Haïti : les organisations féministes dans la lutte contre la dictature

Magalie Civil, 6 avril 2021

La résistance des femmes haïtiennes face à l’injustice et l’oppression remonte depuis les luttes anti colonialistes-esclavagistes-racistes d’avant l’indépendance d’Haïti, même si celle-ci est encore invisibilisée. Cette résistance s’est matérialisée par la réappropriation que les captives-esclaves-négresses ont faite de leur corps à partir de leurs pratiques d’avortement, d’infanticide qui s’inscrivaient dans un refus d’alimenter le système colonial/esclavagiste/patriarcal de nouveau humain-objet, humain-marchandise, humain-capital. La lutte de ces femmes a été rendue manifeste dans leurs pratiques d’empoisonnement des colons[1], leurs implications dans les pratiques de marronnage et les affrontements dans la guerre pour l’indépendance.

Il y a dans l’historiographie des luttes du peuple haïtien certaines temporalités inscrites et intériorisées dans la mémoire collective, dans les archives officielles comme luttes féministes, des femmes et/ou acquis obtenus à partir de celles-ci. Notamment, l’année 1934 avec la création de la Ligue féminine d’action sociale souvent considérée comme point d’amorce du mouvement féministe haïtien. Et, « pendant plus de 25 ans, ses militantes réclameront des libertés démocratiques, dont l’émancipation des femmes ; elles s’associeront à d’autres organisations comme le Comité d’Action Féminine, n’hésitant pas à gagner la rue et à défier les matraques policières »[2]. En 1950 elles obtiennent le droit de vote, elles sont parvenues à exercer leurs droits civils et politiques avec la loi du 25 janvier 1957. Le mouvement est marqué symboliquement par la grande marche nationale du 3 avril 1986 après la chute du dictateur Jean Claude Duvalier qui a réuni à Port-au-Prince plus de 30 000 personnes. Cette date où les femmes ont gagné les rues pour exiger leur place et la prise en compte de leurs droits socioéconomique et politiques dans la “reconfiguration démocratique” post-duvaliériste de la société haïtienne reste un moment historique fort pour le mouvement.

À l’occasion du 35e anniversaire de cette marche, près d’une vingtaine organisations féministes[3] ont jugé qu’il était urgent de joindre à nouveau leur agenda pour lancer une nouvelle marche contre la banalisation de la vie qui se manifeste par les actes de terreur (kidnapping, massacres, assassinats, viols, féminicide…), l’ingérence de la communauté internationale, la violation de la constitution de 1987, la précarisation de la vie des femmes ouvrières, paysannes, commerçantes… Dans cette crise qui devient de plus en plus alarmante et ce revirement vers la dictature, les femmes ont investi les rues ce samedi 3 avril 2021 pour dénoncer cette pente fatale sur laquelle le président de facto Jovenel Moise place le pays.

Les différents slogans[4] utilisés dans cette manifestation dépeignent clairement les revendications sociopolitiques des femmes et leurs articulations avec la lutte globale qui se livre contre le régime dictatorial de Jovenel Moise. Nous pouvons observer sur les tee-shirts des manifestant-e-s certains messages clés avec des logos respectifs de chaque organisation: « les femmes haïtiennes s’engagent dans une lutte pour la vie, pour le respect de la constitution de 1987; nous n’abandonnerons pas; les femmes s’engagent dans la lutte pour Haïti. Non à la dictature, non à l’insécurité. » Dans les pancartes et banderoles, d’autres messages dévoilent leurs revendications dans l’imbrication de plusieurs rapports sociaux: « nous ne perdrons pas les acquis de la constitution de 1987; procès pétrocaribe; non aux harcèlements sexuels; ça suffit l’État complice de viol; les femmes exigent le respect de la constitution de 1987; non à l’impunité; Core group va t’occuper de tes linges sales; vivre sans violence est un droit fondamental des femmes; protéger le droit de vivre des femmes; les cartes doivent être redistribuées …».

