre d’une telle vision bornée et erronée, les dizaines de milliers de Haïtiennes et Haïtiens, qui descendent régulièrement dans la rue depuis un an, ne dénoncent pas seulement le vol des millions de dollars, mais aussi celui, plus radical, de sa capacité collective de diriger. D’où l’appel à changer la classe gouvernante, et, avec elle, les politiques dont elle est à la fois le vecteur et le marqueur.

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