À l’ordre du jour, il était question de dénoncer le climat de peur en Haïti instauré par le kidnapping d’État[5] et le contrôle du territoire par les gangs armés progouvernementaux. Depuis 2020, il y a en moyenne quatre à cinq cas d’enlèvements par jours. Plusieurs survivant-e-s de ce phénomène ont témoigné avoir été enlevé-e-s par des personnes en tenue d’uniforme de police et emmenés dans des véhicules de service d’État ou ayant des plaques d’immatriculation officielle. Et, dans certains cas les rançons ont été remises à des personnes accompagnées d’agents d’unités spécialisées de la Police Nationale d’Haïti (RNDDH, 2021[6]). Dans ce climat de terreur généralisé les femmes sont doublement victimes. Car, « en général, les femmes et filles kidnappées sont victimes de viols collectifs et soumises à des traitements cruels, inhumains et dégradants (RNDDH, 2021, ibid.) C’est un fait qu’à dénoncer Pascale Solage militante de l’organisation féministe Nègès mawon au début de la manifestation du 3 avril, « les femmes qui ont été kidnappées sont violées et agressées sexuellement, donc aujourd’hui, il faut mettre au centre du débat, au-delà de la question des enlèvements, l’impact de la situation (sécuritaire) spécifiquement sur les femmes »[7].

Les organisations féministes dénoncent les massacres que le gouvernement continue d’orchestrer dans les quartiers populaires et les violences sexuelles qui y eurent cours. De 2018 à 2020, le Réseau national des droits humains a notifié au moins 10 massacres à Port-au-Prince, un bilan de 1343 personnes tuées, et aussi certaines formes de violences sexuelles à l’égard des femmes des quartiers populaires, comme les trente-deux viols collectifs qui eurent lieu durant ces massacres. L’installation de cette nouvelle dictature passe par une banalisation de la vie en général, la déshumanisation et le dépouillement du corps de la femme. De plus, le contrôle du territoire par les gangs avec la complicité de l’État affecte d’autant plus les femmes qui sont plus sujettes à être victimes de violences sexuelles et surtout celles des classes défavorisées. L’organisation féministe Dantò a souligné dans une note de positionnement que cette situation touche davantage les petites commerçantes qui doivent déambuler dans les rues pour gagner leurs vies, les madan sara qui ramènent les produits à vendre des milieux ruraux aux centres urbains et vice-versa, les paysannes qui sont obligées d’aller vendre leurs produits en villes. Elles se retrouvent seules à la merci des gangs qui contrôlent les territoires et se font parfois dépouiller de leurs moyens de subsistance entre autres…

À l’occasion de cette journée nationale du mouvement féministe haïtien, les organisations féministes ont affirmé leur positionnement contre le referendum inconstitutionnel annoncé par le président de facto Jovenel Moise. Dans une conférence-débat organisée par l’organisation Dantò le 2 avril 2021, la féministe Marie Éveline Larrieux dénonce le piège que tend le président de facto Jovenel Moise au mouvement féministe avec cette nouvelle constitution dans les mesures de saupoudrage qu’il promet sur la parité tout en désarticulant les questions de classes et de genre. Elle souligne que cette marche contre la destruction pour la vie s’inscrit dans une lutte globale, nécessaire à la satisfaction des revendications spécifiques des femmes. Sans un cadre global, nous ne pouvons pas vivre ni profiter des acquis de nos luttes, affirme-t-elle. Et les discours des manifestantes de la journée du 3 avril ont fait écho à cette lutte globale pour une Haïti autre.  Il est clair que la situation d’insécurité touche les femmes haïtiennes dans une singularité propre à l’oppression patriarcale. Tout en exigeant que ces problèmes soient traités dans leur spécificité complexe, les revendications du mouvement féministe haïtien restent articuler aux luttes populaires qui revendiquent des transformations profondes dans la société haïtienne et le droit à l’autodétermination du peuple haïtien. Non à destruction de la vie, non aux violences sexuelles, non à la dictature.

NOTES

[1] Hermogène Féguenson, 2019. https://ayibopost.com/lhistoire-du-mouvement-feministe-haitien-premiere-partie/?utm_campaign=shareaholic&utm_medium=whatsapp&utm_source=im

[2] Coté Denise, 2014. https://redtac.org/possibles/2014/07/17/anpil-fanm-tonbe-nap-kontinye-vanse-luttes-feministes-en-haiti/

[3] Entretien de Ayibopost avec Sharma Aurélien, directrice exécutive de SOFA, 2 avril 2021.

[4]  Ces slogans ont été traduit par l’auteure du créole haïtien en français.

[5] Osna Walner, 2021. https://alter.quebec/haiti-violences-insecurites-et-terreur/

[6] https://web.rnddh.org/wp-content/uploads/2021/03/T%C3%A9moignage-12032021-FR.pdf

[7] https://www.lapresse.ca/international/caraibes/2021-04-03/haiti/des-centaines-de-manifestantes-dans-les-rues-pour-s-opposer-a-la-violence.php#